À peu près deux cents mètres plus loin, nous retombâmes sur…
!?
Eh oui, une heure plus tard, le vieux monsieur aux genoux explosés continuait de descendre à un rythme de gastéropode. Je lui redemandai si ça allait, prêt à rendre service au cas où, à alerter les secours une fois arrivé à la cinquième station. Dans sa réponse je compris qu’il avait appelé quelqu’un avec son portable. Bon, très bien alors. Il n’empêche que j’eus bien pitié de lui en l’imaginant continuer à descendre avec maintenant le soleil qui commençait à chauffer gentiment.
D’ailleurs, c’est en le ressentant que je me dis que j’avais bien fait d’abandonner mon plan initial de venir très tôt dans la journée afin de commencer l’ascension. Un bon conseil pour ceux qui aimerait tenter l’expérience, vous en faites ce que vous voulez : entamez l’ascension en fin de journée, à la fraîche, ça évitera d’arriver au sommet cuit comme un homard.
En tout cas, la descente sur le sentier rocailleux en zigzag, bien que monotone, avait de jolies couleurs. Olrik the 3rd lui, en reprenait aussi, des couleurs. Il en reprenait d’ailleurs tellement qu’il se mit à s’adonner de nouveau à l’une de ses activités favorites : râler. Oh ! gentiment, avec un léger sourire, au fond bien content de se rapprocher de la 5ème station, même si le retour, avec les pancartes qui nous indiquaient le nombre de kilomètres à accomplir, nous parut interminable. À un moment, je me suis même demandé si je n’avais pas pris la mauvaise direction. J’avoue que moi-même, je commençais à en avoir plein les bottes et que j’avais hâte de me poser sur un banc. Mais non, les toits des infrastructures de la station apparurent et, cinq minutes plus tard, nous pûmes enfin nous reposer dans cet endroit :
Pas grand monde d’ailleurs, à six heures du mat’. Quelques randonneurs qui, comme nous, n’avaient sans doute pas pu atteindre le sommet. Cela dit on n’allait pas tarder par être rejoint par d’autres puisque, signe infaillible, les magasins étaient déjà ouverts.
On s’installa sur un banc en face d’une grosse table en bois où Castor joufflu put se requinquer en sortant son portable pour y jouer à des jeux à la con. Après la nature sauvage, le retour au monde moderne, tout allait bien mieux pour lui.
Bon, il n’y avait plus qu’à attendre le retour d’Olrik jr pour prendre le premier bus.
Attendre…
Olrik jr…
Normalement, il devait être en train de faire la descente.
Normalement…
Et si…
Et si le reste de l’ascension ne s’était pas aussi bien passé que prévu ?
Et s’il s’était bousillé un genou comme le vieux monsieur que l’on avait croisé ?
Et s’il s’était pris un méchant malaise comme le petit garçon veillé par ses parents que nous avions rencontrés ?
Bref, et s’il lui était arrivé un gros pépin qui allait d’emblée ruiner son séjour au Japon ?
Ajoutons une dernière interrogation : et si je m’étais finalement conduit comme le dernier des pères inconscients en lui ayant donné la permission de continuer l’ascension tout seul ?
Là, ce ne fut pas Saint Seiya qui assaillit mon imagination, mais des cases du Sommet des Dieux :
Bordel !
Je me levai brusquement.
— Tu vas où ? me demande Olrik the 3rd.
— Reste là. Je vais voir là-bas si je vois ton frère arriver, il ne devrait pas tarder. Ce serait bien qu’il arrive dans pas longtemps pour que l’on puisse prendre le premier bus.
Mensonge qui se voulait rassurant. En vérité, je me moquais bien d’avoir le premier bus ou le deuxième. Ce que je voulais surtout, c’était voir radiner Faucon sérieux, bien campé sur ses deux jambes et pas sur un brancard !
J’allai m’asseoir sur une de ces grosses pierres :
En face de moi, les dernières vues du mont Fuji avant de retrouver l’asphalte de Tokyo. Derrière, deux trois distributeurs de boissons qui allaient permettre de me recaféiner, enfin, à gauche, le sentier par lequel devait apparaître Olrik jr. À côté de moi, des touristes anglophones discutaillaient de leur périple. Apparemment, si ma fatigue m’avait permis de bien comprendre, le bilan avait été mitigé.
Voilà, c’était tout, parmi ces distractions, j’avais surtout celle de dégainer mon portable toutes les deux minutes afin de vérifier l’heure, et pester contre mon inconscience. Car forcément, plus l’heure défilait, plus j’étais sûr qu’on allait apprendre une mauvaise nouvelle. Un employé de quelque poste de secours allait parcourir la place en arborant une pancarte sur laquelle serait écrit « Olrik san », et m’apprendre que mon fils allait être transporté en hélico à l’hôpital le plus proche ! Qu’il allait être fun, le neuvième séjour au Japon ! Quant à ma réputation, je n’en parle même pas. Une fois qu’on gagnerait la maison belle-parentale, à Miyazaki, allait-on me permettre de me sustenter et me donner un futon pour les nuits ? Ce n’était pas gagné.
Mais fort heureusement, tout cela n’advint pas. Alors que je m’étais levé pour faire les cent pas sur la place, je vis enfin arriver, au loin, Olrik jr ! Et sans béquilles ni brancard, bien sur ses jambes et à un rythme soutenu, sans doute pour être sûr de prendre un des premiers bus. Brave petit ! J’allai à sa rencontre non pas pour le serrer virilement dans mes bras mais pour l’abreuver de questions sur son périple en solitaire. Tout s’était bien passé pour lui, oui. Histoire d’assurer, après avoir vu ce qu’il s’était passé avec son frère, il avait acheté dans un chalet une petite bouteille d’oxygène (je reconnaissais bien là sa prudence, sacré Faucon sérieux !), au cas où. Il me confirma au passage que moi et Olrik the 3rd avions bien fait de ne pas continuer. Le sentier était encore plus escarpé et surtout encombré de centaines de randonneurs ce qui avaient rendu la fin de l’ascension particulièrement pénible. Après, pour ce qui était du sommet, oui, il avait largement valu la peine. Assurément un de ses plus beaux souvenirs du Japon, si ce n’était le plus beau. Je l’écoutai pensivement, la bave aux lèvres mais me promettant qu’un jour, il y aurait revanche.
De justesse, nous nous glissâmes dans le premier bus dans lequel Olrik jr put enfin reposer ses cannes. Sur un fauteuil voisin, je fis connaissance d’un jeune Polonais parlant français qui faisait je ne sais quel stage de formation au Japon pour une durée de six mois. La discussion fut agréable, même si je crois que j’aurais préféré déconnecter pour de bon mes neurones jusqu’au retour à Tokyo. Arrivé à Kawaguchiko, un train intéressant nous attendait :
Pas de doute, en quittait bien les hauteurs poétiques du mont Fuji (en dépit des scories de son exploitation touristique) pour le délicieux nimportenawak du Japanisthan.
Dans la rame, les deux frères aussi se métamorphosèrent. Avant, ils étaient ainsi :
Maintenant, c’était ça :
Ils avaient fait le plein d’air pur, de visions majestueuses et surtout d’efforts, il convenait maintenant de revenir à la bulle de leur « black mirror ». Allez, ils pouvaient bien en profiter durant les trois heures de retour jusqu’à notre hôtel. Après, ils pouvaient compter sur moi pour les en décoller et les faire transpirer lors de longues marches sous 35°C.
Mais là, oui, passer quelques heures dans la chambre climatisée du Sakura Hotel ne ferait décidément pas de mal…
En ce jour de rentrée ce récit d’évasion fait rêver… Félicitations à Olrik Jr pour sa fin d’ascension en solitaire.
Ah ! Le mot « rentrée » est ici un mot tabou, mais je veux bien passer pour cette fois.
Olrik jr qui va devoir maintenant enchaîner avec l’ascension de sa première année de Prépa. Je transmets bien sûr les félicitations.