Le Mal n’existe pas (mais le diable est dans les détails)

Le Mal n’existe pas

Ryusuke Hamaguchi – 2023

Après la claque Drive My Car, j’étais prêt à tendre l’autre joue pour m’en prendre une deuxième car depuis Asako I & II, j’avoue faire partie de ceux qui voient en Ryusuke Hamaguchi, 45 ans seulement, un maître capable de faire de l’ombre à l’aura d’un Kore-eda. Tous deux ont la capacité de bâtir une filmographie cohérente dans leurs thématiques, susceptible de plaire aussi bien au grand public qu’aux critiques les plus exigeants, leurs films étant assez riches pour supporter plusieurs revisionnages. À cela s’ajoute une capacité  à se  renouveler  (ainsi Kore-eda et son dernier film, L’Innocence).

Cela pour dire que je n’ai pas été déçu par son nouveau film Le Mal n’existe pas, à l’origine simple court-métrage (pour illustrer un concert) en collaboration avec sa compositrice Eiko Ishibashi avant de se voir transformé en long. La claque a bien eu lieu et je sens que le deuxième visionnage sera sans doute plus riche que le premier. Pourtant, rien de bien original a priori dans l’histoire. À Mizubiki, petit village près de Tokyo perdu dans la nature, des habitants voient l’équilibre précaire de leur existence mis en péril par le projet de la construction d’un « glamping » (contraction de glamour et de camping, sorte de camping tout confort pour les pauvres citadins ayant besoin de déstresser). Parmi eux, Takumi et sa fille de huit ans, Hana. Il n’a pas vraiment de métier, on devine qu’il est veuf (ou bien simplement divorcé) et qu’il est un peu l’homme à tout faire dans le village, ayant une connaissance absolue de l’univers naturel dans lequel il vit. Quant à sa fille, Hana, elle ne semble pas gênée le moins du monde par cette existence éloignée des séductions urbaines, et les longs kilomètres en pleine nature qu’elle doit affronter pour rentrer de l’école ne l’effraie pas, au contraire, son prénom semblant la prédestiner à cette existence rythmée par les saisons.

Le film ne fait qu’une heure quarante-cinq et ne raconte finalement que peu de choses. La première demi-heure montre quelques scènes illustrant l’existence modeste de Takumi et d’autres villageois. Puis vient une longue scène (vingt minutes) d’une présentation par deux employés du projet de glambimp, présentation qui sera suivie d’une discussion avec les villageois un rien houleuse. Les quarante minutes qui suivent sont consacrées aux tentatives des deux employés pour essayer de mieux comprendre les villageois et essayer de trouver des compromis. Arrive enfin le dernier quart d’heure et là, mieux vaut ne rien en dire.

On le voit donc, il ne se passe pas grand-chose, et cela est accentué par les nombreux plans contemplatifs de la nature. Nous sommes plongés dans un univers qui possède son propre rythme, loin de celui propre aux villes. Bien sûr, on peut être agacé et tenté de regarder sa montre. Mais si on est sensible à la beauté visuelle des plans et à la beauté épurée de la musique d’Eiko Ishibashi (qui avait déjà composé la musique pour Drive My Car), le film passe en vérité assez vite (même sentiment avec le précédent film, qui durait pourtant trois heures). Et il est probable qu’il passe encore plus vite lors du deuxième visionnage, c’est-à-dire en ayant pleinement conscience de ce qu’il va se passer dans les cinq dernières minutes.

J’ai pu lire que certains critiques avaient évoqué David Lynch à propos de cette fin. En effet, il y a un peu de ça. Sans déflorer, il se passe quelque chose d’assez inattendu et mystérieux qui vous fait froncer les sourcils et vous fait quitter la séance, à la fois séduit et contrarié, en quête désespérée d’indices pour comprendre ce qu’a voulu signifier le réalisateur. Et comme pour beaucoup de films de Lynch, on se lance donc dans de nouveaux visionnages pour essayer de mieux interpréter, de mieux repérer des indices signifiants.

Dès lors le film n’apparaît-il plus comme une simple collection de jolies vignettes picturales mais comme une histoire tenant bien gardé un secret, et l’on se met à réfléchir sur des scènes, anodines en apparence mais n’attendant que notre imagination pour se voir vectrice d’une interprétation amenant à l’explication du mystère final. En y réfléchissant, je me dis ainsi que je jetterais bien un sort à la scène où l’on voit Takumi faire un dessin au crayon où sont représentés les deux employés, mais aussi à celle où ces mêmes employés discutent de manière anodine dans leur voiture les menant à Mizubiki, ou encore à cette institutrice tout sourire qui laisse partir les petites filles toutes seule pour rentrer chez elle, à Takumi qui est court de 181 yens pour payer des udons, enfin à l’employé qui demande à Takumi la permission de couper du bois façon Charles Ingalls.

Quant au titre, il est évidemment retors et, associé, à la scène finale, pourra lui aussi donner envie de retourner au film, en pensée seulement ou par le biais d’un deuxième visionnage. Pour ma part, j’ai une certitude : vivement la prochaine mornifle de Hamaguchi !

9/10

Edit (23/12/24) : Huit mois plus tard, je suis donc retourné au film. Il supporte fort bien le revisionnage et, comme attendu, la mise en scène de Hamaguchi permet de faire miroiter plein de possibilités d’interprétation en fonction de détails que l’on aura repérés. Pour ma part, avec mes modestes moyens cognitifs – mais secondé par une vieille amie qui m’a accompagné lors de ce second voyage –  voici l’interprétation globale que je donne à l’histoire, et en particulier à sa fin (à ne pas lire évidemment si l’on n’a pas vu le film) :

D’abord, l’histoire doit évidemment être vue comme une fable sur l’opposition entre la nature et le monde des hommes. Dans ce dernier, Hana, au prénom symbolique, est un peu une anomalie en ce qu’elle a un rapport privilégié à la nature. Voyons-la comme sa représentante dans le monde des hommes.  Dès lors il n’est guère surprenant de constater qu’elle a un père comme Takumi, fin connaisseur du milieu naturel dans lequel vit sa communauté. Cependant il semble avoir perdu de sa pureté : c’est lui que les deux communicants pour le glamping viennent voir sur les conseils du chef et, loin de les blackbouler (comme le fait le jeune homme blond à lunettes), il accepte leur requête en inscrivant son numéro de téléphone sur une carte de visite. Geste insignifiant a priori et pourtant, si l’on a en tête l’importance de la « meishi » dans les liens sociaux au Japon, on peut voir dans cette brève scène un début de compromission. Le soir même, chez lui, il est plongé dans un dessin représentant des montagnes surmontées des visages des communicants, ignorant le câlin de sa fille qui, de guerre lasse, finira par le laisser en lui disant qu’il pue. Au sens propre bien sûr, Takumi ne donnant pas l’impression de prendre chaque jour une douche avec du gel parfumé à la verveine et au citron. Mais quand, plus tard, Hana sera de nouveau importunée par de mauvaises odeurs, ce sera lors de sa dernière balade dans la nature, en passant à côté d’une ferme où est remuée une grosse quantité de fumier. Dans les deux cas, les mauvaises odeurs viennent des hommes, et ce n’est pas près de s’arrêter puisque avec le projet du glamping se pose d’emblée l’épineux problème de l’évacuation des eaux usées, risquant de polluer l’aval d’une rivière. D’une certaine manière, en n’ayant pas été assez virulent lors de la rencontre avec les deux communicants, en inscrivant ses coordonnées sur une meishi, Takumi n’a pas non plus vendu son âme au diable, mais au moins montré un signe de faiblesse, d’impureté. Symboliquement aussi, quand Hana fait ce câlin à son père, elle le fait dans la même position que lors d’une des scènes inaugurales, quand Takumi la retrouve dans la forêt : elle se place contre son dos, le visage au-dessus de son épaule. La différence est qu’ici, Takumi, plongé dans son dessin, lui fait comprendre qu’il ne peut le continuer avec elle qui le distrait (elle tient notamment dans la main une marionnette qui l’empêche de bien voir). C’est une manière de détachement, d’éloignement qui se retrouve lors des scènes montrant Takumi arriver à chaque fois en retard à l’école d’Hana pour la récupérer, retard qui fait quand même parcourir à la jeune fille plusieurs kilomètres, seule en pleine nature, avant de retrouver sa maison. On ne la verra jamais jouer avec d’autres enfants. En revanche, marcher en pleine nature, oui. Ah ! elle semble aussi avoir un contact particulier avec le chef du village à qui elle remet des plumes de faisans, offrande qui sonne comme un tribut primitif entre un chef de village et une enfant chamane. 

Et puis, Hana se blesse lors de son ultime voyage en pleine nature. Quand Takumi aperçoit une goutte de sang perler sur une branche épineuse, il ne fait aucun doute qu’il s’agit de celui de Hana. Lors des premières scènes, il l’avait prévenue de ces même branches, on retrouve ici le motif de la mise en garde propre à certains contes de fées, mise en garde qui inévitablement finissent par se montrer inefficaces. Motif aussi de la piqûre amenant une malédiction touchant la petite princesse de la nature. On pourrait le voir ainsi : la nature, furieuse de ce qui se joue avec le glamping, avec les différentes souillures qu’il va amener, se venge en décidant de faire mourir Hana. Se venge ou… la protège, la préserve de l’impureté en la faisant venir à elle. C’est tout le sens de l’ultime scène qui a tout du rite sacrificielle. Déçue par les hommes, par son père, Hana ôte son bonnet quand elle se trouve devant le cerf blessé (animal sacré s’il en est au Japon) et décide de marcher à lui, sachant que sa réaction sera violente et peut-être mortelle. Et c’est là qu’intervient le geste le plus sidérant du film : alors que le communicant se précipite pour empêcher Hana de contineur d’avancer, Takumi, lui, le met à terre et l’étouffe plutôt que de venir en aide à sa fille. Il ne cherche pas à la tuer, non, il veut juste permettre que le sacrifice ait lieu, comme s’il venait de comprendre la portée de l’acte de sa fille ainsi que sa propre impureté.

A la fin, il se saisira du corps de sa fille, désormais morte (symboliquement, le sang qui coule de son nez donne à penser qu’elle est bien morte ; dans un tel film, c’est-à-dire tout en retenue et en scènes contemplatives, on imaginait mal Hamaguchi jouer la carte du réalisme en montrant une atroce blessure), avant de s’éloigner rapidement. Où court-il ? Sans doute chez lui pour, qui sait ? appeler les secours, lui donner les premiers soins, pour le cas où elle ne serait pas morte. Pour cet homme qui a été tout le long du film imperturbable, on sent enfin une violente émotion le traverser. Sans doute la conscience du parent qui comprend subitement qu’il a perdu (est sur le point de perdre ?) ce qu’il a de plus précieux. Et puis arrive l’ultime plan, lointain écho de celui à l’ouverture : on voit des branches d’arbres défiler tandis qu’on entend la respiration essouflée d’un homme, évidemment Takumi (il serait absurde d’imaginer qu’il s’agit ici de celui du communiquant). Puis le défilement des branches s’arrête, faisant comprendre que le père a cessé de marcher. Le retour dans son univers, dans sa maison appartenant au monde des hommes, n’aura pas lieu. Finalement, lui aussi préférera ne plus lutter pour rejoindre, à l’image du cadavre du daim que l’on aperçoit par deux fois dans la forêt, le monde de la nature. 

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4 Commentaires

  1. Vu vendredi dernier en pleine journée. Les spectateurs (adultes de tous âges) ont quitté la salle complètement sonnés !

    « En y réfléchissant, je me dis ainsi que je jetterais bien un sort à la scène où l’on voit Takumi faire un dessin un crayon où sont représentés les deux employés ». Cette scène c’est pour moi le point de bascule du film. Les plus rousseauistes abandonnent alors la tentation manichéenne de voir le mal en ville et le bien à la campagne, et progressivement on réalise que le mal peut être partout, sous-jacent.

    En miroir : « celle où ces mêmes employés discutent de manière anodine dans leur voiture ». Le bien pouvant éclore là où on ne l’attend pas forcément, bien et mal étant en chacun d’entre nous, moralité convenue mais parfaitement amenée par Hamaguchi.

    Sur le moment, hormis les cinq minutes de fin naturellement, ce sont les deux scènes qui m’ont vraiment interpellé.

    À revoir, effectivement. Et avec plaisir car la forme est somptueuse. Deux travelling avec hors champ et cette musique d’Ishibashi qui m’a rappelé Ico m’ont subjugué (lorsque Takumi retrouve Hana en forêt au début du film et avant la scène finale).

    • « En miroir : « celle où ces mêmes employés discutent de manière anodine dans leur voiture ». Le bien pouvant éclore là où on ne l’attend pas forcément, bien et mal étant en chacun d’entre nous, moralité convenue mais parfaitement amenée par Hamaguchi. »

      Cela dit le communicant reste bien ambivalent. Il coupe du bois durant dix secondes et ça y est, le voilà avec l’envie de vivre à la campagne ! Et sa manière de relativiser sur le danger des cerfs est lui aussi ambigu. C’est à se demander s’il ne joue pas un rôle pour essayer d’amadouer, d’endormir la méfiance de Takumi. Et c’est peut-être la même chose dans la scène à laquelle tu fais référence, la jeune femme paraissant comme une sorte d’alliée potentielle aux villageois.
      Quant à son agression à la fin, j’y vois eux raisons. D’abord le fait qu’il n’a pas écouté ce que lui a dit avant Takumi sur la dangerosité d’un cerf qui s’est pris une balle. Son geste pour sauver Hana peut au contraire la mettre en danegr, il convient donc de l’arrêter. Mais la brutalité avec laquelle Takumi le fait pose question. Je me suis demandé s’il n’y avait pas alors un accord tacite entre Takumi et le cerf, à savoir la vie de ta fille en échange de cet homme qui reste une anomalie, un être dangereux capable de s’immiscer, d’endormir la méfiance et de faire basculer la nature dans le chaos.

      Pour ce qui est des 181 yens qui manquent à Takumi pour payer les udons, j’ai trouvé assez fort que son ami les lui demande alors que Takumi s’apprête à s’occuper de la corvée d’eau pour sa femme. Si le Mal n’existe pas, le capitalisme est en revanche partout.

      Sinon, c’est quoi, « Ico » ?

  2. Le Ico de Fumito Ueda, dont l’OST est composée par Michiru Ōshima et Kōichi Yamazaki. Ce morceau notamment m’est revenu (Heal à 9:26) :
    https://youtu.be/r824XfR9MfA?si=fRJKlcvx0uusZEqj&t=567

    J’avais du mal à le considérer aussi malfaisant mais ce que tu en dis me fait me souvenir que le communiquant reconnaît à un certain moment formellement le son d’une détonation d’arme à feu.

    J’aurai grand plaisir à le revoir dans quelques années.

    En attendant j’ai de la chance, c’était mon premier Hamaguchi, je vais parcimonieusement pouvoir me délecter de sa filmographie durant les semaines à venir.

    • « Le Ico de Fumito Ueda »
      Ah ! OK. Je ne connaissais pas (et pourtant J’avais adoré jouer à la version PS4 de Shadow of the colossus.)

      « J’avais du mal à le considérer aussi malfaisant mais ce que tu en dis me fait me souvenir que le communiquant reconnaît à un certain moment formellement le son d’une détonation d’arme à feu. »

      Oui, autre détail intéressant.
      Il y a aussi l’attitude du jeune blond à lunettes qui a tendance à agir à l’instinct. Dans la réunion, il est à deux doigts de s’en prendre physiquement au type. Et dans la scène qui suit à l’extérieur, il tourne le dos à son salut poli.
      Je trouve aussi cavalier qu’au moment de partir à la recherche de Hana, il appelle déjà Takumi par son prénom. Ça n’en fait pas pour autant un personnage maléfique, mais personnage trouble, assurément.

      Pour les autres Hamaguchi, commencer par le voyage de Senses (4 heures) serait pas mal. Il m’en reste aussi 2/3 à découvrir.

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