Le déplaisir en famille

Crépuscule à Tokyo

Yasujiro Ozu – 1957

 

Pour celui qui s’imagine que les films d’Ozu sont tous les mêmes en ce qu’ils exaltent la cellule familiale et qu’ils sont pétris de bons sentiments, le visionnage de Crépuscule à Tokyo a de quoi surprendre. Et en même temps pas tant que cela puisque le titre annonce la couleur.

Car ce Tokyo de 1957 est effectivement bien crépusculaire dans le petit échantillon d’humanité qu’il nous propose et pour lequel on serait bien en peine de trouver un spécimen pleinement lumineux. Précisons ici que l’histoire est centrée sur deux sœurs. L’une, la sœur aînée, Takako, fuit son mari violent et alcoolique ; elle a décidé d’habiter avec sa petite fille chez son père (évidemment joué par Ryu Chishu). L’autre, Akiko, a été mise enceinte par son amant, amant qui fait tout depuis pour l’éviter. À cela s’ajoute le fait que leur mère les a autrefois abandonnées et que le hasard a permis une rencontre entre elle et Akiko. Rencontre qui ne se passe pas très bien : alors qu’Akiko est allée voir en secret une clinique pour se faire avorter, la jeune femme se dit que du sang mauvais coule en elle, sang qu’elle tient forcément de sa mère et que son père n’est pas celui qu’elle croit.

Tout le long du film, forcément, on a de la peine pour Akiko (Takako, jouée par Satsuko Hara, semblant plus solide et davantage armée pour surmonter son sort ; elle est surtout accompagnée d’une adorable petite fille de deux ans qui lui permet d’adoucir son sort) et on espère que la jeune fille saura au moins opérer une réconciliation, d’abord avec elle-même, ensuite avec son petit-ami (même si on comprend assez rapidement le genre de connard il est), son propre père (père ici loin d’être aussi indulgent que le père joué par Chishu dans Voyage à Tokyo : il est très autoritaire, peu compréhensif et soucieux du qu’en dira-t-on), enfin avec sa propre mère. Car on a aussi de la peine pour cette femme qui a abandonné ses enfants, certes, mais pas totalement non plus puisqu’elle a laissé ses filles sous la garde d’un père dont la bonne situation leur permettait de suivre une bonne éducation. Mère en tout cas très curieuse et heureuse de retrouver ses filles, mère qui semble être en vérité une bonne femme. Eh bien cette mère sera méprisée de manière égale par les deux filles et cela m’a paru surprenant. Voir le personnage de la sœur aînée, sœur attentive aux malheurs d’Akiko, sœur intelligente pleine de compassion, qui plus est avec le lumineux physique de Setsuko Hara, eh bien voir cette sœur se montrer odieuse envers cette mère peut sembler incompréhensible.

Akiko en train de parler à sa mère. Le masque indique que cette dernière est probablement perçue comme une pestiférée.

Mais voilà, incompréhensible pour qui ? Pour le spectateur occidental de 2024 ? Ou également pour le spectateur japonais de 1957 ? S’il ne fait aucun doute que se retrouver enceinte pour une jeune Japonaise de l’époque alors qu’elle n’est pas mariée représente une tache, une honte absolue, je me suis demandé ce qu’Ozu a voulu entreprendre avec ce personnage de la mère jouée par Isuzu Yamada et comment ses premiers spectateurs l’ont perçue. Comme une mauvaise femme ? ou bien comme une femme ayant commis une faute mais pour laquelle l’eau a eu le temps de couleur sous les ponts ? Surtout, quand on voit le père un rien cassant joué par Chishu, et quand on le compare avec l’homme moins fortuné mais plus coulant avec lequel elle partage sa vie, on se dit qu’elle avait finalement toutes ses raisons de quitter sa maison.

Dans tous les cas, pas un seul personnage n’échappe à la grisaille crépusculaire de Tokyo (même le personnage enjoué de la tante, interprété par Haruko Sugimura, est malheureux puisque son bavardage est suivi de conséquences qui ne permettent pas d’améliorer la situation) et ce ne sont pas les cinq dernières minutes, pourvoyeuses d’un désolant coup de théâtre, qui permettent d’y remédier.

Détail ironique : Isuzu Yamada et Ryu Chishu ont déjà joué un couple, mais sous la caméra de Noboru Nakamura. Le film s’intitule Le Plaisir en famille. Crépuscule à Tokyo aurait pu s’intituler, lui, Le Déplaisir en famille. Sans doute le film le plus sombre de la filmographie d’Ozu.

 

 

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