La Forêt Pétrifiée (Masahiro shinoda – 1973)

Que l’on ne s’y trompe pas, la photo sexy en haut est juste là pour attirer le chaland. Car s’il est bien question dans la Forêt Pétrifiée de tétons dressés, d’étreintes lascives et de gémissements humides, il est tout aussi question – et très rapidement – de mère possessive, d’empoisonnement, de père alcoolique violent et de jolis petits poissons coupés vivants en deux par les ciseaux d’un petit garçon, petit garçon d’ailleurs lui-même en passe de devenir sourd et aveugle du fait d’une mauvaise opération chirurgicale à l’intérieur de son crâne. Bref, vous l’aurez compris, vous n’êtes pas face à un film produit par les studios Marvel mais plutôt devant l’oeuvre la plus sombre de Masahiro Shinoda :

La Forêt Pétrifiée (Kaseki no Mori, soit « la forêt fossile ») d’après un roman de Shintarô Ishihara.

Roman qui a d’ailleurs en son temps obtenu le prix de l’Education. Il serait intéressant de savoir ce qui a motivé les membres du jury pour le lui avoir décerné car le film ne donne pas franchement l’impression d’être adapté à nos petites têtes blondes. Jugez plutôt : Haruo, jeune médecin prometteur travaillant dans un hôpital universitaire rencontre un jour par hasard Eiko, une amie d’enfance. Les retrouvailles sont plutôt chaleureuses, avant d’être tout à fait chaudes. Problème : Eiko, qui travaille dans une manucure, est harcelée par son patron qui ne voit pas d’un bon oeil sa nouvelle liaison et qui n’hésite pas à la fouetter pour l’obliger à laisser tomber son ami médecin. Devant les cicatrices, Haruo ne fera ni une ni deux, il mettra aussitôt en place un plan pour buter le fâcheux. Très facile pour lui : avec un poison récupéré à son hôpital il concocte un sympa petit poison qu’Eiko se propose de lui distiller ingénieusement à son travail. A côté de cette histoire, le spectateur en suit deux en parallèles : Haruo est ainsi effaré par la tragique histoire d’une maman dont le fils, mal opéré par son supérieur à l’hôpital, semble devenir sourd et idiot. Le jeune homme s’attachera à cette famille, touché qu’il est par la maman effondrée par ce qui arrive à son fils, et un peu révolté par l’attitude de son supérieur qui préfère faire miroiter une possible guérison plutôt que d’avouer que la surdité est irrémédiable. Enfin, évoquons la propre mère d’Haruo, qui travaille dans un love hotel miteux et qui aimerait bien reconquérir les bonnes grâces de son fils en allant vivre chez lui. Ce n’est pas si simple : depuis qu’il l’a surprise, alors qu’il était gamin, dans les bras de son amant, Haruo lui voue une certaine aversion.

Ces trois intrigues vont donc s’entremêler et amener le spectateur à se poser cette question : Haruo va-t-il sortir de son état de pétrification ? Car si l’on en croit le plan titre, c’est plutôt mal barré :

Le message en clair, cette forêt pétrifiée est cette ville statufiéee par la neige à laquelle se rend cette vieille dame du générique, que l’on découvrira être la mère d’Haruo. Dans cette ville où chacun fait ce qu’il a à faire, Haruo exécute docilement ce que l’on attend de lui. Gars sans histoire, sans relations amoureuses, il fait son apprentissage avec sérieux à l’hôpital universitaire où il travaille. Nul doute qu’il sera un grand médecin. Mais cela suffit-il pour qualifier sa vie de réussie ? On en doute. Le bric-à-brac de son appartement est sur ce sujet assez éloquent :

A première vue, ça foisonne, il y a une apparence de vie : ici un poster de Marilyn, là une platine qu’il met en marche dès son retour du travail et qui donne un peu de vie avec la musique classique qu’elle diffuse dans l’appartement -tranchant en cela avec la musique expérimentale et mortifère de Toru Takemitsu -, un capharnaüm de bouquins qui donne une impression d’esprit en perpétuel mouvement, toujours sollicité par les études. Reste qu’au-delà de cette vie pleine de trucs et de bidules, on a tôt fait de les percevoir comme des objets de mort, des objets statiques qui contribuent à la fossilisation progressive d’Haruo. Comme un témoin de cette fossilisation, difficile d’éviter le squelette qu’il possède chez lui :

… objet bien entendu symbolique de son activité de médecin mais agissant aussi comme une vanité, un rappel de sa condition de mortel, ou plutôt d’homme désincarné.

Aussi quand il rencontre Eiko, on se dit que la venue de ce beau brin de fille bien en chair et bien vivante va lui permettre de donner un autre sens à sa vie. Las, la jeune femme apparaît comme une poupée sanglante, une hystérique toute à sa haine envers son patron et toute à son amour pour Haruo. Est-ce d’ailleurs de l’amour ? Rien n’est moins sûr. Comme Haruo, Eiko, en dépit de sa beauté, est seule. Aussi le jeune homme peut-il lui apparaître comme une bouée de sauvetage salvatrice à laquelle elle va s’accrocher désespérément, même lorsque la mécanique de l’amour, passée les premières étreintes, sera cassée.

Sûrement comme celle de cette poupée.

En fait, on s’aperçoit qu’Haruo est prisonnier d’un trio. D’abord son supérieur hiérarchique qui semble avoir foiré son opération sur le petit garçon, qui refuse de dire à la mère que son fils sera sourd et qui met la pression sur Haruo pour qu’il ferme sa gueule, pour qu’il reste un bon petit soldat de la médecine. Il incarne bien sûr la facette professionnelle de la vie du jeune homme. On le voit, il s’agit ici d’être bien sage, de rentrer dans le rang bref, de se pétrifier. Le second personnage est donc l’amante, Eiko, dont l’amour superficiel a à voir avec une volonté de fonder un foyer. Fondé sur une relation fausse, c’est une perspective qui ne peut qu’amener Haruo à s’enterrer davantage, à se fossiliser (du reste, il le comprendra assez vite et cherchera à prendre ses distances avec son envahissante amante).  Elle incarne l’amour conjugal. Enfin, symbolisant la famille, il y a le personnage de la mère, personnage aussi fabuleux que glaçant interprétée par Haruko Sugimura. Obsédée à l’idée de finir ses vieux jours chez son fils aîné, sans doute pour se racheter de sa faute passée, elle est prête à tout pour y parvenir. Tout comme le supérieur d’Haruo, fossilisé par le système, tout comme Eiko, pétrifiée par la société qui dit que toute femme doit se marier et fonder un foyer, la mère est elle aussi un fossile ambulant engoncé dans son obsession de retisser et protéger ad vitam aeternam le lien mère/fils. Le beau générique où on la voit quitter son village enneigé pour rejoindre son fils à la ville peut inquiéter. Femme venue du froid, elle contaminera peu à peu son entourage. Ayant un problème à la gorge, elle utilise souvent un étrange appareil pour l’humidifier :

… comme si, être monolithique, dur comme la pierre, elle devait attendrir son organisme pour frayer avec ses semblables.

Dans ces conditions, la réaction d’Haruo pour s’extraire de cette forêt pétrifiée peuplée d’hommes et de femmes de pierre ne peut être que violente. Ou plutôt, elle sera d’abord violente. Lorsque Eiko lui montre ses cicatrices :

Allez, vous avez été sages, une photo cadeau.

… cela a pour conséquence de percer l’abcès chez Haruo. « Si tu hais quelqu’un, ne le cache pas, lui confie-t-il. Tout le monde veut tuer quelqu’un, nous sommes tous remplis de haine. Mais nous nous décevons, nous sommes comme pétrifiés et à la fin, tout ce que nous faisons est de haïr tout le monde ». Hélas, la mort du patron d’Eiko ne débouche sur rien de positif. Libérée de ce poids, Eiko ne se sent plus, elle se lie d’amitié avec l’ennemie d’Haruo, sa mère, persuadée qu’elle deviendra bientôt sa belle-mère, et forme ainsi un duo qui va contribuer à le faire davantage rentrer dans sa coquille.

C’est alors qu’intervient un quatrième fil narratif, celui lié à la rencontre du jeune homme avec la femme et son fils malade. Ce personnage féminin est véritablement le seul personnage positif du film. Elle ne cherche pas à s’imposer ou imposer quelque chose aux autres, elle veut juste le bien pour son rejeton mal en point. Haruo est d’abord pris de pitié pour le sort de ce couple (d’autant qu’il est malmené par un père abruti, violent et alcoolique) mais très vite cette pitié cède la place à une admiration non dénuée d’amour envers cette Mère Courage. Un soir, les amenant chez lui pour les aider à fuir le père, l’acte est sur le point d’être consommé :

Détail troublant : la plastique de la femme conjugué à sa coiffure et son kimono bien traditionnels donnent l’impression de se trouver devant une fusion d’Eiko et de la mère d’Haruo comme si, malgré la tentative d’Haruo pour échapper à son destin de réification, il était malgré lui, inconsciemment, ramené aux êtres qui, dans un passé lointain ou récent, ont contribué à l’étouffer. Pire, il est à cet instant surpris par le gamin, le plongeant alors certainement à ce moment de son passé dans lequel il avait lui aussi surpris sa mère dans les bras d’un autre. Avec la conséquence que l’on sait : une haine envers elle. Les deux tourtereaux arrêteront illico leur début de bête à deux dos et Haruo ira consoler, le coeur navré, le garçon.

Dès lors il n’y aura pas d’échappatoire possible d’autant qu’Eiko, avant de connaître une déconvenue que je vous laisse le soin de découvrir, aura recours à une ultime intrigue pour saper définitivement cette nouvelle liaison. Et la coupe ne sera pas encore totalement pleine. L’ultime scène, l’ultime plan du film (cliquera ? Cliquera pas ?) sera la goutte d’eau, ou plutôt de poison qui permettra d’accomplir la fossilisation d’Haruo. Sa mère, habitant maintenant chez lui (grâce à un bon moyen de pression), l’empêchera dorénavant de choisir toute nouvelle direction dans sa vie. A l’image de la photo de foetus accrochée au mur, il peut se recroqueviller sur lui-même. La vie, semble nous dire Shinoda dans ce dernier plan,  n’est finalement que le début d’un lent statisme voisin de la mort. <= ami lecteur, je t’assure que cliquer ici n’est pas raisonnable si tu n’aimes pas connaître la fin d’un film.

Enfin, difficile de passer sous silence les choix de mise en scène de Shinoda (transition artificielle, je sais, je viens juste de m’apercevoir que j’ai oublié d’en parler, sorry). S’il y a du film noir dans la Forêt Pétrifiée, il y a aussi du mauvais rêve de part la musique expérimentale de Toru Takemitsu mais aussi certaines compositions d’images quasi surréalistes et survenant entre deux tranches de réel :

Eiko discutant avec Kozue, la mère. Derrière, le « château » qui est en fait le love hotel où elle travaille.

Tout aussi saisissant sur ce plan diurne.

Dans ces plans oniriques, on rejoint le conte de fées. La vieille reine dans son château qui manigance afin de buter la Blanche-Neige qui est sur le point d’éloigner d’elle définitivement son prince. Mais aussi l’enfant qui commet sur des poissons un de ces actes de violence baroque dont ont le secret les pires des contes de fées :

Le même enfant qui veut tuer le père/ogre en train de malmener sa mère :

Ou encore la jolie sorcière qui va piquer son Barbe-Bleue de patron pour l’empoisonner :

Dans tous les cas ces scènes agissent avec un charme vénéneux dans l’esprit du spectateur qui ne sait plus s’il doit être horrifié ou admiratif devant ce qu’il voit.  Oui, il faut bien l’avouer, on est un peu crispé à la fin du film. On grince des dents et l’on a un peu de mal à reprendre ses esprits après ce que l’on a vu. Il faut croire que les insondables pouvoirs maléfiques de cette Forêt Pétrifiée n’ont pas sclérosé que le pauvre Haruo. Avec sans doute comme différence que le spectateur, lui, en redemande.

 

Masahiro Shinoda

Kenichi Hagiwara

 

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