Avant que nous disparaissions (Kiyoshi Kurosawa – 2017)

Narumi a bien du mal à retrouver son mari Shinji dans cette loque qui lui est revenue un jour à la maison. Non content d’avoir perdu la mémoire, son intelligence semble avoir terriblement régressée. Pendant ce temps une lycéenne pénètre dans une maison et y massacre une famille tandis qu’un journaliste rencontre un étrange jeune homme qui lui confie qu’il est un extra-terrestre et qu’il doit, en compagnie de deux autres complices, envahir la Terre…

 

散歩する侵略者 (Sanpo Suru Shinryakusha)

Le titre original, Sanpo Suru Shinryakusha, est bien plus raccord avec ce que montre le film, que le titre français, plus trompeur. « La promenade des envahisseurs », tel est en effet le programme qui attend le spectateur deux heures durant, avec ce film construit sur un rythme lent (avec tout de même quelques brèves scènes d’action rappelant qu’entre-temps il y a eu Seventh Code et Beautiful New Bay Area Project) et se focalisant sur trois personnages d’envahisseurs collectant tranquillement des informations sur notre monde, sur notre humanité. Comme beaucoup d’œuvres sur le thème de l’invasion extra-terrestre (on songe à L’Invasion des profanateurs de sépultures, de Don Siegel, mais aussi au remake de Kaufman, avec le terrain de jeu urbain), la disparition de l’humanité paraît inéluctable – et presque jouissive. A moins d’un miracle (cf. la fin de la Guerre des Mondes, de Wells), les personnages de ces histoires auront bon s’agiter dans tous les sens afin de contrecarrer les plans des envahisseurs, il y a comme une fascination malsaine du lecteur/spectateur à assister « en direct » à l’effondrement programmée de notre humanité en dépit des efforts des personnages principaux (1). Effondrement qui a d’ailleurs commencé bien en amont. L’amateur de la filmographie de Kiyoshi Kurosawa (voir les nombreuses critiques de ses films sur BdJ) sait bien que ses représentations de notre monde ne baignent pas dans l’optimisme. Déjà, dans Kairo, le réalisateur avait exploité le thème de la fin du monde par le biais des machines, des ordinateurs, réduisant peu à peu les hommes à des êtres fantômes voués à disparaître. Dans Cure, le spectateur était plongé dans un japon urbain humide et dépressif, à la poursuite d’un tueur alignant les victimes simplement par un tour de passe-passe psychologique. Dans Tokyo Sonata c’était une famille en pleine décomposition, dans Licence to Live, un jeune homme se retrouvait après dix ans de coma dans le corps d’un jeune homme de 24 ans mais avec l’esprit d’un adolescent de quatorze (le personnage de Avant que nous disparaissions, Shinji, peut d’ailleurs y faire songer), etc. Bref, dès les premières minutes du film, et je dirais même si on n’a pas forcément l’habitude des thématiques abordées par Kurosawa, on sent que l’on est dans un monde policé, sans doute trop, cachant d’innombrables tares (on apprend dès le début que Shinji a sûrement découché avec une collègue de travail).

Narumi et Shinji. On retrouve le motif du vêtement rouge, souvent porté chez Kurosawa par des personnages de fantômes. Shinji, dont la personnalité a été « avalée » par une entité extra-terrestre, peut effectivement faire office de fantôme. Mais sans révéler la fin, il apparaîtra que le personnage laissera peu à peu apparaître une lueur  d’espoir.

Photographiquement, on a cette image caractéristique de Kurosawa depuis quelques films : une image lisse, peu contrastée, baignant dans une lumière douce. C’est une image très éloignée de celle, plus sombre et rugueuse, des premières œuvres. Il en résulte un effet contradictoire, présentant un univers à la fois rassurant mais en même inquiétant de par cet aspect terriblement lisse, sans aspérités. Parfois, on aperçoit dans les rues que cette image nous montre, des silhouettes. On hésite entre ce mot et « êtres », « ères » ou encore « formes humanoïdes », à moins que le meilleur terme ne soit finalement « personnes ». Ce sont des personnes que l’on aperçoit, mais qui ne renvoient justement à « personne », ce sont des sujet à la fois physiquement visibles et intérieurement vides. A tel point que l’on se demande parfois si ces trois extraterrestres parfois incongrus dans leur manière d’être ne sont pas plus humains que les humains eux-mêmes. Lorsque l’un des trois envahisseurs se fait méchamment renverser par une voiture, la réaction, ou plutôt la quasi absence de réaction de la foule aux alentours est significative de cette humanité qui n’en est plus vraiment une et qui court à (qui a déjà commencé à courir à) sa perte.

Au milieu de ce marasme général, on ne peut pas dire que les personnages principaux d’humains cherchent à être des résistants ou encore des sonneurs d’alertes comme dans les films de Siegel et de Kaufman. On a ainsi un personnage de journaliste très ambivalent, à la fois gêné par le projet des envahisseurs, et décidé à les suivre servilement afin d’obtenir son scoop. Quant à Narumi, elle semble se foutre pas mal de l’avenir de l’humanité, toute préoccupée qu’elle est par l’amélioration de son couple. Si elle est d’abord courroucée par le catastrophique changement de personnalité de son mari, l’évolution positive de ce dernier, au fur et à mesure qu’il acquiert des connaissances (je vous laisse la surprise des moyens qui lui permettent cette acquisition), lui fait totalement changer son regard sur son mari. C’est que tout à coup, elle se retrouve avec un mari qui ne cherche pas à dissimuler et qui va même jusqu’à prendre plaisir aux bons petits plats qu’elle lui prépare ! On est face à un individualisme triomphant qui préférera un bonheur bref et factice plutôt qu’une existence plus longue mais engluée dans une société tout aussi factice.

Quelques secondes avant la fin du monde ? La scène m’a fait penser à Take Shelter, de Jeff Nichols, autre film sur le thème de l’apocalypse ayant pour personnages principaux un couple en proie à des problèmes.

Reste que (SPOIL!) le film ne se termine pas négativement. Il y a dans Avant que nous disparaissions comme quelque chose d’une oeuvre synthèse, qui puise dans toutes les thématiques de l’oeuvre de Kurosawa, qu’elles soient pessimistes ou optimistes. Si Tokyo Sonata était sombre sous bien des aspects, le film ne terminait pas moins sur une stupéfiante – et mémorable – lueur d’espoir. Par la suite beaucoup de ses films ont évoqué l’amour comme un sentiment persistant, capable de survivre à tout et de permettre à l’homme de donner un sens à sa vie. Ce sera en gros l’idée à la fin, avec en prime la vision d’une humanité plus consistante, moins fantômatique. Cela reste encore fragile mais confirme un tournant plus positif pris par Kurosawa depuis Tokyo Sonata, même si des rechutes sont encore possibles (voir le sombre Creepy). Il serait intéressant d’ailleurs de comparer avec le dernier film de Kurosawa, Forebodding, lui aussi sur le thème des envahisseurs.

Sans être un chef d’oeuvre, Avant que nous disparaissions n’en est pas moins une bonne surprise, prenant en dépit de sa lenteur et solidement réalisé. A voir directement en salle (le film est visible en France depuis quelques semaines), les occasions de s’offrir de la pelloche japonaise étant devenues rares.

(1) Si le titre français n’est pas vraiment fidèle au titre original, il n’en est pas moins intéressant dans cette perspective, même si ce pessimisme affiché n’empêchera pas un de ces « miracles » à la toute fin.

7,5/10

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2 Commentaires

  1. Extrait de la critique de « Invasion » (titre français de « Foreboding ») par Mark Schilling :

    « It’s a companion piece to Kurosawa’s “Before We Vanish” […] Instead of recycling the earlier film, “Yocho” is quite different in story and tone. In contrast to the opening scenes of “Before We Vanish” with Masami Nagasawa’s prickly wife comically raging at Ryuhei Matsuda’s fuzzy-minded hubby, “Yocho” is darker and scarier from beginning to end. It also has a better villain in Masahiro Higashide’s Dr. Makabe, who is physically intimidating and completely ruthless. »

    J’ai apprécié l’humour et la tonalité romantique de « Avant que nous disparaissions », mais je suis impatient de découvrir cet autre « film » en salle (qui est en fait, comme « Shokuzai » en son temps, le remontage d’un drama).

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