Le dernier film de Kiyoshi Kurosawa se propose d’assister à l’implosion d’une famille japonaise et, à travers elle, de découvrir certains travers de la société japonaise.
Ainsi le père de famille, fraîchement licencié de son entreprise, en dépit de bons, longs et loyaux services, essaye de conserver à tout prix les apparences en cachant la vérité à sa famille. Tous les jours, il quitte la maison avec son costume et sa mallette, mais pour zoner et aller manger à l’armée du Salut.
Le fils aîné lui, envisage de rejoindre l’armée américaine pour aller se battre en Irak.
Le fils cadet s’avère quant à lui être un génie du piano mais son père, touché par la crise économique, refuse de croire à ce don et ne voit dans cette activité (pratiquée clandestinement) qu’une perte de temps. Ici, ce serait plutôt le fossé des générations qui est à évoquer, fossé qui trouve son écart maximum dans une scène où le père, furieux de voir que son fils ne lui obéit pas et met en péril l’autorité paternelle, ne trouve rien de plus approprié que de lui administrer une monumentale gifle.
Quant à la mère, sans être totalement aux abonnés absents (elle est la confidente des deux fils), elle ne peut que montrer son impuissance face à une situation qui évolue de manière catastrophique. Lors de la dernière partie du film, elle sera tentée de tout plaquer pour suivre un autre chemin.
A ce titre, la dernière partie du film, de par sa profusion d’événements tragiques, a dérouté plus d’un spectateur : cambriolage, fuite de l’épouse avec un malfrat, accident du mari, etc. C’est sûr, il y a un côté rocambolesque, un peu étrange à ceci. Il y a une sorte d’hystérie, de frénésie du malheur qui, après une heure de narration posée et maîtrisée, peut surprendre désagréablement le spectateur qui s’est habitué au lent récit de cette décomposition familiale. Et pourtant, lorsque l’on connaît la scène finale, je ne peux comprendre que certains critiques se soient focalisés sur cette demi heure pour rendre un avis plutôt négatif de Tokyo Sonata. Certes, il y a une tempête. Certes elle est sans doute exagérée, irrationnelle (mais c’est plutôt logique au regard de la filmographie d’un réalisateur qui a fait pas mal de films appartenant au genre fantastique). Mais peut-être est-ce pour mieux préparer, mieux mettre en valeur la scène finale qui va tout d’un coup irradier l’ensemble du film. Après la tempête, l’accalmie revient. Et quelle accalmie ! Voici : nous sommes dans la salle d’audition d’un conservatoire. Des garçons, de l’âge du fils cadet, auditionnent à tour de rôle sur un piano en face d’examinateurs un peu blasés. Les parents, impeccables, apparemment repartis pour vivre à nouveau ensemble, arrivent et s’installent à leur place. On comprend qu’ils attendent la prestation de leur fils Takashi et que le père a maintenant pleinement accepté la voie musicale voulue par lui. Arrive Takashi. Pantalon noir, chemise blanche, il entre, remet un formulaire au jury puis s’installe. Et là, c’est un peu le Clair de Lune comme vous ne l’avez jamais vu et entendu au cinéma. La mise en scène, brillante de sobriété, donne l’impression d’assister à ce que l’on pourrait appeler l’éclosion d’un génie. On a beau se dire que ce n’est que du cinéma, que l’acteur fait semblant de joueur, difficile de ne pas être submergé par l’émotion, ou au moins de ressentir un frisson de plaisir. Peu à peu, les postures indifférentes des examinateurs changent : on relève la tête, on se tient à droit, totalement à l’écoute de ce que joue cet étonnant garçon. Puis quelques personnes, attirées par les notes, entrent dans la salle. D’abord une, puis deux, puis cinq, à la fin on a un véritable petit attroupement de quidams saisis par se prodige qui se révèle. Plus bouleversant, des plans sur des visages d’auditeurs, notamment celui nous montrant côte à côte celui de la mère, émue, et, surtout, celui du père, ce père inculte pour qui le piano n’était qu’une activité inepte et qui, là, avec ses yeux rougis, comprend sans doute sa propre ineptie à douter du talent de son fils et de l’art dans un monde aux préoccupations plus économiques.
Après la dernière note, Takashi se lève, se rend à la table des examinateurs pour les saluer puis va au fond de la salle chercher ses affaires. Il règne un silence de mort, il ne vient à l’esprit d’aucun des spectateurs d’applaudir tant la prestation a été sidérante. Arrivent alors dans le cadre ses parents. Ils le rejoignent, aucun des deux ne parlent, ne le congratulent. Au lieu de cela, le père lève lentement la main en direction de la tête de Takashi. Celui-ci esquisse fugitivement un mouvement de crainte mais ce n’est cette fois-ci pas pour le gifler, juste pour lui donner une caresse paternelle sur les cheveux. Geste simple mais sublime, qui donne finalement à penser au spectateur que ce film ne relate pas tant l’histoire d’une déchirure familiale mais plutôt celle d’une renaissance. Après ce geste, les trois personnages reprennent leur chemin ensemble, quitte le champ de la caméra sous le regard médusé de l’assistance. Ils ignorent royalement ce dernier, comme si le lien social était finalement de bien peu de valeur en comparaison du lien familial. Après 110 minutes de mésentente, d’ignorance et de désintégration, il ne faudra que cinq minutes d’un morceau joué in-extenso pour enclencher une fulgurante et sublime résurrection (le mot n’est pas trop fort tant la mort est partout présente dans la société que nous peint Kurosawa) d’une famille. Reste à savoir s’il est rassurant une famille doive sa renaissance au talent individuel, au génie dans ce qu’il peut avoir d’irrationnel plutôt qu’à une entraide, une compréhension mutuelle. Dans tous les cas, la façon qu’a la famille de quitter la scène sous un raie de lumière lui confère une aura fantômatique. Heureuse, ressoudée, elle l’est, mais aussi, dorénavant, comme en dehors de la société.
Bande annonce du film :
La scène finale en question :
Je suis tout à fait d’accord avec votre avis sur ce très beau film ! J’étais fan de [ce] Kurosawa pour ses films fantastiques, j’ai découvert avec Tokyo Sonata qu’il n’était pas malhabile du tout pour les choses plus ordinaires.
La dernière demi-heure est pour le moins déroutante et déçoit par rapport à ce qu’on a pu voir jusque là. Cependant, comme vous le dites, la dernière scène remet tout en place. J’ai beau connaître par cœur la Suite Bergamasque qui contient ce Clair de Lune, je ne peux qu’appuyer ce que vous dites : je n’ai jamais entendu ce dernier comme ça ! C’est à fondre en sanglots.
Je crois bien que celui que j’appelle pour rire Kurosawa Fils n’est pas un cinéaste mineur et qu’on n’a pas fini d’entendre parler de lui !
Oui, que de chemin parcouru entre ses films érotiques du début (entre autres the Excitment of the Do Re Mi Fa Girl et Kandagwa Wars que j’ai trouvés à la limite du regardable) et Tokyo Sonata. Malgré quelques incidents de parcours (Bright Future était un poil ennuyeux), sa filmographie est depuis plusieurs années assez passionnante. Espérons que cela continue…