Après de nombreuses pauses, nous parvînmes à atteindre la huitième station, celle dite « originale » se trouvant trois cents mètres plus haut. Il faut bien avouer ici que le choix du sweat-shirt pour contrer le froid n’était pas le meilleur. Certes, il ne faisait sans doute que dix degrés, mais avec le vent qui pénétrait à travers les vêtements, la froidure était plus vivement ressentie. Nous ne voyions plus guère de randonneurs en short, je crois qu’à cette altitude il n’y avait plus qu’Olrik jr et moi à en arborer. Pas grave ! me dis-je, cela avait tout du défi hugolien, très « s’il ne doit rester qu’un type en short, eh bien je serai celui-là ». En tout cas, comme les cannes étaient toujours en mouvement, elles ne souffraient pas trop. C’est surtout lorsque nous faisions des pauses que le froid s’amusait à bien me lécher mes jambes poilues et à passer à travers mes vêtements pas du tout coupe-vent.
Et donc, si un dur comme moi commençait à ressentir de la gêne, imaginez pour Castor joufflu ! À un moment, à côté d’un chalet qui vendait des vivres, on a décidé de faire bombance pour essayer de se réchauffer : achat d’une Cup Noodle (700 yens), d’une brioche (400 yens) et d’une tasse de mauvais café (300 yens). J’ai fait une vidéo que je ne posterai pas par pitié pour l’amour propre d’Olrik the 3rd. On le voit avec son teint cireux manger voracement sa brioche comme s’il venait de sortir de trois ans de goulag. Moi, je me disais pourtant à ce moment-là que tout allait mieux. Le sucre étant pour ainsi dire l’ami d’Olrik the 3rd, il était en train de recharger les batteries et plus rien ne l’arrêterait jusqu’au sommet. Malheureusement, une demi-heure d’ascension plus tard, ce fut pis.
Assis avec lui sur un banc à côté d’un chalet, je l’observai : ça n’allait plus du tout. Les deux sweat-shirts ne l’empêchaient en rien d’avoir froid et à cela s’ajoutaient maintenant de sérieuses difficultés à respirer ainsi que de grosses larmes commençant à rouler sur les joues. Il fallait se rendre à l’évidence, le mal des montagnes avait attendu son heure, Olrik the 3rd avait su repousser l’échéance mais là, il lui tombait dessus à bras raccourci.
Les randonneurs japonais, bien équipés, eux, passaient devant nous et jetaient parfois un regard circonspect sur ce trio de gaijins en sweat-shirt qui avaient quand même su se hisser jusqu’à la huitième station. Ah là là ! me dis-je, ça y est, je vais passer pour le père irresponsable de service ! Impression jamais agréable mais impression qui se doubla d’une deuxième : celle qu’Olrik the 3rd et sa misère suscitaient les élans affectifs des bijins alentour. Une d’ailleurs n’y tint plus : assise face à nous, elle farfouilla dans son sac, en retira un objet, puis se leva et se dirigea vers Castor joufflu pour le lui tendre : c’était une paire de gants qu’elle n’utilisait pas et qu’elle lui offrait bien volontiers ! Olrik the 3rd y engouffra aussitôt ses frêles mimines, reconnaissant, marmonnant un « arigato » tout épuisé et tout mignard qui dut fouetter l’affection de la bijin, et peut-être même lui susciter une montée de lait.
De mémoire, la bijin randonneuse ressemblait à peu près à ceci. Ami lecteur, imagine mon émotion !
Cette paire de gants, je crois que nous l’avons gardée. Plus tard, alors que je lui ferais observer l’inutilité de rapporter en France une vieille paire de gants en laine même pas de sa taille, il me rétorquerait que c’était un souvenir qu’il voulait conserver. Et il aurait bien raison. La bijin avait tout de la bonne marraine d’un conte de fées, offrant un présent pour apaiser le malheur subi par un jeune héros. Et comme par enchantement, juste après cette marraine, deux autres surgirent à notre droite pour s’enquérir poliment de la situation.
C’étaient deux Tokyoïtes, la trentaine, très jolies. Moi, perso, je ne ressentis tout à coup plus la froidure devant ces aimables créatures. C’est même peut-être moi qui eus du mal à respirer, en proie subitement non pas au mal des montagnes mais à ce que l’on pourrait appeler « le mal des bijins », vous savez, celui qui provoque pas mal de chamboulements intérieurs (sudation incontrôlable, palpitations et même parfois un autre effet se terminant en -tion), mais, héroïquement, je tins bon. La deuxième marraine offrit elle aussi un présent : un patch chauffant, à poser directement entre la peau et le t-shirt. Et ce n’était pas fini, puisque la troisième marraine, elle, tendit carrément une bonbonne à oxygène afin que le pauvret y glisse son museau et aspire tout son soûl des goulées d’air frais ! Devant toutes ces bonnes intentions émanant de personnes à la voix douce et au visage agréable, Olrik the 3rd reprit des couleurs, mais serait-ce suffisant pour atteindre le sommet ? Cela semblait encore douteux. Avant de prendre une décision, mieux valait entrer dans le chalet derrière nous pour y faire une vraie pause revigorante, bien au chaud. Malheureusement, si dans un conte de fées le héros a des alliés, il a aussi des ennemis et en l’occurence, l’ennemi que l’on eut à affronter prit la forme d’un maroufle qui travaillait dans le chalet et qui nous expliqua que non, désolé, le chalet était réservé à des invités, et qu’en aucun cas je ne pouvais entrer avec mon gosse à l’agonie.
Il y avait de quoi se sentir révolté, de beugler et de renverser les tables en exigeant de voir le directeur. Mais d’un autre côté, connaissant la rectitude des Japonais souvent érigée en mode de vie, je savais que ça ne servirait à rien et je me contentai de tourner les talons en maugréant.
En sortant, je vis Olrik the 3rd, toujours sur son banc et… récoltant deux nouveaux patchs donnés par une nouvelle bijin ! Bon sang ! C’était à se demander s’il ne faisait pas exprès de se sentir mal pour être dorloté par toutes ces créatures aux yeux en amande ! En tout cas, s’il parvenait à couvrir tout son corps de patchs, on avait peut-être une chance ! Mais je n’y croyais que médiocrement. D’ailleurs, les deux marraines tokyoïtes demandèrent son avis à un guide qui était là avec ses randonneurs. L’homme, bienveillant, observa Olrik the 3rd, lui posa quelques questions et ne tarda pas à rendre son terrible verdict : non, il ne fallait pas continuer, il fallait descendre en prenant le chemin de secours.
« Mais alors on aura fait tout ça pour rien ! » pleurnichouilla alors Olrik the 3rd. Sous-entendu à travers ses sanglots : « À cause du gros boulet que je suis ! » Ici, il fallut lui expliquer que si atteindre le sommet du mont Fuji était une chose, faire en sorte qu’il revienne en bonne santé en était une autre tout de même plus importante. Et le guide, nous donnant une petite bonbonne d’oxygène qu’on pouvait garder, acheva de lui faire comprendre qu’il ne fallait plus lutter. La décision était prise, il fallait redescendre. Je remerciai vivement les deux marraines pour leur gentillesse et les deux bijins s’envolèrent vers les cieux du 富士山. Le père célibataire que je suis eût bien aimé recevoir le patch réconfortant de leurs lèvres, mais vous connaissez le topo : Otoko wa tsurai yo.
Et Olrik jr dans tout cela ? Il ne disait rien, mais je savais bien à quoi pensait Faucon sérieux.
« Et toi ? Que décides-tu de faire ? lui demandai-je.
— Ben moi, j’aimerais bien continuer. »
À suivre…
Les trois marraines d’Olrik the 3rd. Que Le Seigneur les garde à jamais en Sa Sainte Protection !
Shonen & Drama ! Olrik the 3rd y retournera un jour. Bercé par le souvenir de ses bijins, et de son vieux paternel (mais si… mais si…), atteindra le sommet comme porté par un nuage magique. Il ressentira alors un incomparable sentiment d’accomplissement, et cette fois là les larmes roulant sur les joues seront de bonheur.
En fait, c’est surtout moi qui ressentira le besoin d’y retourner pour faire sa fête au mont Fuji une bonne fois pour toutes. Quand je lui propose d’y retourner dans deux ou trois ans, Olrik the 3rd se montre étonnamment peu enthousiaste. ^^ Mais ton joli tableau optimiste aura peut-être des vertus prophétiques, qui sait ?