Quand Kitano pleure à s’en tenir les côtes

Hiroshi Igarashi (Beat Takeshi) est un « talento » comique à succès sévissant à la TV japonaise. Sa femme l’a quitté pour l’Australie parce qu’elle trouvait qu’elle n’avait pas sa place dans cette vie entièrement tournée vers une vie médiatique frénétique. Hiroshi vit donc seul en compagnie de son fils, Ken, une dizaine d’années, enfant solitaire et mature, avec un goût prononcé pour la musique. Hiroshi ne se pose pas trop de question sur le fait que son fils est un peu livré à lui-même mais tout bascule le jour où on diagnostique à Ken une tumeur au cerveau inopérable…

哀しい気分でジョーク –Kanashii kibun de joke
Joke with a sorrowful heart
Takeshi Yoshida – 1982

On l’aura tout de suite compris, l’article du dimanche, quoique évoquant un film avec Beat Takeshi, ne sera guère drôle. Rien que le titre laisse supposer qu’il n’y aura pas de miracle, la fin sera forcément tragique. Joke with a Sorrowful Heart est de ces films qui traitent le sujet de l’enfant malade et qui forcément vous crispent un peu. Après, le film n’a rien d’épouvantable non plus, ce n’est pas, par exemple, Le petit prince a dit de Christine Pascal, film parfait pour plomber l’ambiance dans le cadre d’une diffusion en famille.

En fait, ce curieux film période « Beat Takeshi » avant que Kitano ne se décide à passer derrière la caméra, a bien plus de liens avec l’Été de Kikujiro qu’avec Le petit prince a dit. J’ai d’ailleurs inspecté un peu mes archives pour voir si Kitano citait ce film comme influence lorsqu’il a décidé de faire Kikujiro. Rien de probant je dois dire et pourtant il n’y aurait d’inconcevable d’imaginer que Kitano se soit rappelé ce film lorsqu’il a conçu l’histoire de Kikujiro.

D’abord parce qu’on y trouve la figure du père (réel dans Joke, de substitution dans Kikujiro) tendre et gaffeur, père qui dans chaque cas dispose d’une facette autobiographique. C’est évident pour Joke. A cette époque, Beat Takashi est une star du petit écran et le voir multiplier les facéties sur des plateaux donne tout de suite l’impression qu’il joue ici son propre rôle. Le film s’accompagne du reste d’un certain discours critique envers la moralité et les petites magouilles du métier, aspects très raccords avec Kitano quand on connaît l’esprit sarcastique du bonhomme. Dans Kikujiro, on le sait, son personnage était un hommage au propre père de Kitano, père maladroit qui passait son temps à gaspiller l’argent de la maison sur les champs de courses.

Père qui vrille sur les plateaux (séance de tarte à la crème qui dégénère), père qui vrille à la maison (il a mis sans s’en rendre compte un pyjama de son fils).

Autre point commun, l’opération de réenchantement du réel que va entreprendre le père pour faire oublier à l’enfant ses soucis. Dans Kikujiro, le vieux yakuza invente mille et un délires pour redonner le sourire à ce petit garçon replet et triste du fait de l’absence de sa mère. Dans Joke il s’agit de détourner l’attention de Ken du mal qui le ronge (précisons que le père cache soigneusement la réalité de sa maladie) mas aussi de rattraper le temps perdu. Conscient qu’il a sans doute été un père lamentable durant toutes ces années car souvent absent, il y a comme une frénésie de se rattraper, de montrer à Ken (et de se prouver à lui-même) qu’il est capable  d’être un bon père. On le devine, cela va se passer par une culture du mensonge qui n’a pas été sans me faire penser à La Vie est belle de Roberto Bénigni, à la différence que dans Joke la bouffonnerie mensongère y est sur un mode mineur (sans doute parce que Ken est un garçon intelligent auquel il sera plus difficile de faire avaler des couleuvres).

Partie de baseball dans un parc pour essayer d’intégrer Ken à un groupe d’enfants.

Enfin, il y a le voyage afin de retrouver la mère pour peut-être reconstituer le tissu familial (et là, on pense aussi bien à Kikujiro qu’au Petit prince a dit). Pour Ken et son père, il s’agira de se rendre carrément à Sidney, officiellement pour découvrir la vie autralienne, officieusement permettre à Ken de voir sa mère une dernière fois avant de mourir. La conclusion de ce voyage sera exactement la même que pour Kikujiro, c’est-à-dire cruelle, mais elle sera aussi finalement bénéfique car elle aura permis à Hiroshi et Ken de consolider leurs liens père-fils.

Une différence notable avec Kikujiro : en parallèle à la volonté de tout sacrifier pour son fils, Hiroshi doit aussi composer avec son métier qui bat de l’aile. Hiroshi a de moins en moins d’argent et va devoir accepter des compromis en acceptant des spectacles moins valorisants et pouvant porter atteinte à sa fierté en tant qu’artiste. Ce sera une difficulté de plus dans le moment difficile qui traverse : doit-il vraiment tout sacrifier, tout accepter pour gagner de l’argent ? Le grand écart est en tout cas vertigineux quand on le voit animer en costume de panda un concours de chœurs d’enfants alors que son fils vient de faire en coulisses un malaise et doit être amené d’urgence à l’hôpital.

Bref, si vous êtes curieux de la carrière de Kitano avant Violent Cop (pour rappel, son premier film en tant que réalisateur) et que vous avez adoré l’Été de Kikujiro, vous pouvez sans hésiter donner sa chance à Des plaisanteries voilées de larmes (titre français pour la sortie au Luxembourg). Quelques mois avant la sortie de Yasha dans lequel il campait un yakuza névrosé, Kitano montrait qu’il était capable de camper un personnage de père bouleversé et attachant, dans un film qui joue la carte de la lacrymalité somme toute avec mesure. On pourra tout au plus faire la fine bouche sur les cinq dernières minutes (je les ai personnellement trouvées un peu ratées, un peu gauches, presque de mauvais goût dans le traitement de la mort de Ken) mais le film reste tout de même une petite réussite dans son traitement d’un sujet Ô combien délicat.

7/10

 

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