the Land of Hope (Sion Sono – 2012)

Trois couples, trois générations, trois façons de gérer une crise à la Fukushima. C’est ce que propose le dernier film de Sion Sono après un Himizu adpaté d’un manga, qui avait déjà en germe l’idée d’une crise nucléaire. Mais c’était seulement en germe, l’évocation en arrière-plan de la catastrophe de Fukushima ayant été ajoutée au script après les événements. Cette fois-ci, Sono les saisit à bras le corps en mettant momentanément de côté l’esthétique gorgée d’énergie des précédents opus au profit d’un cinéma de facture plus classique. Après un premier visionnage, on pourrait penser que the Land of Hope, à l’instar de Be Sure to share, a tout du film intrus dans la filmographie de sono. Rien de commun a priori avec les Strange Circus, Love Exposure et consorts. Et pourtant, après ces deux heures un quart, difficile de ne pas se départir de l’idée que ce que l’on vient de voir est typiquement du Sion Sono. Un peu comme une photo et son négatif finalement : à la fois semblable et très différent. Le film baigne dans une atmosphère totalement à l’opposé de celle des précédents films (notamment en ce qui concerne les rapports parentaux), mais cette différence agit finalement comme un révélateur de ce qui jusqu’à présent constituait une sorte de ciment thématique de la filmographie de Sono.

Après, nul besoin de la connaître sur le bout des doigts pour bien apprécier the Land of Hope. Le film m’a paru pertinent dans sa volonté de ratisser large dans les différentes manières de se confronter à une telle catastrophe. C’est ce qui apparaît à travers les trois couples du film, couples qui vont chacun se réfugier dans une temporalité (passé, présent, futur) pour (essayer de) surmonter l’épreuve. Avant d’aller plus loin, disons en quelques mots en quoi elle consiste : les habitants d’une petite ville apprennent qu’une centrale nucléaire située non loin vient de subir de sérieuses avaries et qu’il leur faut quitter d’urgence les lieux. Ce qu’ils font tous, excepté deux vieillards…

 

Chieko et Yasuhiko Ono ou le passé confortable

On nous a pas mal bassinés ces derniers temps avec le couple formé à l’écran par Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva dans le film d’Haneke. On peut trouver la performance des acteurs vraiment brillante et pourtant, je n’échangerais pas mon baril d’Isao Natsuyagi / Naoko Ohtani contre une dizaine de Trintignant / Riva. Là où Haneke nous montrait une déchéance plombante, Sono nous donne à  voir un amour que rien ne vient entamer, ni la vieillesse, ni les radiations et pas même Alzheimer dont est atteinte Chieko Ohno. Yasuhiko et sa femme, c’est la sérénité d’une vie bien remplie, qui a largement value d’être vécue et que rien désormais ne pourra entacher, pas même la mort. Du coup, plutôt que de faire la gueule, Yasuhiko vaque tranquillement à ses activités, s’occupe de ses vaches laitières avec son fils et sa belle-fille, cultive de belles fleurs en face de chez lui et surtout accompagne tendrement, sans le moindre ennui ni agacement, sa femme qui perd la boule (elle est incapable de se souvenir d’une information). Il est aussi un bon père, adoré par son fils Yoichi, et envers lui à la fois aimant et sévère. Parfaite antithèse des personnages de pères dans l’univers de Sono. Yasuhiko donnera pourtant lui aussi plusieurs mandales à son fils sous le coup de la colère (quand il décidera de revenir avec Izumi – alors enceinte – pour leur faire un dernier adieu), mais on comprend bien que la force de ces gifles est proportionnelle à l’immense amour que le vieil homme a pour ses enfants (il n’en va pas autrement du jeune Mitsuru, fils d’un des voisins, en apparence dur avec son père, mais avouant à sa petite amie qu’ils sont en réalités très proches l’un de l’autre).

Il est finalement à l’image de ces arbres plantés à côté de sa maison par ses aïeuls : un arbre lui aussi, profondément enraciné dans sa petite ville et que rien ne lui fera quitter, pas même des particules radioactives. A quoi bon ? Arrivé à l’hiver de sa vie, qu’il meure un peu avant à cause d’elle, cela ne change rien. Encore une fois, sa vie a été réussie, la page est comme mentalement déjà tournée et Yasuhiko n’a plus qu’à attendre paisiblement la mort. L’avenir ne l’occupe plus et le présent, sans être ennuyeux, n’est qu’une sorte de bonus répétitif qui vient parachever un lumineux passé.

Lumineux… il faut ici évoquer un assez grand nombre de plans nous montrant le patriarche en contre-jour. Très loin chez Sono des habituels personnages de pères qui se terrent dans des endroits underground, Yasuhiko Ono est un personnage solaire. S’il est irradié par quelque chose, c’est moins par les particules radioactives que par la lumière du soleil qui semble imprégner ce personnage dès qu’il sort de chez lui. Avec à la clé cette impression de sagesse et de clairvoyance qui se dégage du personnage. Dès le début, dès l’irruption dans sa ville des hommes en tenue radioactives installant un cordon de sécurité d’une incroyable bouffonnerie (les habitants situés d’un côté du cordon peuvent rester, les autres doivent partir : pas besoin d’en faire des tonnes pour montrer les mensonges et l’hypocrisie des instances dites « compétentes » : Sono se contente de quelques extraits d’émissions télévisées où le crétinisme le dispute à l’inconscience, ainsi que de ces plans montrant un paysage balafré de cette barrière enclavant les méchantes particules), alors que tous les autres habitants sont obsédés à l’idée de savoir s’ils sont du bon côté ou non sans se rendre compte de l’idiotie d’une telle demande, il est le seul à se tenir à l’écart, installé parmi ses fleurs et jugeant sévèrement la scène, comme ayant compris les tenants et les aboutissants de ce scandale lié au nucléaire. Aucunes illusions, mais pas non plus des protestations. L’avenir ne lui appartient plus et lorsque son fils viendra lui demander plus tard s’il doit quitter ou non sa nouvelle ville située plus loin, il lui répondra que c’est à lui de prendre une décision. Plus jeune, on l’imagine volontiers entrer en action contre le gouvernement. Maintenant c’est trop tard.

Un mot sur sa femme que Sono a choisi de montrer sous la forme d’une vieillarde un brin gamine et avec un panier percé en guise de mémoire. Elle aussi semble tournée vers le passé, mais à sa manière.  Dans une scène on la voit prendre la fuite en yukata pour rejoindre une place isolée où se tient habituellement un bonodori (une fête des morts). Il n’y a évidemment personne mais pas de problème pour Chieko, elle salue des fantômes de participants et commence imperturbablement ses pas de danse, heureuse, heureuse sans doute de replonger dans un âge d’or mental qu’elle a su garder au fond d’elle-même. C’est tout le sens de cette incessante question qu’elle pose à son mari, « quand rentrons-nous à la maison ? », c’est-à-dire « quand allons nous retrouver cet âge d’or, ce passé bienheureux ? ». Ils le retrouveront à la fin le temps d’un baiser comme au temps de leurs vingt ans, mais aussi d’une manière plus définitive. En attendant, il vont devoir faire avec un présent moins guilleret. Peu importe : Yasuhiko est un chêne qui attend la mort et sa femme avec sa mémoire défaillante a l’avantage de ne pas comprendre la situation. A ce sujet une scène ne manque pas de piquant : on les voit attablés au moment du dîner tandis que la TV à l’arrière-plan diffuse des informations sur la centrale nucléaire. Chieko s’exclame alors : « Comment ? Ils ont construit une centrale nucléaire à Nagashima ? » A bien des égards, cette brave femme peut être vue comme le fulgurant symbole d’une conscience collective japonaise encline à oublier et à se désintéresser de faits de société important. Il n’en ira pas autrement avec les personnages que vont croiser de leur côté Yoichi et Izumi Ono

 

Yoichi et Izumi Ono ou le présent inconfortable

Yoichi et Izumi, un peu contraints et forcés, s’installent donc dans une autre ville située à quelques dizaines de kilomètres de là. Ça commence sous de mauvaises hospices puisque qu’un pompiste, voyant par leur plaque d’immatriculation d’où ils viennent, refuse d’abord de les servir en leur demandant de ne pas rester là, eux et leurs particules radioactives.

Ignorance, bêtise, intolérance et finalement incroyable insouciance sont les tares que le jeune couple ne vont cesser de rencontrer. Et pourtant, excepté ce pompiste et ces enfants dans la rue qui malmènent un autre parce que lui aussi vient d’une zone sinistrée, leur installation dans la petite ville prend un assez bon départ. Yoichi a trouvé un nouveau boulot et paraît bien accepté par ses collègues tandis qu’Izumi a le bonheur de découvrir qu’elle est enceinte. On a alors l’impression d’une vie qui va continuer sereinement. On se dit que ce n’est pas plus mal de faire abstraction de ce qui se passe plus loin. Arrive cette scène à la maternité et là tout change. Une jeune mère fait part à Izumi de son inquiétude à propos de traces de césium trouvé dans son lait. Aussitôt Izumi bascule d’une bienheureuse insouciance toute à son bonheur à une peur excessive. On retrouve alors le motif du déguisement : Izumi s’affuble d’une tenue de protection radioactive qui va l’accompagner dans ses moindres déplacements. On est évidemment très loin de la Megumi Kagurazaka sexy en diable des précédents films et offrant de vertigineux décolletés. Ici la moindre parcelle de peau est cachée, le corps devenant une sorte de sarcophage car devant protéger à tout prix le petit être en train de pousser à l’intérieur. Il n’est pas non plus une apparence ayant pour but d’attirer les regards (cf l’épouse dans Guilty of Romance ou les vendeuses dans Cold Fish). En fait, Izumi se moque éperdument du qu’en dira-t-on, seul compte l’ancrage dans un présent où le moindre jour, la moindre heure, la moindre minute passés avec cette tenue protectrice sera un instant de gagné, une assurance supplémentaire à propos de la bonne santé du futur bébé, et qu’importe si cela ne plaît pas et qu’Izumi fasse le vide autour d’elle.

Evidemment, pour ce qui est de ne pas attirer les regards, on devine que c’est râpé. Les passantes ne se privent pas de pouffer à son passage. De même, Yoichi, lors d’un passage à un combini, devra supporter la question de la vendeuse (« comment va votre femme ? ») et les gloussements à peine contenus. Même chose lorsqu’il se rend à la maternité et qu’il entend derrière lui des plaisanteries sur la « femme-astronaute ».  On retrouve alors de ces visages scrutateurs et moqueurs, les visages de Koike (Love Exposure), Murata et son épouse (Cold Fish) et de mitsuko (GoR) mais aussi de ces ados qui se moquent de manière peu charitable de Yu dans Love Exposure lorsque ses activités de photographe de petites culottes sont révélées au grand jour. On retrouve aussi ce motif de la secte donnant parfois l’impression que la société japonaise n’est qu’une vaste secte où marquer sa différence peut susciter la moquerie . C’est la surprenante réaction d’un jeune homme accompagnant un employé compréhensif chargé de convaincre Yasuhiko Ono de quitter sa maison : alors que celui-ci explique comme se manifeste l’Alzheimer de sa femme, le jeune homme ne peut se retenir de pouffer, jetant évidemment un froid. Mais encore s’il n’y avait que la moquerie ! Le problème est que la différence peut aussi s’accompagner d’une violente réprobation. Qu’Izumi décide de se protéger ainsi (et plutôt deux fois qu’une, voir comment elle calfeutre son appartement) n’est pas que grotesque : c’est aussi perçu comme un acte foncièrement déplacé et égoïste. Les gens sont sur un même bateau : soit ils font force commune, soit ils s’en vont s’ils ne sont pas contents. C’est ce que diront en substance à Yoichi ses collègues avec là aussi force rictus : Yoichi, jusqu’alors sceptique concernant les agissements de sa femme, sera révolté par cet esprit de troupeau et rejoindra sa femme dans sa joie surprotectrice.

Mais lorsqu’ils reviendront de leur courte visite chez les parents de Yoichi, lorsqu’elle se métarmophosera une deuxième fois pour cette fois-ci accepter la vie telle qu’elle est, et pour finalement devenir une femme comme les autres, une femme dans la secte qui aura oublié, Yoichi conservera seul son inquiétude. Lors de la scène finale, on se dit alors qu’un passage de témoin a été fait entre les parents et les enfants. Izumi, heureuse, un peu gamine et oublieuse de ce qui s’est passé est Chieko tandis que Yoichi, baigné par le soleil et observant sa femme, est devenu son père, une conscience familiale supérieure qui n’oubliera pas, elle, et qui saura agir le moment venu.

 

Mitsuru et Yoko ou l’avenir à petits pas

Dernier couple du film, dernière génération : il s’agit de Mitsuru, le fils d’un voisin de Yasuhiko, et de sa petite amie habitant dans une ville dévastée par le tremblement de terre qui a été la cause de l’incident nucléaire. Rapidement les deux ados vont faire des recherches là-bas, malgré les interdictions et les barrages de police, pour essayer de retrouver les parents de Yoko.

Hélas, tout semblera indiquer qu’ils sont morts. A la place, ils feront une curieuse rencontre, celle de deux enfants (un garçon et une fille) revenus sur les lieux pour retrouver un objet qui leur est cher, un disque des Beatles qu’ils aimaient écouter « autrefois ». Cet autrefois fera réagir Mitsuru qui trouvera étrange que des enfants de huit ans parlent comme des adultes, c’est-à-dire avec la conscience d’un passé plus ou moins lointain. Et le sentiment d’étrangeté ne s’arrêtera pas là puisque quelques instants plus tard, alors que les deux enfants partaient dans une autre direction, ils disparaissent comme par magie, au grand désespoir de Yoko qui pousse alors de grands cris pour les faire revenir.

La scène est évidemment lourde de sens. Ces deux bambins perdus dans cet univers désolé pour retrouver quelque chose d’impossible à retrouver, c’est évidemment Mitsuru et Yoko, dès cet instant condamnés à être orphelins. Certes, Mitsuru a encore ses parents et ces derniers se sont proposés d’accepter Yoko et avec eux. Mais le modèle de Chieko et Yasuhiko a montré combien la notion de famille est à associer à un toit, à une terre. Yoichi et Izumi auront eux aussi l’impression d’être orphelins lorsqu’ils se voient contraints de quitter leurs racines. Mais ce qui change la donne est la grossesse d’Izumi qui va les amener à mieux accepter leur nouveau toit.

Rien de tel chez Mitsuru et Yoko : leur toit est à ciel ouvert, leurs racines, nulle part. Le film, en terminant sur le couple marchant dans un paysage hivernal, peut donner une forte impression de pessimisme. Et l’on est enclin à penser que le titre du film est évidemment très ironique. Et pourtant, et pourtant… même si cela est vrai, il est difficile de ne pas se dire qu’il est aussi à prendre littéralement. D’abord parce que le jeune couple se fait le vœu de se marier, souhait fragile mais première étape pour rejoindre le couple Yoichi / Izumi et sa volonté d’aborder sereinement l’avenir mais sans oublier les tragiques événements du passé. Ensuite justement, parce qu’ils choisissent d’avancer par étapes en suivant le conseil que leur prodiguent les deux enfants/fantômes : « Désormais, le peuple japonais doit avancer comme ça, un pas après l’autre ». Et de scander des « un pas… un pas… » à chaque enjambée méticuleusement et lentement effectuée. Mitsuru et Yoko adopteront à la fin cette manière de marcher. Mais il est bien difficile de saisir la portée d’un tel geste. Attitude positive symbole d’une conscience collective qui a enfin compris la leçon et qui désormais se méfie, soucieuse de ne pas avancer trop vite ? Ou simple symbole d’une conscience de deux simples individus destinés à se sentir seul dans ce paysage désolé ? Difficile de trancher mais à la fin du film, on se dit que la partie afin de surmonter son autisme est loin d’être gagnée pour le Japon…

8/10

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2 Commentaires

  1. Hâte de découvrir ce film, mais je vais devoir attendre sa sortie blu-ray…

    J’en profite pour signaler que les deux derniers films en date de Toshiaki Toyoda sont disponibles en VOSTA pour qui les cherche bien. Je serai curieux de vous lire à leur sujet…

    • Il se trouve que ça fait deux mois que je projette de me mater Monsters Club pour en faire la critique mais qu’à chaque fois c’est repoussé parce qu’un autre sujet d’article vient s’intercaler. Mais patience, ça ne devrait plus tarder.

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