Extreme Private Eros : Love Song (Kazuo Hara – 1974)

RAW. C’est ce terme propre à la photographie numérique, désignant un format de fichier non compressé, et que l’on pourrait traduire par « brut », c’est ce terme donc qui m’est venu immédiatement à l’esprit en voyant ce documentaire autobiographique de Kazuo Hara.

Précisons ici : « quasi autobiographique » car si l’entreprise d’Hara l’amène à parler de lui-même, de ses sentiments vis-à-vis de Miyuki Takeda, son ex-femme, c’est surtout l’extraordinaire portrait de cette dernière qu’Hara s’efforce de brosser.

Hara et Takeda

Après avoir vécu 3 ans avec Hara, Miyuki s’aperçoit qu’elle a besoin de son propre espace de vie. Elle le quitte, part pour Okinawa, emmenant avec elle le garçon qu’ils ont eu ensemble. Désemparé par cette absence parce qu’il s’aperçoit qu’il a encore des sentiments pour elle, Hara décide alors de la rejoindre pour faire un film sur elle. C’est le moyen imaginé pour rester en contact avec elle et mettre définitivement de l’ordre dans ses sentiments qui apparaissent à certains moments du film très confus.

Miyuki au début du film : une épouse modèle qui  ne va pas tarder à changer de fusil d’épaule

Dans ce documentaire qui suit le quotidien d’une jeune femme japonaise particulièrement libérée, Hara n’intervient presque pas. Sur le plan affectif, Miyuki a refait sa vie de manière chaotique, avec des déconvenues, mais Hara ne cherche pas à faire le conseiller conjugal. Il essaye bien une fois, agacé ou plutôt bouleversé par la relation de Miyuki avec un soldat américain noir (couleur de peau qui a son importance, je l’expliquerai plus bas). Mais face à la ténacité de la jeune femme cela ne change rien et on assiste un peu médusé aux sanglots de ce jeune homme qui se laisse alors filmer par une tierce personne.

Catharsis

Tout est donc montré d’une manière brute, quasiment sans intervention du réalisateur. Ainsi le premier quart d’heure, consacré à la liaison orageuse de Miyuki avec une autre femme, Sugako. Cela crie, cela arbore des petites mines dédaigneuses, avant de ce réconcilier avec forces sourires, le petit garçon au milieu des deux femmes pour se donner l’impression d’une famille à nouveau réunie.

C’est à toi de sortir les poubelles!

Brute aussi cette relation avec un soldat noir américain donc, et quand le couple a des rapports sexuels, la caméra s’immisce pour s’attarder sur le visage gémissant de Miyuki :

Brutes aussi les quelques scènes montrant une certaine faune nocturne qui n’est pas sans évoquer certains romans de Ryu Murakami. Prostituées, lolitas faisant l’école buissonnière pour le plus grand plaisir de quelques G.I.’s, marginaux : Extreme Private Eros, c’est aussi un peu voyage dans l’underground de l’Okinawa des 70’s. Au milieu de tout cela, Miyuki ne se pose pas de questions, elle fonce, récupère un amant, a un enfant avec lui, se confie à des hôtesses et n’hésite pas à vendre dans la rue des exemplaires de son pamphlet dénonçant les petites médiocrité de la vie à Okinawa, quitte à se faire malmener par les yakuzas du coin.

Si Hara fait preuve de jusqu’auboutisme dans sa volonté de mettre à nue la réalité, il est dans ce domaine largement dépassé par son ex-femme qui ne semble jamais calculer face à la caméra. Colère, tendresse, aigreur, rage, mauvaise foi, une kyrielle de sentiments défilent devant les yeux du spectateur qui ne sait pas s’il doit éprouver de la sympathie ou de l’antipathie pour cette femme dont les lunettes lui donne parfois un air obstiné, parfois un peu froid.

Rare moment où ce n’est pas le cas

Puis, sans crier gare, le film livre au spectateur cette scène :

Miyuki, grosse de neuf mois (conséquence assumée de sa relation passagère avec son soldat de couleur), à genoux au-dessus de papier journal soigneusement étalé, comprime son ventre tandis que la nouvelle compagne d’Hara, associée à son projet documentaire, tend son micro pour bien enregistrer la scène. Ce sont les prémisses d’une scène d’accouchement qui va durer huit stupéfiantes minutes. Stupéfiantes parce que, une nouvelle fois, elles ont ce caractère brut, une absence totale de toute valorisation esthétique pour dramatiser l’instant. La caméra est fixe, juste devant son vagin. À aucun moment Hara ne changera de point de vue. Autre détail : ce sont huit minutes totalement floues, Hara ayant oublié dans son émotion de mettre au point l’image :

On peut se demander d’ailleurs s’il n’y aurait pas de l’acte manqué dans cette erreur, un peu comme une volonté de ne pas voir l’accouchement de cet enfant qui n’est pas le sien.

Bref, huit minutes donc, huit minutes durant lesquelles Miyuki poussera toute seule, comme une grande, sans la moindre aide de la compagne d’Hara et sous les pleurs un peu paniqués de son fils qui se trouve aux premières loges. On est un peu éberlué lorsque l’on voit cette masse de chair expulsée et gésir sur le papier journal pendant plusieurs minutes, le temps que la mère reprenne ses esprits. En fait, mon premier mouvement a été d’être un peu scandalisé devant le manque de soin et un « est-ce qu’il vit ? » lancé par la mère sur un ton pas vraiment angoissé.

Mais il y a dans cet accouchement un peu d’une mise à l’épreuve pour le bébé. Un peu plus tôt, Miyuki a confié à Hara qu’elle ne souhaite pas que ses enfants soient polis ou bien élevés. Au contraire, elle les conçoit comme des bagarreurs dans une société trop policée et hypocrite. En cela, que sa future fille soit métisse la remplit d’aise car elle sera comme l’incarnation physique de sa rancœur envers la société. Détail révélateur : une de ses premières actions après son accouchement est d’appeler sa mère pour lui dire qu’elle a accouché, toute seule, d’un bébé métisse. Rupture avec le mari, rupture avec la société, rupture avec l’amant géniteur, rupture sous-entendue avec la famille, Miyuki n’a de cesse de se mettre en rupture avec tout le monde, trois personnes exceptées : elle-même et ses deux enfants.

L’accouchement passé, le film suit une trajectoire plus apaisée. Miyuki retourne vivre à Tokyo, discute tranquillement avec son ancienne amante devenue elle aussi mère de famille, aide surtout la compagne d’Hara à accoucher dans une nouvelle scène de maternité en direct.

Et cette fois-ci, la caméra n’est pas fixe et l’image n’est pas floue. L’objectif d’Hara semble concerné par ce petit être dont on craint un moment qu’il soit mort-né. Il n’en est rien, ouvrant des yeux démesurément grands, comme prêt à tout observer, finalement comme son père durant tout le film, il s’apprête à rejoindre une marmaille d’une communauté de mères vivant dans un même quartier à Tokyo. Le film s’achève sur des images de mères et d’enfants vivant ensemble sans aucune interférence masculine. Avoir des enfants avec un mari pour la vie ? Miyuki, dans les dernières paroles du film, affirmera que ce n’est pas sa façon de concevoir sa vie. Avoir des enfants, avoir des amants, et danser nue dans une boîte de strip-tease sur l’air d’ I Gotcha de Joe Tex : telle est la façon de mener sa vie de Miyuki, telle est la trajectoire de cette Japonaise qui durant 90 minutes jette au visage du spectateur un féminisme d’une crudité aussi brutale que sublime.

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