Un parapluie pour deux (Tora-san 15)

Tora-san 15
C’est dur d’être un homme : Un Parapluie pour deux (Otoko wa tsurai yo: Torajirō aiaigasa)
Yôji Yamada – 1975

Ce quinzième opus est souvent considéré comme le meilleur épisode de la saga. Étant encore loin de l’avoir vue dans son entièreté, je ne saurais confirmer cet avis. Une chose est sûre, avec le retour de Ruriko Asaoka dans le rôle de Lily la chanteuse, c’est l’assurance d’avoir un épisode qui ne sera peut-être pas le sommet de la saga, mais au moins l’un des pics.

Et je trouve que c’est le cas, même si je n’ai pas été emballé plus que cela par la première demi-heure (commençant pourtant par une excellente scène de rêve se déroulant dans le monde de la piraterie). Mais dès que Torajirô et Lily sont réunis, et surtout dès qu’ils retrouvent le quartier de Shibamata et la famille Kuruma, le plaisir est là.

Asaoka remporta cette année-là le prix de la meilleure actrice à la fois chez Blue Ribbon, Mainichi et Kinema Junpo, c’est dire si l’actrice a de nouveau parfaitement campé son personnage de chanteuse itinérante, sorte de double de Torajirô. L’association pourrait paraître incongrue tant Torajirô et son faciès carré semblent incompatible avec la beauté de Lily. Mais il se dégage d’eux la même lumière et une complicité qui fait comprendre qu’il ne peut y avoir, pour l’un comme pour l’autre, de meilleur choix afin de construire une vie familiale. D’autant que les retrouvailles avec la madone débouche pour Torajirô sur des esquisses de gestes amoureux. Vont-ils se promener pour faire des courses que Lily lui prend le bras, suscitant les commentaires chez les habitants de Shibamata ainsi que l’effarement chez le prêtre du quartier. Plus loin dans le film, lors d’une scène qui apparemment est devenue l’une des plus mémorables de la saga, Lily se glisse sous le parapluie de Torajirô et va même jusqu’à tenir le manche (chacun y verra la métaphore de son choix), mettant sa main au contact de celle de Tora-san. Aussi bien, quand le mariage entre ces deux-là est évoqué par Sakura et que Lily y répond favorablement se dit-on que, ça y est, la saga va trouver sa conclusion (ne pas oublier que les spectateurs japonais d’alors ne savaient pas que la saga durerait jusqu’à cinquante épisodes ; croire à chaque fois que Torajirô allait enfin trouver chaussure à son pied est un petit plaisir que le spectateur contemporain n’a plus) avec Torajirô qui va enfin se marier. Las ! le projet tombe de nouveau à l’eau, avec un Torajirô qui prend pour excuse sa bêtise qui ne peut être qu’un frein à l’intelligence de Lily. Rarement le spectateur aura autant eu envie de traverser l’écran pour prendre le personnage par le col et l’inviter rudement à courir après Lily pour faire sa demande.

Pourquoi, quand les circonstances lui sont favorables, toujours ce besoin de se retourner au dernier moment, comme s’il avait peur d’enfin toucher au bonheur ? C’est à se demander si Torajirô ne serait pas frappé du même mal qu’Octave, le héros d’Armance, de Stendhal c’est-à-dire l’impuissance. Dans une scène, alors qu’ils dorment dans la même chambre d’une auberge, Lily se colle contre Tora pour réchauffer ses pieds contre les siens. Quel célibataire, sain de corps et d’esprit, enverrait bouler une femme comme la gracieuse Lily ? Eh bien Torajirô, lui, le fait, arguant que les petons de Lily sont glacés. Un peu plus tard, chez les Kuruma, Lily et Torajirô, en présence de la famille, s’amuseront à minauder, laissant entendre qu’ils ont mélangé leurs pieds sous la couverture – et peut-être même mélangé autre chose. Or, le spectateur sait qu’il n’en a rien été, et je me suis finalement demandé si cette scène des pieds, en symbolisant un contact physique avorté, ne résumait pas un drame intérieur de Torajirô, dont la virilité exprimée par les getas, le haramaki et une gouaille tapageuse n’était finalement qu’une apparence pour mieux cacher une incapacité à consacrer une expérience amoureuse.

Et Lily, de son côté, n’est pas en reste. Si délimiter la virilité chez Tora n’est pas évident, le faire avec la féminité de Lily n’est pas non plus facile. Lors d’une scène nocturne, Lily et Sakura sont importunées dans la rue, la nuit, par deux hommes ivres. Alors que l’un d’eux franchit certaines bornes, Lily se retourne et lui flanque une gifle qui dégrise immédiatement les deux butors. Cet aspect viril, on le retrouve lors de l’hilarante scène des melons, scène durant laquelle Lily ose faire la morale à Tora-san, allant jusqu’à susciter l’admiration de Hiroshi qui lui avoue qu’il n’avait jamais osé dire ces paroles rudes mais nécessaires à son terrible beau-frère. Tora aussi, comme les deux ivrognes, se trouve un peu séché sur le coup. Mais son tempérament querelleur reprend le dessus et amène ce dialogue :

— Es-tu vraiment une femme ? demande-t-il.
— J’ai bien peur que oui !
— Quelle femme ! Ton visage me donne envie de vomir !

Bien entendu, comme d’habitude, la colère de Tora lui fait dire n’importe quoi et, comme d’habitude aussi, l’interlocuteur qui fera les frais de sa mauvaise foi, sera terriblement vexé. Mais ici, il est aussi ahurissant qu’intéressant que cette mauvaise foi ironise brutalement sur une absence de féminité chez la chanteuse. Rien de plus gracieux et féminin que cette chanteuse. Et pourtant… quand au début du film elle évoque auprès des Kuruma son divorce, elle croit bon de préciser : « C’était ma faute ». Et quand elle demande à Tora de lui réchauffer les pieds, elle précise qu’elle est anémique et que ses pieds sont glacials même l’été. Cela sur le ton de la boutade, mais mis bout à bout, tous ces éléments, pris métaphoriquement ou non, jettent le trouble sur Lily, laissant supposer qu’elle aussi a un « secret ». Du reste, quand elle apparaîtra de nouveau dans l’opus n°25 (Okinawa mon amour, premier film de la saga vu par votre serviteur, il y a longtemps), elle sera bel et bien frappée par la maladie.

Les raisons pour lesquelles Tora ne peut concrétiser un mariage avec une madone sont multiples. Mais avec Lily, la madone des enlacements, du bras pris lors d’une promenade quasi en amoureux, des pieds froids demandant à être réchauffés bref, la madone des effleurements amoureux, on en vient à se demander si la malchance ne prend pas ses racines dans une incapacité à aller au-delà d’un simple attouchement. Et comme il en va peut-être de même pour Lily, tout cela fait que leur duo restera sans doute comme le plus mémorable de la saga.

Ironiquement, lors de la scène finale, Tora montera dans un petit car où se trouvent des femmes de cabaret avec lesquelles il avait autrefois sympathisé. Aucune crainte chez elles à l’idée de laisser monter cet homme, au contraire. C’est que Tora, en dépit de son prénom, est plus proche de la mascotte inoffensive que d’un tigre. Or on ne peut pas dire que le propre d’une mascotte soit d’être particulièrement sexualisée.

8/10

La fameuse scène des melons et de la remontrance de Lily :

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