Des agneaux doux comme des prisonniers

The Scythian Lamb
Hitsuji no Ki (羊の木)
Daihachi Yoshida – 2018

Histoire de faire des économies, le gouvernement tente une expérience en choisissant d’abréger la détention de quelques prisonniers sélectionnés. Une condition toutefois : ils doivent s’insérer et rester dix ans dans la petite ville de Uoboka, ville où « les gens sont gentils et le poisson excellent », dixit Hajime Tsukisue, le fonctionnaire chargé de surveiller que tout se passe bien pour les six ex-criminels dont il a la charge…

 

Adapté d’un manga au graphisme particulier de Tatsuhiko Yamagami et Mikio Igarashi, The Scythian Lamb propose une histoire sur le thème de la réinsertion sur fond de vieille légende, avec cet agneau de Scythie (ou « agneau tartare »). Rapidement pour expliquer, cet animal/végétal consiste en une plante d’où poussent des agneaux au bout de ses tiges. Alors qu’elle est chargée de nettoyer une plage, Mikako (une des six) tombe un jour sur une petite plaque émaillée représentant cette créature :

Au spectateur alors de comprendre que ces agneaux sont évidemment ces six ex-criminels à qui l’on demande d’évoluer brutalement dans un terreau qu’on leur a imposé tout en devenant de parfaits agneaux. Assez vite, ils vont s’apercevoir que ce n’est pas gagné. Ainsi Shigeru Ono, ancien yakuza et dont la tronche balafrée ne laisse aucun doute sur son pedigree. Il va avoir tendance à faire le vide autour de lui, d’autant que la ville d’Uoboka a la particularité de n’avoir aucun yakuza. C’est dommage pour lui car il a la réelle volonté de tourner la page de son tumultueux passé. Il aura néanmoins la chance de tomber sur une employeuse bienveillante et sans doute un brin amoureuse.

Avenir très incertain aussi pour Katsushi, archétype du criminel endurci parfaitement capable de tomber dans la récidive. Sourire carnassier en bandoulière, il s’ennuie de son boulot de marin pêcheur et attend le bon moment pour transporter de la drogue et commencer ainsi son règne de chef yakuza dans une ville qui en est dénuée.

Par contre, la réinsertion se passe mieux pour la jolie Rieko :

Et l’insertion n’est pas que linguale.

Employée dans une maison de retraite, elle tombe amoureuse (et c’est réciproque) d’un de ses pensionnaires qui n’est autre que le père de Tsukiuse. Celui-ci enjoindra la bijin de bien vouloir oublier son père (d’autant qu’elle est allée à prise à couse d’une sombre histoire d’étranglement orgasmique durant un coït), mais ce dernier ne l’entendra pas de cette oreille, insistant pour garder près d’elle sa bijin (par ailleurs interprétée par une bikini idol).

Enfin, il y a Ichiro Mayakoshi, le seul à affirmer qu’il aime cette ville et qu’il s’y plaît. Difficile de dire si c’est sincère ou si ce n’est qu’une façade pour convaincre les autres ou se convaincre lui-même que tout va bien pour lui. Il est en tout cas celui qui paraît le plus à l’aise pour recommencer une nouvelle vie. Dans la rue, il plaisante avec des gosses, il s’intéresse au groupe de rock monté par Tsukiuse et la belle Fumi, il s’achète d’ailleurs une guitare pour essayer d’en faire partie. Enfin il arrive à se faire un ami de Tsukiuse, à sortir avec Fumi (au grand dam de Tsukiuse) et à repousser les propositions yakuzesques de Katsushi pour transporter de la drogue. Ajoutons aussi qu’il participe activement au matsuri d’Uoboka, parfait exemple d’insertion socio-culturelle réussie d’un nouvel arrivant.

Bref, tout roule pour lui même si le spectateur ne peut s’empêcher de lui superposer cette image d’agneau tartare. Avec le physique particulier de l’acteur Ryuhei Matsuda (l’impassible Gyoten dans Mahoro Ekimae Tada Benriken), difficile d’en être autrement. En apparence, Ichiro est doux comme un agneau. Il évolue parfaitement, bien rattaché à sa tige tutélaire qu’est Tsukisue. Mais qui est-il réellement ? On sait qu’il a purgé une peine de prison à cause d’une dispute dans la rue qui a mal tourné. Un autre aspect de son passé fera apparaître une dangerosité plus inquiétante, tout comme d’autres faits tragiques qui vont survenir dans la ville. Et pourtant, difficile de voir en lui un vrai criminel tant les circonstances qui accompagnent ces nouveaux faits ne sont pas forcément entièrement de sa faute. Il y a un peu de la fatalité chez ce personnage, rappelant celle que connaît un autre animal légendaire, à savoir le bouc émissaire. Sur un plan socio-culturel, on l’a dit, il a réussi son insertion puisqu’il a participé au matsuri local, visant à accompagner, lors d’une procession, le terrible Nororo, dieu maléfique qui descend de sa falaise une fois de l’année pour se promener dans les rues de la ville :

Les habitants sont alors tenus de rester calfeutrés chez eux et à ne surtout pas ouvrir leur fenêtre pour regarder leur dieu. Car s’il lance son regard sur celui qui se permet de le regarder, gare à ce dernier ! Or, c’est justement ce que fait Ichiro à la fin de la procession lorsqu’elle est brutalement interrompue par des trombes d’eau. Il le regarde fixement, manière de provoquer qui sous-entend que sa volonté de s’insérer n’est peut-être pas aussi sincère qu’il le prétend. Le sort qu’il connaîtra à la fin du film sera particulièrement ironique et tragique.

On sortira d’ailleurs un peu circonspect sur la morale de l’histoire. On pourra avoir l’impression que pour réussir une insertion dans la société, il faut être le plus commun possible, gommer toutes ses aspérités intérieures, suivre le mouvement bref, être un mouton autant de Scythie que de Panurge. Néanmoins, ce que fait à la fin Mikako avec la plaque trouvée sur la plage témoigne aussi d’une certaine lucidité vis-à-vis de son sort. Elle s’insère, connaît une vie sans doute banale, mais au moins elle garde dans l’intimité de sa maison un signe lui rappelant ce qu’elle est… et peut-être aussi ce que tout un chacun, ex-prisonnier ou non, est dans cette société contemporaine. Signe discret d’intelligence que d’autres n’ont pas. Ce sera le cas de Shigeru qui succombe symboliquement au selfie avec sa petite amie employeuse, alors que la statue du Dieu Nororo sort de l’eau dans le port, tirée par une grue. Pouvoir lénifiant d’une insertion sociale réussie. Un métier, une épouse, des selfies. Que demander de plus ?

7/10

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