Les Délices de Tokyo (Naomi Kawase – 2015)

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Sentaro, la quarantaine, tient une petite boutique spécialisée dans les dorayakis. Le magasin ne lui appartient pas, il y travaille surtout pour rembourser une dette qu’il doit à la propriétaire. D’ailleurs, il n’aime même pas tout ce qui est sucré, un comble. Un jour, après avoir fait passer une petite annonce cherchant les services d’un employé, une petite vieille (Tokue) franchit l’entrée et lui propose de l’engager. Pas très chaud à l’idée d’avoir une vieillarde à ses côtés pour un travail un minimum physique, il refuse d’abord poliment. Mais les jours suivants, elle revient et lui propose même de goûter une pâte de haricots rouges confectionnée par ses soins. Constatant son incroyable supériorité sur celle qu’il produit sans réel savoir-faire, il décide de l’engager. Le boutique se met alors à avoir du succès sous le regard enthousiaste de Wakana, une lycéenne effacée qui a fait de l’échoppe son refuge, mais une rumeur, malheureusement fondée, se met à se répandre : Tokue vivrait dans un sanatorium connu pour regrouper des personnes atteintes de la lèpre. Attaché à la vieille dame, Sentaro refuse de prêter foi à ces racontars, mais pour combien de temps ?

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あん (An)

La vieille qui murmurait à l’oreille des azukis

Normalement, une année où l’on a un nouveau film de Kiyoshi Kurosawa et de Naomi Kawase, réalisateurs que l’on a découverts en France à peu près à la mêmedélices tokyo 3 époque et auxquels je reste attaché contre vents et marée, c’est forcément une année un minimum réussie sur le plan cinématographique. Sauf que je suis resté cette fois-ci prudent tant les deux auteurs semblaient avoir opéré dans leur filmo un virage avec des œuvres qui semblaient jouer avec un certain pathos. A ce petit jeu, le verdict est à mon sens sans appel : Kawase, vainqueur ! Autant le film de Kuro m’a semblé épouvantable à suivre avec son coulis de pathos (notamment musical) suivant la vie d’un couple, autant celui de Kawase, à la fois typiquement kawasien par ses thématiques et original par l’utilisation du food movie (genre largement japonais qui met l’accent sur la fabrication de plats et sur les plaisirs visuel et gustatif qu’en tire le client), m’a semblé taper juste dans cette histoire toute simple d’un homme marqué par le passé et qui va redonner un sens à sa vie grâce aux bons soins d’une figure tutélaire maîtresse dans l’art du dorayaki.

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L’histoire aurait tout pour être ridicule, et pourtant, je dois avouer que lors des scènes où la fâmeuse pâte d’azukis est préparée, j’avais l’impression d’être un petit garçon dans ses petits souliers, qui se tenait tout sage dans un coin du magasin, regardant fasciné, admiratif et un peu la bave aux lèvres, ces haricots rouges qui semblaient dialoguer avec l’adorable petite vieille. Pour dire qu’une fois n’est pas coutume, Kawase n’oublie pas ses vieux motifs, ceux notamment des rituels faits pour enrichir intérieurement ceux qui y assistent. Et dans l’atmosphère confinée du petit magasin, magasin qui ne paye pas de mine mais juste à côté d’un majestueux cerisier :

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Forcément, tu as envie de t’y arrêter pour acheter un ou deux dorayakis

… inutile de dire que l’on s’y sent bien et qu’on ne voit pas le temps passer. J’ai été surpris au bout d’une heure de constater… qu’il s’était déjà passé une heure délices tokyo 7alors que l’histoire n’avait jusqu’alors montré que peu de choses. Le spectateur est un peu comme un de ces haricots en train de mitonner de longues heures. Ce n’est pas trépidant mais c’est ça qui est bon. C’est douillet et, lorsqu’arrive le basculement du film avec le retour de Tokue à son sanatorium, on est mûr pou laisser insinuer en nous un doux pathos où l’on retrouvera les autres motifs de l’esthétique kawasienne, comme le cycle de la vie, la transmission, l’éloge de la nature où l’image rassurante de la vieillesse, image évidemment obsessionnelle chez Kawase si l’on prend en compte ses rapports avec sa grand-mère adoptive. Si vous êtes imperméable justement à ces thèmes dans les films de Kawase, pas non plus de quoi être rebutés par ce film. S’il y a une part de scènes contemplatives, Kawase se retient notamment en usant d’un découpage séquentiel qui m’a paru bien plus resserré que ses précédents films. Cela associé à une bande son essentiellement consacrée aux chuchotisdélices tokyo 8 des azukis et à quelques notes de piano aux moments importants de l’histoire, Kawase atteint un point d’équilibre touchant autant à l’épure esthétisante qu’à un ton consensuel, sentimental mais empli de justesse. Et finalement bien touchant, à l’image de l’ultime scène où l’on est étrangement ému lorsque retentit le « Dorayaki ! » crié par Sentaro. A noter d’ailleurs que les trois acteurs principaux sont tous très bons et témoignent toujours de cette capacité de Kawase à jouer sur une fibre émotionnelle un usant juste ce qu’il est nécessaire en termes de jeu d’acteurs. Ici, c’est la douce voix de Kirin Kiki jouant cette femme emplie de sagesse alors qu’elle a été dépossédée de sa propre vie, ainsi que le visage fermé de Masatoshi Nagase, visage qui va peu à laisser apparaître certaines failles, qui laissent dans l’esprit du spectateur une empreinte forte, bien plus forte que celle de Vers l’autre rive, de Kiyoshi Kurosawa.

Après Still the Water, Kawase avait avoué qu’elle ne voyait pas ce qu’elle pouvait raconter de plus après ce qu’elle estimait être son chef-d’oeuvre, content de voir que l’inspiration reste intacte et l’a amenée à réaliser cette jolie perle de l’année 2015.

8/10

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4 Commentaires

  1. Va bene 🙂 J’avoue un faible pour les slow movie lorsqu’ils sont réussis, et donc pour les auteurs sachant filmer des actions simples, non trépidantes, pour créer de l’émotion et des idées. Une bijin serait-elle apparue dans le film pour faire du trio d’acteurs un quatuor, on eût confiné au chef-d’oeuvre 🙂

    •  » Une bijin serait-elle apparue dans le film pour faire du trio d’acteurs un quatuor, on eût confiné au chef-d’oeuvre  »

      Mais la petite Kyra Uchida (déjà vue dans le I Wish de Kore-Eda, pour ceux qui s’en souviennent, elle était alors fort jeune), dans le rôle de la lycéenne, n’est pas non plus déplaisante au regard. Non, réellement, le visionnage s’est bien passé.

  2. Conquis par cette poésie kawasienne. J’en suis ressorti bouleversé (et peu après je dévorais les infos aux sujets du mal qui touche notre grand-mère, de sa présence au Japon et la façon que la chose est gérée. J’aurai pas cru).

    Il y a une telle force, une telle justesse dans la mise en scène, l’utilisation des silences et de la musique. Du tout bon. Et je n’oublie pas les interprétations. Elle ira loin la p’tite. Et un moment, Nagase a failli me faire chialer, ‘foiré.

    Tiens, vu que ça cause « food movie » et que Galien Sarde parle de « slow movie » également, je suis tombé un peu par hasard sur « Little Forest : Summer/Autumn ». J’ai adoré. Faut que je vois la suite (les deux saisons restantes) tant j’ai été transporté.

  3. A l’image de son sujet, ce film est une jolie petite pâtisserie dans la filmo de Kawase (qui doit sortir un film cette année avec l’acteur jouant le pâtissier). Et si tu n’as pas vu le dernier Koreeda, tu devrais apprécier de retrouver Kirin Kiki qui y est de nouveau bouleversante.

    Sinon je connais bien Little Forest, du moins dans sa version manga (j’ai même pu choper une dédicace lorsque le mangaka avait fait le déplacement à Angoulême !). Le diptique fait partie des films que j’ai en attente. Ton enthousiasme m’incite à me les mater très prochainement.

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