Habituellement, un acteur occidental qui se grime, qui se met du fond de teint jaune et qui prend un accent ridicule pour endosser un rôle de Japonais moi, j’ai tendance à fuir. Mais que voulez-vous, quand l’acteur est un certain Marlon Brando, difficile de ne pas surmonter son aversion et de ne pas se laisser aller à une certaine curiosité. D’autant que ce n’était pas la première fois que j’allais découvrir Brando dans un film se déroulant au Japon. Déjà, dans Sayonara, malgré le côté cliché de certains détails, j’avais été séduit par cette histoire d’amour entre un officier ricain plein de préjugés et une actrice d’une revue théâtrale à la Takarazuka.
C’est donc confiant que je me suis lancé dans le visionnage de Teahouse in August Moon, film se déroulant à Okinawa en 1946, époque d’occupation durant laquelle où les Américains entreprennent un nation building pour déraciner le militarisme radical des japonais. C’est la mission que reçoit le colonel Purdy, vieille baderne pour qui la modernisation du Japon doit se faire à coups de conférence sur la démocratie et le féminisme. Ah ! apprendre aux enfants à chanter l’hymne en américain en anglais serait aussi une preuve de progrès. Comprendre l’autochtone, ses valeurs, est inutile. Les Américains sont les vainqueurs, les Japonais les vaincus, ces derniers obéissent donc logiquement et pis c’est tout. Une sorte d’anti Ruth Benedict en quelque sorte (anthropologue chargée par l’Office of War de comprendre la mentalité japonaise, il en sortira le Chrysanthème et le Sabre, ouvrage référence sur la culture japonaise). Il envoie donc dans plusieurs villages perdus d’Okinawa des émissaires chargés de prêcher la bonne parole de l’Oncle Sam. Ainsi le capitaine Fisby (joué par Glenn Ford), envoyé au village de Tobiki, accompagné par Sakini (le personnage de Brando), japonais interprète et passablement maladroit. Quand on découvre la naïveté de Fisby, on se dit que sa mission ne va pas être du tout cuit…
Le voyage en jeep avec une bonne dizaine de japonais qui s’y sont incrustés annonce la couleur…
Le film est structuré en deux parties d’égales longueurs. Et pour apprécier véritablement le film, il faut essayer de survivre à la première. D’un humour un peu poussif et daté, on suit les embarras de Fisby l’empoté devant l’hystérie caricaturale de ses villageois qui n’ont de cesse de brailler des revendications farfelues.
Entre les deux camps, un Sakini qui fait de son mieux pour maintenir une bonne compréhension mais qui a bien du mal à ne pas enfoncer Fisby dans le découragement. On est dans le plus pur comique de mots et de situation. Cela fait parfois sourire mais à la longue, on suit tout cela avec une distance polie et ennuyée. Si l’on comprend bien que la stratégie du colonel Purdy, qui consiste à imposer aux autochtones des idées artificielles, est vouée à l’échec, la démonstration en est un peu répétitive et agaçante lorsque apparaît le personnage de Lotus Blossom (jouée par la toujours magnifique Machiko Kyo), l’inévitable geisha. Durant dix minutes, le film achève de rendre peu sympathiques les personnages en collant à la jeune femme le raccourci stéréotypé qui veut que geisha = postituée. Fisby le croit, Purdy aussi et, pire, le film va même jusqu’à faire passer les villageoises pour des geishas potentielles.
Lors d’une scène, Lotus Blossom s’évertue à dessaper le pauvre Fisby qui ne sait comment faire pour échapper à cette furie nymphomane, comique trivial gênant de par sa manière de caricaturer une image d’Épinal mille fois rebattue.
Mais c’est alors qu’arrive un petit miracle qui va totalement transformer le film. C’est tout simple : Sakini explique à Fisby qu’une geisha n’est pas du tout ce qu’il croit. Une geisha est une femme artiste qui doit savoir danser, chanter, faire la conversation pour délasser le client de ses tracas quotidiens. Dès cet instant, les écailles tombent des yeux de Fisby et le Japon prend dès lors une autre apparence. D’un pays exotique et incompréhensible, il devient un pays accessible et doté de coutumes fascinantes que le capitaine ne va pas tarder à adopter.
En geta et avec un kimono de fortune (il utilise un peignoir de bain), il va passer son temps à déambuler dans Tobiki, sourire béat aux lèvres, pour effectuer sa mission mais cette fois-ci comme il l’entend. On laisse tomber les conférences sur la démocratie, on va plutôt utiliser le savoir-faire du village pour améliorer son économie : fabrication artisanale de souvenirs à destination des G.I.’s à proximité mais surtout de shochu, denrée sûre d’être achetée à bon prix chez des bidasses désoeuvrés et en quête d’alcool. La transformation du village sera radicale.
Et puis, cerise sur le gâteau, plutôt que de construire une école, les habitants vont, avec l’accord enthousiaste de Fisby, construire une maison de thé, comme dans les grandes villes. Luxe inutile et invraisemblable aux yeux d’un Purdy, idée en réalité pas si loufoque puisqu’elle permet à la population de se retrouver, d’être heureuse et ravie à l’idée de partager ce trésor avec un étranger. C’est tout le sujet de cette deuxième partie : les frontières qu’il y avait entre le capitaine et les villageois ne sont plus : les deux camps ont fusionné dans une franche cordialité, dans une totale acceptation de l’autre.
Et le développement économique se fait à vitesse grand V.
Glenn Ford joue alors d’un registre comique assez différent que lors de la première partie et plutôt irrésistible. Du personnage empoté et agaçant du début, il devient un enthousiaste béat des coutumes de son village d’accueil. Il y a un peu en lui du touriste qui tombe amoureux du Japon lors de son premier voyage et qui va en rabattre les oreilles de ses proches à son retour. Lorsque un autre capitaine, McLean, psychologue de son état, débarquera à Tobiki pour examiner Fisby (le colonel Purdy craint alors pour la santé mentale du jeune homme), il aura tôt fait de lui refiler le virus : McLean laissera tomber sa mission pour en préférer une autre : utiliser sa marotte de botaniste-agriculteur pour améliorer la partie agricole du village. Et il ne lui faudra pas longtemps pour se trimbaler lui aussi en geta et en kimono.
The Teahouse of the August Moon, c’est un peu l’illustration du concept du cool Japan mais en 1946 et dans la campagne japonaise. Et l’on se demande bien ce qui a qui pousser certain à trouver que le film véhiculait une image raciste du Japon tant cette deuxième partie annule complètement l’image agaçante que la première véhiculait. L’hystérie de ce peuple devenait la conséquence de l’image que le spectateur en recevait parce qu’il n’était pas doté des clés pour le comprendre et pour en avoir une autre image. Dès que la clé a été trouvée (grâce au personnage de la geisha), l’hystérie disparaît et les soucis de perception de l’autre aussi. Et l’humour un peu lourd devient un humour plein de malice devant l’enthousiasme de Fisby et la bêtise de Purdy.
Et l’échange culturel va dans les deux sens, comme dans cette scène où Fisby et McNeill font découvrir une chanson texane.
Dans une très jolie scène finale, le même Purdy assiste d’ailleurs émerveillé à un incroyable spectacle : la reconstruction par les habitants, en quelques instants, de la maison de thé, le tout en dansant et en chantant. Fusion de la magie made in Hollywood et de celle made in Japan. Le coeur yankee du digne homme n’y résiste pas. C’est fasciné qu’il regarde le spectacle et c’est de bon coeur qu’il accepte après la tasse de thé qu’on lui offre. « Quel monde mystérieux que l’Orient ! » s’exclame-t-il. Fisby rectifiera : « c’est merveilleux, simplement merveilleux ». Être sensible aux beautés d’un pays plutôt qu’à son opacité, telle est la leçon de ce petit film qui, d’agaçant, aura su devenir profondément charmant.
7/10
Ah ! et que vaut la prestation de Brando ? Pas si mal en fait. Il faut bien comprendre qu’on a affaire à Brando, pas à Michel Leeb. Ici pas de caricature outrancière de l’homme asiatique. Par la gestuelle, les mimiques, les intonations, on comprend qu’il s’agit bien d’un Japonais et la prononciation des quelques phrases en japonais m’a paru très bonne. Quant à la transformation physique, si on a vu mieux (Ricardo Mantalban dans Sayonara), il faut tout de même un certain temps pour comprendre qu’il s’agit de l’acteur de The Wild One. Pour ce qui est de la performance comique, il paraîtrait que Peter Sellers, en voyant le film, a été très élogieux sur la prestation de Brando. Pour qu’un génie comique le dise, on peut lui faire confiance. En ce qui me concerne, j’ai fini par trouver le personnage de Sakini assez attachant.