Que j’aime ces vieilleries d’Hollywood technicolorisées ! Et que j’aime ces représentations d’un Japon de carte postale, très cliché mais en même temps avec un effort pour restituer un Japon un peu plus populaire et réaliste. Et quand par-dessus le marché on a plus ce type en guise de personnage principal :
Marlon ! Wake up ! We’re talkin’ about you !
Je suis sûr que la séance de cinoche à la maison va plus que bien se passer. J’avais bien aimé John Wayne dans le Barbare et la Geisha, je dois dire que Marlon Brando dans Sayonara, après m’avoir laissé dubitatif devant une diction donnant l’impression que Don Corléone parle à travers la bouche d’un pilote de trente ans, m’a pleinement convaincu. Et au-delà de sa performance, Sayonara est un film parfaitement recommandable. Evidemment, lorsque l’on voit une des belles affiches :
… on se dit que l’on va avoir droit à de la romance à pleines louches. Et de fait, on y a droit. Mais fait dans l’écrin d’un Japon japonisant et surtout dans un contexte social et historique particulier, cette histoire d’amour entre un pilote de chasse et une artiste de revue se laisse regarder sans déplaisir (ladite artiste aussi d’ailleurs), à tel point qu’au bout d’une heure on s’aperçoit qu’on reprendrait volontiers une bonne dose de coulis de bons sentiments. Evidemment, la splendide photographie n’est pas étrangère à cela mais il est vrai aussi que le sujet permet d’avaler plus facilement la pilule. Pour faire simple, il s’agit en fait du problème du mariage pour tous, problème qui décidément semble avoir pour vocation de faire braire les pires buses qui soient. Ici la Frigide Barjot et ses sbires, là des officiers américains interdisant à leurs soldats de se marier (ou en tout cas les dissuadant fortement). Et pas avec n’importe qui, ça non ! puisque le personnage principal, Lloyd « Ace » Gruyver, va devoir faire une croix sur ce type d’âme sœur :
Une bijin !
On comprend toute la douleur du personnage à l’idée de laisser dans son pays ce magnifique petit lot. Perso, je ne m’en serai pas remis. C’est pourtant l’épreuve, le dilemme auquel notre héros va devoir faire face : épouser sa bijin et faire une croix sur sa carrière, ou rentrer au pays mais dans ce cas laisser derrière lui la femme de sa vie. Choix cornélien accentué par la pression que le couple subit chacun dans son « clan ». D’un côté ce sont les huiles de l’armée américaine qui ne voient pas d’un bon œil tous ces mariages de leurs boys avec ces sauvageonnes (Buck Danny eût dit « faces de lune »). De l’autre c’est le gros de la population locale qui trouve décidément bien déplacées, limite écœurantes, ces histoires d’amour avec des gaijins poilus. Et comme si cela ne suffisait pas, ajoutons que le personnage de Marlon est sur le point de se marier à une jolie fille dont le papa n’est autre qu’un des supérieurs d’Ace, et que celui de Miiko Taka s’avère être le joyau d’une troupe théâtrale composée uniquement de femmes, la Shochiku Kagekidan Girls Revue (revue qui a réellement existé et qui était la principale rivale à la fameuse revue de Takarazuka). Evidemment, la pression s’accroît d’autant plus pour elle qu’elle se doit d’être un exemple (surtout qu’il est interdit aux femmes de cette troupe d’avoir une liaison).
Du coup le film intéresse par sa façon d’aborder simplement le problème des mariages americano-japonais. Problème que rencontrera dont le couple Brando/Taka mais aussi le couple Red Buttons / Miyoshi Umeki. Buttons incarne un soldat, Joe Kelly, ami d‘Ace et s’apprêtant à sa marier avec une Japonaise, dorénavant Katsumi « Kelly ». Dès le début Buttons doit faire face à la désapprobation de ses supérieurs, et même d’Ace qui s’efforcera de le convaincre de laisser tomber cette idée de mariage. A aucun moment il ne vient à l’idée de ce dernier qu’aimer une Japonaise pouvait être une affaire sérieuse. Or, non seulement Joe est fou d’amour pour sa bijin (et c’est réciproque), mais il est aussi un passionné du Japon et de ses coutumes. Double déchirement donc que lui propose Ace en lui demandant d’oublier ce mariage et de rentrer au pays. Joe tiendra bon mais son histoire avec Katsumi se terminera tragiquement. Le ver sera même dans le fruit dès le milieu du film puisque lors d’une excellente scène, on verra un Joe fou de rage parce qu’il aura découvert que sa femme s’apprêtait à faire une opération de débridage des yeux, comme si cette dernière avait été intégré la difficulté, le caractère contre-nature de son couple aux yeux de la société, et comme si cette opération, anticipant peut-être un retour et une vie aux States, devait lui permettre d’être mieux intégrée. A noter que l’interprétation de ce couple est un des points forts du film et valut à leurs interprètes un Oscar du meilleur second rôle chacun.
A côté d’eux, le personnage de Brando a tout du pilote à la Buck Danny, bien ancré dans ses certitudes et sa culture américaine. C’est l’autre intérêt du film : voir comment un bidasse va peu à peu se raffiner, s’ouvrir sur la culture de l’autre et finalement s’affranchir des barrières sociales. Et ici, il faut reconnaître que Brando parvient assez bien à faire ressentir l’évolution de son personnage. Antipathique au début, limite déplaisant lors de cette scène où, accompagnée de sa future, il assiste à un spectacle de Kabuki. On sent alors chez lui un faible intérêt pour ce qu’il voit. C’est son droit mais on sent aussi que ce désintérêt est lié à l’inculture du barbare dédaignant de comprendre la culture de l’autre. Le spectacle est moins vu comme une nouveauté méritant de s’y attarder sérieusement qu’un aimable divertissement sur lequel on peut placer de bonnes vannes. De même, lorsqu’il ira dans la loge pour rencontrer l’acteur principal, le grand Nakamura (1), contrairement à sa fiancée qui montre un grand intérêt pour la culture traditionnelle japonaise (elle s’éprendra même de l’acteur et connaîtra elle aussi les difficuiltés à avoir une liaison multi-culturelle), on ne sera pas loin de l’archétype du bidasse inculte et pas loin d’être impoli. Heureusement la décontraction du cowboy ne durera pas : on est très surpris de découvrir que la fiancée, pourtant tout sourire lors des retrouvailles, lui fait comprendre après le Kabuki qu’il n’y a aucun avenir dans leur liaison. Dès lors Brando, marquant tout de même un peu le coup, va errer comme une âme en peine mais aussi tomber sur des passeurs, des férus de la culture japonaise qui vont l’aider à porter un autre regard sur elle. Le soldat Joe bien sûr, mais aussi un autre soldat qui lui fera découvrir ceci :
Le spectacle commence à 2’52
Des dizaines de bijins se dandinant sur scène dans des tenues sexy, ça a effectivement de quoi vous retourner les sens et vous faire définitivement aimer ce beau pays qu’est le Japon. Dès cet instant, Ace s’éprendra d’Hana Ogi, la star de la revue et, à travers elle, de son pays et de son mode de vie. Lui aussi comprendra tout l’intérêt à siroter un verre de saké, la clope au bec, en yukata et nonchalamment affalé sur des tatamis, tout comme lécher le museau à sa bijin sur l’herbe alors que retentit un hana bi juste à côté. Tellement à l’aise qu’il est, notre Brando, qu’il parvient même à embrasser avec sa clope ! Après le Brando coincé, en découvre alors un Brando étonnamment souriant :
Tout un entraînement pour en arriver là. Comme quoi ça sert d’avoir bossé à l’Actors Studio.
… un Brando apaisé, la loche à l’air, a des années lumières d’un autre personnage de militaire américain vivant parmi des asiatiques, le colonel Kurtz dans Apocalypse Now bien sûr. Un Brando qui rappelle l’existence de ce qu’il était autrefois, à savoir un jeune acteur déjà charismatique mais aussi avec l’allure d’un jeune premier séduisant (et plutôt convaincant dans ses palettes d’émotion).
Hasard de mes lectures, je suis récemment tombé – et je terminerai là-dessus – sur cette page dans le Japon de Fosco Marini évoquant les amours entre américains et Japonaises durant l’après-guerre. Encore une fois, cela confirme l’intrêt du propos du film et son ancrage socio-historique :
Dire que les femmes japonaises et les soldats américains ont éprouvé un penchant les uns pour les autres serait un euphémisme. Ce fut de la frénésie. […] Sur les innombrables liaisons fugitives ou clandestines, vingt mille au moins se sont terminées par un mariage. Le fait n’a rien d’étrange pour qui connaît un peu la psychologie des deux peuples. L’Américain, dans sa compagne japonaise, ne voyait pas une femme mais la Femme avec un grand F. […] Rencontrer la Japonaise et avoir la révélation inattendue de la femme, telle était la merveilleuse aventure qui attendait l’homme américain. Il découvrait en elle la tendresse la plus exquise, l’abandon, une âme enrichie par la souffrance, une sensibilité poétique, une soif de sacrifice. […] Enfin, il y avait cette attitude innocente et délicieuse envers les choses de l’amour d’un peuple qui n’a pas dans le sang le péché originel. […] Enfin, il y avait l’attirance physique : la magie d’un visage exotique, le contact voluptueux d’une peau sans imperfection, polie, ambrée, véritablement digne des filles et petites-filles des divinités marine.
De son côté, la femme japonaise voyait se matérialiser dans l’homme américain bien astiqué, soumis et domestiqué par les mères de son pays, le plus extraordinaires des rêves. Son âme tremblante de musume habituée ,à se replier sur elle-même, à se taire, […] était brusquement portée aux nues, découvrait la compréhension, la tendresse respectueuse, la confiance. […]
Si les amants avaient pu être seuls au monde, ils auraient probablement été heureux. Mais on n’épouse jamais un homme ou une femme, mais un milieu, une société. Ceux-ci se montrèrent dès le début impitoyables – tant du côté japonais qu’américain. Les femmes japonaises qui fréquentaient les Américains devinrent immédiatement un objet d’envie de la part de leurs compatriotes des deux sexes. La plus aimable des épithètes qu’elles se voyaient appliquées était celle de « vendue » à l’étranger. Du côté américain, bien qu’en principe on fût plus libéral, il fallait également s’attendre, une fois de l’autre côté de l’Océan, à essuyer des affronts semblables dans les petites villes du Middle West ou du Deep South
(1) Joué par Ricardo Mantalban parce que la production n’avait pas sous la main un acteur japonais parlant suffisamment bien l’anglais. Le résultat est malgré tout plutôt convaincant.