(The DC Archives) Si Maldoror avait été mangaka…

42ème édition du festival d’Angoulême et enfin un mangaka sacré Grand Prix. Et alors que la France s’est éveillée aux mangas bien après la mort du dieu Tezuka, on ne pouvait imaginer qu’Otomo comme premier Grand Prix japonais, puisqu’il fut l’étincelle par laquelle le manga allait conquérir nos librairies, d’abord via Glénat, puis via des dizaines d’éditeurs. Et le choc Akira, la France n’allait pas être la seule à la connaître. Si Tezuka pouvait faire figure de dieu du manga, alors Otomo en est un de ses meilleurs ambassadeurs pour l’international. Bref, pour une fois que le choix du Grand Prix ne semble souffrir d’aucune contestation, on ne va pas bouder notre plaisir et saluer un choix qui confirme combien celui d’un mode de scrutin démocratique a été salutaire pour la crédibilité du festival. 

Pour rester dans le manga et en attendant de découvrir l’affiche du prochain festival concoctée par Otomo sensei (avec dessus une certaine moto rouge ?), retour sur un vieil article à propos d’un recueil d’images d’Hiroaki Samura… assez particulier.

(article paru sur Drink Cold le 1er septembre 2010)

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Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme les images qu’il va voir, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de cet article sombre et plein de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa contemplation des images une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ces œuvres imbiberont son âme comme l’eau le sucre.

En d’autre termes, et là, ce n’est plus le divin Isidore mais Olrik qui parle (hélas!) : âmes timorées, fuyez ! Je sais, je sais, je connais la ritournelle : « on est sur DC, on connaît bien la came que vous avez l’habitude de nous fourguer, on n’est pas des fiotes quoi ! ».

Certes. Mais il ne s’agira pas ici de violence trash estampillée série Z. Le second degré comme bouée de sauvetage devant des scènes insoutenables ? Oubliez, mes amis, oubliez. Les images qui suivent vont vous sauter aux prunelles et, selon toute vraisemblance, vous tuer la gueule. Certains encaisseront comme des grands. Je serai fier d’eux. D’autres deviendront peut-être un peu pâlots voire quelque peu verdâtres. Je ne leur en voudrai pas.

Mais réfléchissez bien  avant de continuer, réfléchissez…

Pour le cas où vous vous décideriez à poursuivre, incorrigibles tough guys que vous êtes, j’ai mis en place une ultime sécurité. J’ai en effet goupillé les images, à vous de voir si vous avez envie de les déflorer. Moi, je dis que dans un tel article, il ne faut pas hésiter à se rassurer. Aussi, actuellement en plein visionnage de la 6ème saison des Simpsons, ai-je décidé d’émailler ce papier de plein de portraits des sympathiques bobines de cette série. Vous pouvez vous en contenter, en ce cas très bien, lisez et imaginez. Mais pour le cas où votre imagination déviante aurait soif de représentation concrète, eh bien à la grâce de Dieu ! cliquez sur les Simpsons…

Maintenant que vous êtes prévenus, j’y vais. L’idée de cet article m’est venue hier à la buvette alors qu’un sombre individu buvait dans son coin un verre d’absinthe. Il est toujours seul et ne cherche jamais à engager la conversation avec notre clientèle. Et cette dernière, pourtant pas la plus inamicale de la blogosphère, le lui rend bien. Il faut dire que cet individu ne fait pas spécialement envie. La faute à un aspect  de vieux carnassier efflanqué qui aspire tout de suite la crainte. Mais la faute surtout à un regard qui concentre une indicible noirceur. Souvent, il promène son regard sur les clients et j’avoue que dans ces moments je fais tout pour ne pas le croiser. Pour un peu, il me ferait presque croire aux jettatura et conneries de ce genre.

Lorsqu’il ne nous scrute pas intensément de ses prunelles, ce Maldoror (c’est ainsi qu’il se fait appeler) lit. Et que lit-il ? Ça, mystère. Je pense qu’il s’agit de romans. Mais hier, pour la première fois, j’ai pu décrypter le titre de l’ouvrage dans lequel il était plongé avec une attention étrange… presque déplaisante.  Il faut dire que le livre capta tout de suite mon attention : assez grand, il possédait une belle illustration crayonnée en couverture et, surtout, le titre et le nom de l’auteur étaient écrits en japonais. Même pour mes modestes compétences dans cette langue, celui-ci n’était pas trop dur à décrypter : Hitodenashi no koi, l’amour de la brute.

Quant à l’auteur, un peu plus duraille à traduire, une recherche ultérieure me permit de découvrir son nom : Hiroaki Samura.

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Hiroaki Samura… immédiatement la partie de mon cerveau consacré aux connaissances mangagesques se mit en branle. N’était-ce pas l’auteur de Mugen no Jyuunin (« l’épée de l’immortel », plus connu en France sous le titre L’Habitant de l’infini), ce récit fleuve dans lequel un samouraï immortel essaye d’expier ses crimes en tuant 100 criminels ? Manga qui a pris dix ans à l’auteur pour être mené à son terme, et manga très estimé pour ses qualités graphiques et narratives, qualités qui l’ont finalement consacré comme le précurseur du « Neo jidaigeki » (fiction néo historique).

habitant-de-linfini

Finalement, quelqu’un d’estimable que ce Samura. Je décidai d’en savoir plus sur son œuvre et sur cet Amour de la Brute. Avant cela, je tombai sur Bradherley no basha.

Bradherley's_Coach

Et là, j’aurais déjà pu deviner à quoi m’attendre avec Hitodenashi no koi. Se situant dans une contrée européenne imaginaire, à une époque d’inspiration victorienne, ce manga nous raconte comment des orphelines, soi disant recrutées pour un prestigieux opéra, sont en réalité envoyées dans des prisons pour servir de chair fraîche et apaiser les tensions chez les prisonniers. Ces derniers peuvent faire ce qu’ils veulent avec leurs agneaux pascal du moment qu’ils ne les tuent pas. Finalement, on n’est pas très loin des libertins claquemurés dans le château des 120 journées de Sodome. Mutilation, œil crevé, viols collectifs, l’agonie est longue pour les victimes et la tentation du suicide n’est jamais très loin.

Et arrive donc ce Hitodenashi no koi, paru en 2006. Ce n’est pas un manga à proprement parler mais un art book rassemblant des des dessins réalisés de 1999 à 2006. Profitez bien de l’illustration de couverture, c’est la seule ayant une atmosphère enjouée :

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Enfin, enjouée… à voir. Car le visage de la jeune fille au premier plan inquiète. Il ne sourit pas, lui. Et puis, quelle est cette ombre projetée sur sa personne ? On dirait quelqu’un s’approchant.  Mais qui ? Les premières illustrations ne tardent pas à fournir la clé : c’est vraisemblablement cette brute qui vient chercher dans son harem sa prochaine victime.

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Suivent alors 76 scènes , 76 tableaux à côté desquels les raffinement de la torture chinoise font figure d’inoffensifs jeux d’enfants. Tout se passe comme si le corps féminin était devenu la matière sur laquelle le plus malade des esprits aurait décidé d’entreprendre les plus abominables des sévices. Et c’est tout naturellement que Samura, armé d’un simple crayon de papier, a décidé de se faire le chantre de ces scènes. Et dans ce style, on ne peut que dresser ce sinistre constat : il excelle. « Je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté », a écrit Lautréamont. Sans aller jusqu’au génie, on ne peut nier à Samura une stupéfiante aptitude à les peindre, ces « délices ».

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Il ne se contente pas de se triturer l’imagination pour savoir quelle partie du corps va être déchirée, poinçonnée, mutilée ou hameçonnée, il le montre avec  un réalisme clinique et un sens de la composition qui font mal, très mal. On pourrait presque parler d’un double effet Samura : l’image d’un corps massacré vous saute d’abord à la gueule dans sa globalité puis, si on a le courage de s’y attarder un peu, arrive le détail à l’origine de ce massacre. Et là, sortez les poches à vomi. Vous avez mangé une choucroute avant de feuilleter cet ouvrage ? C’est ballot.

Quelquefois, la torture n’est pas montrée tout simplement parce qu’elle n’a pas encore commencé. Mais ce n’est pas nécessairement mieux. Un peu comme les illustrations choc d’Angelo di Marco qui se plaisait à situer ses illustrations quelques dixièmes de seconde avant que le drame n’éclate, ces images n’en sont pas moins violentes, tant graphiquement qui psychologiquement, puisqu’elles vous amènent malgré vous à imaginer la suite logique et implacable.

Bref, Hidetoshi no koi est, dans une certaine esthétique de la cruauté, ce qui s’est fait de plus violent et de plus achevé dans la culture manga (au sens large, bien sûr, puisque cette œuvre n’est pas vraiment un manga). Difficile d’imaginer le plus endurci des lecteurs ne pas être un tant soit peu estomaqué par certaines compositions. Et que les victimes n’aient pas de visages ravagés par les hurlements n’arrange rien : on ne sait si toutes ces mornes expression reflètent une infinie fatigue, de la résignation ou un plaisir masochiste en pleine léthargie. Si l’érotisme est à associer à la représentation du plaisir sexuel, alors on peut considérer Hidetoshi no koi, de par cette ambigüité, comme une œuvre érotique, aussi incongrue ce classement  puisse-t-il paraître.

Inévitablement, on se pose la question : mais foutredieu ! qu’est-ce qui a poussé l’auteur du remarquable Habitant de l’infini à dessiner ces horreurs ?

Le challenge. Envers soi-même.

Dans le postface de l’ouvrage, Samura raconte qu’alors qu’il était dans la vingtaine, il s’est demandé comment être un artiste du sadisme. Admiratif devant le travail de ces « artistes de la torture » et confiant dans son art, Samura, après quelques essais fructueux, s’est donné pour défi de réaliser 100 tableaux sans répéter deux fois la même scène. Après les 40 premières illustrations, Samura a commencé à remarquer qu’il lui devenait un peu difficile de trouver des idées originales. Après 70, il a abandonné. À ses yeux, cet ouvrage est une défaite. Il ne se sent d’ailleurs plus attaché à ces images. Le sujet ne l’intéresse plus, seuls l’intéresse encore certains aspects graphiques pris indépendamment de l’ensemble.

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Depuis que je lis Drink Cold, je me sens mieux. Clean maintenant.

La page semble donc tournée dans son esprit même s’il subsiste apparemment dans son esprit la crainte d’être étiqueté à jamais comme un artiste de la torture à l’esprit profondément dérangé. Et Samura d’expliquer qu’il n’a jamais fait de mal à une femme (juste un petit accident au cutter avec un de ses modèles à déplorer, mais il jure que cela ne se reproduira plus jamais), qu’il ne comprend pas ceux qui leur en font. Pour lui, ces images ne sont que de la pure imagination graphique qui n’a rien à voir avec la réalité de ses fantasmes. D’ailleurs, il avoue avoir poussé un énorme ouf de soulagement lorsqu’il découvrit qu’il en allait de même avec son romancier érotique favori, Tadao Chigusa.

Samura donnerait presque l’impression de s’excuser. Il est vrai qu’être un artiste de la torture peut parfois laisser un goût amer. Comme cette matinée où il reçut une lettre. D’une femme. À propos d’une de ses illustrations choisie pour la couverture d’un livre. Elle commençait ainsi :

Cela me fait mal que la première lettre que j’aie jamais écrite le soit à cause de cette image…

Samura sourit toujours amèrement lorsqu’il se souvient de cet incident. Ironique vengeance post mortem de ses 76 victimes ?

***

Et maintenant, on y va. 7 illustrations, 7 cauchemars. Si vous vous trouvez au boulot au moment de lire cet article, peut-être pouvez-vous abstenir de cliquer. Pour ceux qui hésitent, tournons cela sous forme de jeu, voulez-vous ? Ce ne sera pas Où est Charlie ? mais Où est France Gall ? Eh oui, la petite France se trouve cachée quelque part sur une des images, sauras-tu la retrouver ? Bon courage.

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4 Commentaires

  1. Il était temps
    Il a donc fallu 42 éditions de ce festival pour que ce soit fait
    On croit rêver, non?

  2. Le problème est que lorsqu’on voit la liste des Grand Prix :
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_prix_de_la_ville_d%27Angoul%C3%AAme
    On voit combien il a largement été un prix franco-français, pas génial pour un festival qui s’est voulu international dès le début et même si beaucoup des noms consacrés sont dans leur grande majorité indiscutables.
    Cela dit je remarque depuis 2001 la présence d’un seul Français (Willem l’étant à demi seulement). Si l’on suit ce ratio ça peut devenir intéressant.
    Tezuka absent, mais aussi Hergé et Jacobs… il y a quand même eu de grands ratages à Angoulême.

  3. Ça s’améliore un poil dans l’éclectisme depuis que le système de votes a changé, les prix à Angoulême.
    Watterson l’année dernière, un prix spécial pour Ware cette année, le recueil Sex & Fury en lice pour le prix du patrimoine, un prix pour L’Arabe du Futur…

    • On croise les doigts pour que le système de vote (surtout pour le Grand prix) perdure.

      Je ne sais plus où j’ai lu que le prix spécial pour Ware, c’était un peu le prix pour s’excuser de ne pas avoir eu les couilles de lui filer le prix du meilleur album. J’aime bien Sattouf mais Ware, c’est quand même une autre dimension.

      Sinon Last Man meilleure série… j’avoue là que j’ai un peu de mal à comprendre.

      J’ai eu le fameux recueil Sex and Fury entre les mains. Bel objet, belle couverture et puis en feuilletant, j’avoue avoir eu peur pour mes 29 euros. On va attendre de se procurer le deuxième tome de midi-Minuit fantastique…

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