Le néophite en chambara serait bien injuste de faire la fine bouche devant Kiru (Tuer), premier volet de la Trilogie du Sabre. Tourné en 1962 pour la Daiei, il raconte en 70 minutes la tragédie d’un homme dont le destin est scellé dès la naissance. C’est à la fois concentré et épuré, parfois apaisé, souvent sombre et violent, toujours magnifié par la maîtrise photographique de Misumi. Dire qu’il s’agit là du meilleur chambara n’aurait pas de sens, ce serait un peu comme si je disais que Duel au Soleil est le meilleur western. Il n’en demeure pas moins comme un des joyaux du genre, joyaux qui, à l’époque, incita nombre de jeunes cinéastes à rejoindre la Daiei. Presque 50 ans plus tard, il continue d’apparaître comme un merveilleux film à la mécanique bien huilée.
Pourtant, cette mécanique emprunte au premier abord une belle collection de topos, à tel point que l’on se demande si cela n’est pas risqué pour la trame narrative. Jalousie, bâtardise, vengeance, malédiction, l’histoire enchaîne sans complexe et en une poignée de minutes de ces thèmes tout droit sortis d’une œuvre romantique. Mais c’est justement cette rapidité qui plaît. Le film exploite le thème de l’épure, de la gestuelle qui bannit tout mouvement inutile. Sans rejoindre le hiératisme d’un film comme Harakiri, Kiru est un film qui va à l’essentiel pour mieux faire ressentir ce qu’a d’implacable le fatum de la destinée de Shingo, joué par Raizo Ichikawa.
Ici, un mot sur l’histoire : le samourai Shingo à tout pour plaire : jeune, beau, heureux dans sa famille et redoutable dans la maîtrise du sabre, cet Edmond Dantès japonais ne tarde pas à susciter la jalousie de deux envieux, un père et son fils (des doubles négatifs donc) qui colportent des rumeurs sur ses origines douteuses. Vertement accusés de diffamation par le père de Shingo, ils se vengent en blessant mortellement ce dernier. Avant de mourir, il confie à Shingo le terrible secret de sa naissance : il est en fait le fils d’une femme criminelle qui fut condamnée à être décapitée par son vrai père.
Chez Misumi, le paysage est souvent porteur de sens. Ici il souligne la scène, l’arbre décapité de sa cime annonçant le sort de la femme.
Dès lors le spectateur comprend-il la violence lapidaire du titre : tuer. Enfant maudit de par ses origines sanglantes, Shingo ne sera bon qu’à ça. Ce ne sera pas faute d’essayer de trouver une autre voie, il sera toujours ramené à ceci : tuer, tuer et encore tuer. Cela transparaît dès la première scène de combat du film : un jeune samouraï doit expier une mauvaise conduite en sillonnant le Japon pour rencontrer les différents clans et affronter les meilleurs sabreurs. Accueilli par le clan auquel appartient Shingo, il humilie, avec son sabre de bois, un à un les meilleurs éléments. Arrive le tour de Shingo qui fait alors le plus naturellement du monde un geste qui saisit son adversaire jusqu’alors totalement maître de soi : il choisit de prendre un véritable katana. La suite est un non match dans lequel la force meurtrière de Shingo n’a même pas besoin de se donner à voir pour terrasser l’opposant. Pétrifié par la posture de Shingo :
… il s’écroulera juste après la sage décision de l’arbitre d’arrêter le match, le vainqueur étant par trop évident. Malgré son visage souriant et juvénile, le jeune homme apparaît dès lors au spectateur comme une redoutable machine à tuer.
Finalement, les seuls moments heureux de son existence seront ceux correspondants au premier quart d’heure du film. On y voit un Shingo souriant et soucieux de faire son apprentissage en quittant le domicile familial pour parcourir le Japon durant trois ans.
Le paysage, fonctionnant comme une photographie de son esprit, nous montre alors un Shingo en communion avec la nature. « Qu’as-tu vu durant ces trois années ? » lui demande son père à son retour. « Les plaines, les montagnes » lui répond son fils adoptif avec un sourire extatique. « Les plaines… les montagnes… je t’envie ». En une scène de quelques secondes, Misumi restitue toute la force du lien qui unit ce père à son fils ainsi que la droiture emprunte de zen qui imbibe l’esprit de Shingo. Là aussi, le paysage figuré par le jardin zen à l’arrière plan contribue à la représentation très efficace, sans fioritures, de la première facette de la personnalité de Shingo :
Plus tard, après l’assassinat de celui qui s’avère être en réalité son père adoptif, il cherchera évidemment à se venger de ses assassins. Même procédé que précédemment : lors de cette scène qui s’apparente plus à une exécution qu’à un combat tant la supériorité de Shingo est immense, le paysage sera ici incarné par des arbres calcinés bien éloignés des arbres verdoyant croisés lors de son apprentissage :
Le cœur était plein, il est maintenant sec. Shingo n’est plus qu’un ronin maudit destiné à trouver un maître faute de mieux, comme pour oublier un peu ses origines et le meurtre de sa famille.
Précisons ici que cette dernière n’est pas uniquement constituée de son père. Il y a, ou plutôt il y avait aussi sa sœur (puisqu’elle est elle aussi assassinée), personnage enjoué avec lequel il entretenait des liens complices. Mais voilà : cette sœur était une femme et il est dit dans Kiru que les femmes qui côtoient l’existence de Shingo sont destinées à périr de mort violente. Sa mère, sa sœur, il ne manquait plus que le personnage de la maîtresse. C’est chose faite lorsque notre ronin croise sur sa route une jeune aventurière pourchassée par des samurais qui l’accusent d’avoir tué quelqu’un. Le frère de la jeune femme demandera à Shingo de la garder avec lui dans sa chambre le temps pour lui de repousser les samouraïs. Une nouvelle fois, Misumi offre au spectateur son grand don de la suggestion avec un minimum de moyen. Shingo la retient tout d’abord contre lui sur son futon, la priant de se calmer :
Ils ne font pas l’amour mais la position allongée semble indiquer que la nature de la relation qui s’instaure est différente de celle qui unissait Shingo à sa sœur. De fait, parvenant à se libérer de l’étreinte de Shingo, la jeune femme de dévêt de son kimono, entrouvre son vêtement pour libérer ses mouvements et laisse voir une poitrine qui laisse Shingo pantois. Elle se précipite alors dehors pour prêter main forte à son frère. S’ensuit une scène incongrue dans laquelle elle se retrouve nue pour faire face à ses assaillants. Sur le bonus de la version DVD française (éditée chez Wildside), un des collaborateurs de Misumi se gausse gentiment de l’utilité de cette mise à nu, affirmant au passage que le réalisateur lui-même ne savait pas trop pourquoi elle se retrouvait d’un coup à oilpé devant ses ennemis. Outre le fait que cela permet au spectateur de se rincer un peu l’œil dans ce milieu viril qu’est le chambara (ça mange pas de pain), il y a aussi un peu du symbole de ce qui se passe dans l’esprit de Shingo. Magnétisé par cette jolie femme d’action, Shingo voit pour la première fois, ou peut-être imagine derrière ses vêtements un corps de femme :
La sensualité aurait pu être une voie pour sortir Shingo de l’impasse spirituelle dans laquelle il se trouve. Malheureusement, la femme meurt sous ses yeux et il n’aura plus qu’à combattre sa frustration par la boisson. Un peu plus tard, on le voit en effet discuter avec un ami samouraï. Au cours de la discussion il se rappelle des seins de la jeune femme et se met aussitôt à enquiller des bols de saké :
Si cela peut te consoler mon garçon, se saouler parce que l’on n’a pas eu celle qu’on voulait posséder, on a tous connu ça.
Pas d’amour en guise de bouée de sauvetage spirituelle donc. En revanche, Shingo trouvera un certain apaisement à servir un nouveau maître en la personne de Matsudaïra, un conseiller proche du Shogun. Père tutélaire ou amant ? Chacun y verra ce que bon lui semble. Peut-être même les deux tant il semble y avoir une certaine confusion des sentiments chez le jeune homme. Lors d’une scène, la juxtaposition du visage de la mère et de celui de la maîtresse inconnue laisse au spectateur une curieuse impression :
Quels que soient ces sentiments, Shingo retrouve une posture plus zen en la compagnie du seigneur Matsudaïra. Comme lors de la scène dans le jardin japonais avec son père adoptif, on le voit notamment prendre le thé avec le vieil homme le plus traditionnellement du monde.
Autre voie qui permet de canaliser le jeune samouraï : la violence ou plutôt, le fait de tuer. Il faut savoir que l’on en veut à la vie de son maître et les occasions de le protéger sont légions. Il y montre un remarquable don et face à lui les ennemis, même dix fois plus nombreux, tombent comme des mouches. Au ton tragique de la révélation de sa naissance, au ton lyrique de ses escapades pour son apprentissage succède un ton cette fois-ci épique. Et qui dit épique dit exploit, parfois aux frontières du merveilleux. Un peu à la manière de Rolant dans la chanson de Roland, Shingo coupe dans le sens de la longueur un de ses ennemis :
Scène filmée de loin pour ne pas montrer le trucage rudimentaire mais on aperçoit bien à droite corps se scindant en deux parties. Si, si, regardez bien.
Tant qu’il y a cette compagnie apaisante du maître et ces tueries, tout ira bien pour Shingo. Mais voilà, le fatum reprend ses droits à la fin. Il a en fait toujours été présent, accompagnant Shingo et ses proches dans les moindres recoins de leur quotidien. Témoin cette scène, pourtant apaisante, dans laquelle le père s’extasie sur le fait de boire du saké en regardant la neige tomber :
Sa fille se plaindra du froid et demandera la permission de fermer le panneau. En vain, son père la plaisantera sur sa condition de fille de samouraï qui doit l’amener à tout endurer, y compris le froid hivernal. Quand on revoit le film, il y a dans cette scène innocente quelque chose de menaçant. Les personnages ne s’en rendent pas compte, mais le froid émanant de ce jardin annonce évidemment leur propre mort. Le père mourra dans son cher jardin. Quant à sa fille, le fait qu’elle soit fille de samouraï n’aide en rien, au contraire : lorsque l’on sait ce qu’est devenu la mère de Shingo et ce que deviendra sa « maîtresse », on craint un peu pour sa survie.
Autre exemple, cette scène, peu avant la rencontre avec Matsudaïra :
Priant sur la tombe de sa mère, Shingo ne se doute pas que cette jolie branche sera plus tard l’arme avec laquelle il tuera sa dernière victime :
Victime qui ne sera autre que le frère de sa maîtresse imaginaire, frère dont les compagnons tueront lâchement Matsudaïra, se moquant éperdument du fait qu’il se trouve dans un temple.
À la fin, tous les éléments se rejoignent cruellement pour balayer le sens de l’existence de Shingo. En une scène courte mais qui apparaît finalement assez longue de par sa succession de plans répétitifs, on y voit un Shingo affolé, cherchant son maître dans ce temple labyrinthique constitué d’une multitude de cloisons coulissantes :
Trouver son maître pour ne perdre le seul fil donnant encore un semblant de sens à son existence. Malheureusement, tout comme son père adoptif retrouvé assassiné dans son jardin, shingo retrouvera son père abattu dans une des pièces du temple :
Comme le souligne ces plans quasiment identiques, l’histoire se répète impitoyablement. Dès lors pourquoi continuer à vivre ? Shingo se fera seppuku à côté de son maître. Sa dernière pensée ne sera pas pour lui mais pour cette image, simple mais pleine de mystérieuse pour peu que l’on ait l’imagination vagabonde, emportant son secret avec elle :
Kiru est donc dispo en DVD chez Wildside dans une copie très correcte. Le documentaire présent dans les bonus regroupe des témoignages de différentes personnes qui ont travaillé avec Misumi. Celui de son chef décorateur, filmé sur son lit d’hôpital, laisse une curieuse impression de courage. L’esprit samouraï sans doute.
J’ai découvert ce film avec la sortie à l’époque du coffret Wildside, la trilogie du sabre de Kenji Misumi donc. Et j’avoue ne pas avoir été déçu des trois films présentés. J’ai tout particulièrement aimé ce « Kiru » qui a en lui une aura singulière qui reste après vision. Keni c’était, c’est un bon ! 😉
Oui, il y a un dosage particulier chez Misumi entre la narration et ses « délires » photographiques. Ce n’était pas au goût de tout le monde à l’époque (notamment à celui des producteurs), mais cela donne une stylisation du pathos assez unique en son genre et qui a plutôt bien traversé les décennies.