L’arbre monolithe

Charisma
Kiyoshi Kurosawa – 1999

 

Lors d’une prise d’otages, un inspecteur de police (joué par Kôji Yakusho) veut trop bien faire en essayant de sauver à la fois un otage et son ravisseur. Ils sont finalement tués tous les deux. Suite à sa bévue, on invite l’inspecteur Yabuike de partir au vert pour une période indéterminée. Dans un coin sauvage, il fait alors la rencontre d’un jeune homme qui protège un arbre à l’apparence maladive, arbre qu’il nomme Charisma…

Un des films les plus marquants de Kurosawa, de celui qui donne plaisir à gloser sur l’interprétation que l’on peut donner à l’histoire (souvenir d’un épisode de Mauvais Genres sur France Culture où Philippe Rouyer et Jean-Baptiste Thoret s’en étaient donné à cœur joie). De fait, c’est le principal plaisir que l’on peut en tirer (ainsi que l’atmosphère soignée), car si l’on attend des rebondissements nous faisant sursauter sur notre fauteuil, c’est forcément décevant. On est avant tout, comme toujours chez Kurosawa, dans un fantastique cérébral. Il y a des rencontres, des péripéties (Yabuike mettant son pied dans un piège à loup, rencontrant une botaniste qui va le renseigner sur Charisma…), mais c’est moins pour tenir en haleine (de manière conventionnelle s’entend, car l’on peut être tenu en haleine par ce film) que pour tisser une toile constituée de signes à interpréter. Si on est réceptif à cette manière de concevoir le cinéma, alors on prend plaisir à faire son miel de détails et même à revoir le film, histoire d’alimenter son interprétation ou d’en façonner une autre (certains sont allés jusqu’à le voir comme une version parodique et cynique de Princesse Mononoke, ou bien d’un anti-Totoro, et ce n’est pas forcément déconnant).

Comme Yakusho jouait de nouveau un inspecteur de police, on a pu dire que Charisma était en quelque sorte un Cure II. Il y a un peu de ça (même goût pour les entrepôts crasseux, l’inspecteur joué par Yakusho est de nouveau un tantinet torturé), mais en même temps, le ton est légèrement différent. C’est qu’entretemps il y a eu la tétralogie de la Vengeance avec parfois pas mal de décalages humoristiques (voir notamment Serpent’s Path et Eyes of the Spider). Alors on ne se tient pas non plus les côtes à se mater Charisma, mais il faut préciser que le film possède quelques ruptures de ton, notamment liées aux agissement d’une sorte de bande d’éco-rangers, distillant une impression de folie qui se répand.

Car on retrouve ici une variation du thème du virus. L’arbre porte bien son nom : ne ressemblant à rien, il est malgré tout charismatique en ce qu’il attire, fascine, et fait perdre la raison à tous ceux qui l’approchent. Il y a ainsi le jeune Kiriyama qui est prêt à attaquer à coups de pieu ou d’arme blanche quiconque osant s’en prendre à son arbre chéri. Les éco-rangers qui, estimant que le dépérissement de la forêt est lié à cet arbre qui aspire la vie de la nature environnante, sont au contraire prêt à le déraciner et le brûler. De même pour la botaniste qui estime que cet arbre est dangereux… alors que sa sœur révèle à Yabuike qu’elle est en réalité folle et que le dépérissement de la forêt provient d’un mystérieux liquide qu’elle déverse dans un puits.

Dès lors, la vérité est difficile à appréhender. L’arbre… entité maléfique ou pas ? Faut-il le protéger ou le détruire ? Ici chacun y verra le symbole de son choix. On peut y voir l’individu à part au milieu d’une société qu’il convient de faire rentrer dans le rang. Ou bien une forme sylvestre de bouc émissaire. Ou un symbole religieux. Il y a en effet du totem, du monolithe kubrickien dans cet arbre (impression renforcée par des choeurs ligétiens dans la musique), avec ses alliés et ses adversaires, notamment la botaniste, incarnant le savoir et la raison cherchant à se débarrasser de son éternel ennemi, mais aussi les éco-rangers qui ont pu m’évoquer les membres d’une secte (saisissante scène du dortoir où ils se lèvent mécaniquement comme des body-snatchers) prenant ombrage de cet arbre aspirant tout à lui. Quant au plan final (que je ne révélerai pas), il peut aussi bien accréditer cette assimilation au religieux que le réfuter. Dans tous les cas, il fait écho à cet indice donné dès les premières minutes :

Qu’étaient-ce que ces règles du monde ? Qui ou quoi les permettait ? Ont-elles été rétablies ou au contraire annihilées ? S’il est joueur, le spectateur n’aura pas fini d’agiter ses méninges pour enrichir son exégèse.

8/10

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