Le mois de mars, normalement, c’est Haru Basho à l’Edion Arena d’Osaka, comprenez le deuxième tournoi de sumo de l’année. A chaque fois, j’attends fébrilement le dimanche qui marque le début des rudes hostilités. Je m’installe confortablement sur le canapé, je mets la NHK, sauf que là, comment dire ?
Gni ?
Guégzéksa ?
Eh oui ! coronavirus oblige, le sumo n’a évidemment pas été épargné par les mesures protectrices et c’est donc à huis clos, une première depuis l’existence de ce sport, que se déroule le tournoi d’Osaka. Et comme pour beaucoup de sports finalement, c’est là que l’on se rend compte de l’importance du public pour ce qui est de l’intérêt. « Omoshirokunai ! » (pas intéressant !) trancha d’ailleurs le beau-dabe sur Skype, avis que je partage un peu tant j’ai l’impression d’avoir sous les yeux des rikishis fantômatiques. Je crois que c’est Kotoshigoku qui a comparé l’expérience à un rite religieux, avec une atmosphère sanctifiée comme si les lutteurs se trouvaient dans un temple. La comparaison est jolie mais Kotoshogiku a eu beau ajouter que cela le motivait encore plus pour ressentir l’aspect sacré de son sport et donner encore plus sur le dohyo, j’ai malgré tout le sentiment que les rikishis sont un peu déphasés par cette ambiance.
C’est que la lente montée en puissance du shikiri (le rituel avant le combat) devient singulièrement moins spectaculaire sans les encouragements du public. Avec certains rikishis, on sentait que ce public était un vecteur d’adrénaline, il s’agissait pour eux d’attirer leur attention, voire leur bienveillance, leurs encouragements, pour la suite du combat. D’ailleurs, Kotoshogiku parle d’un lieu sanctifié mais rappelons que le sumo n’est en rien comparable au tennis. Durant la joute qui parfois peut aller jusqu’à durer une minute (rare mais cela arrive), le public ne reste pas muet. Loin de la réserve légendaire des Japonais, il encourage, s’exclame, trépigne, et cela ajoute au spectaculaire de l’instant. Enfin, quand arrive le mouvement qui permet de gagner, les exclamations gagnent encore un degré en intensité et il est souvent bien plaisant de voir les visages des spectateurs aux premiers rangs manifester leur joie en applaudissant ou en riant, hilares, parce que l’un des adversaires est tombé du dohyo et s’est affalé juste à proximité d’eux.
Encore plus rigolo quand c’est un arbitre qui se le mange.
Bref, sans tous ces éléments rappelant que le sumo était à l’origine une discipline populaire, le sumo n’est plus exactement le sumo. C’est en tout cas une autre expérience. Le plus saisissant est d’entendre le bruit des coups (par exemple les tsuppari, ces gifles vigoureuses qu’un rikkishi a parfaitement le droitde donner) donnant tout à coup au lieu une atmosphère de salle d’entraînement. Mais plus impressionnant encore est d’entendre les cris de douleurs des combattants.
Ici, rappelons qu’un rikishi n’est en rien une pleureuse de footballeur. S’écrouler, se tenir un genou en gémissant pour jouer l’intox, très peu pour eux. On parlait d’atmosphère sacrée et s’il y a bien une chose qui est sacrée dans cet endroit, c’est la virilité, l’otokorashitude ! A tel point que certains athlètes ont des allures de momies tant leur corps est recouvert de bandages. Ils peuvent bien sûr faire l’impasse sur un tournoi pour penser leurs plaies mais en ce cas c’est l’assurance de perdre des places au classement (et un meilleur salaire). Du coup, c’est plus d’une fois un esprit commando qui est de mise, ça passe ou ça craque.
Pour Takayasu, mercredi dernier, ça a craqué. Takayasu, c’est cet homme :
En cette période de féminisme parfois hystérique, est-il bon d’exalter les valeurs d’une virilité massive et puissante ? A vrai dire je m’en fous. Admirez juste les chiffres : Takayasu c’est 176 kilos pour 1m87. La maman est originaire des Philippines.
Quand je me suis remis à m’intéresser au sumo il y a quelques années, j’ai très vite choisi Takayasu comme l’un des rikishis que j’allais supporter.
Takayasu bébé. On raconte qu’il lui fallait ses 5 litres de lait quotidiens.
A cause de cet air placide plein d’assurance, à sa manière d’essuyer sa grosse pogne sur son bide (après avoir jeté le sel sur le dohyo) en la faisant claquer vigoureusement. Mais il y a aussi cette mimique qui ne manque pas de susciter à chaque fois les applaudissements lorsqu’il s’apprête à lancer une ultime fois le sel sur le dohyo avant d’entamer le combat, il envoie puissamment ses épaules vers le bas en accompagnant le geste d’un Humpf ! sonore :
Last but not least, Takayasu est avec Tochinoshin d’être des rikishis particulièrement velus. Dans un sport où les lutteurs ont le torse aussi vierge de poils que le cul d’un bébé, Takayasu a parfois carrément des allures de Teddy bear renfrogné :
C’est tout con mais moi, le pouvoir viril du poil, ça me parle. Et ça doit exciter certaines puisque sachez que notre otorashii de la semaine est fiancé depuis un an avec Mori Konomi, pas la plus vilaine des chanteuses d’Enka :
Quel enfoiré ce Takayasu !
Les deux tourtereaux se sont rencontrés en 2016 lors d’une soirée à un karaoké :
« Quand j’ai vu Akira prendre virilement le micro avec ses poils débordant de sa manche, je me suis sentie toute chose, a alors affirmé la belle à nos micros (si, si !). Je me suis alors intéressée au sumo et quand j’ai découvert qu’il était tout rond et recouvert de poils, il m’a fait penser à Pikichan, l’ours en peluche que j’avais quand j’étais petite fille. J’ai eu alors une envie très forte de le palper et de le serrer tout contre moi. Maintenant que je peux le faire tous les jours, je suis heureuse.»
Privilèges des sumos destinés à rabouler les plus jolis petits lots du Japon ! Mais ne soyons pas jaloux car dans le cas de Takayasu le mariage n’a pas encore eu lieu et avec sa perte récente du grade d’ozeki, il est peut-être encore moins d’actualité, allez savoir. Et avec ce qui s’est passé mercredi, peut-être même n’aura-t-il jamais lieu. Mais que diantre s’est-il donc passé ? Ceci : lors de l’ultime combat de la journée, Takayasu a dû affronter Kakuryu, un des deux yokozunas mongols. Match très équilibré, parti pour durer un peu tant Takayasu semblait maîtriser son sujet (il a d’ailleurs été à deux doigts de l’emporter au bout de cinq secondes avant que le yokozuna ne redresse la barre). Et puis, arriva cet instant fatidique :
On le voit la jambe gauche ne s’est sans doute pas très bien accommodée de la chute du corps. Le genre de chose qui arrive au sumo mais là, il a été surprenant d’entendre ceci :
Dans le vide et le silence de l’Edion Arena retentit alors l’impensable, les cris de douleur d’un rikishi ! Habituellement le brouhaha du public et les commentaires des présentateurs recouvrent ce genre de chose mais là, stupeur d’entendre qu’un rude colosse poilu peut s’avérer incapable de retenir des plaintes à cause d’une douleur qu’on imagine particulièrement vive. Et voir Kukuryu lui-même se tenir médusé à côté du pauvre Yasu faisait assez comprendre que la situation était grave. Car normalement, sachez-le, quand un rikishi se blesse, on lui demande de surmonter sa douleur, de remonter sur le dohyo pour le salut final puis de repartir tout seul, clopin-clopant, dans les vestiaires pour se soigner. Du coup, voir un Takayasu immobile et incapable de se relever en dit assez long sur la gravité de sa blessure. Vous vous demandez d’ailleurs comment ça se passe lorsqu’un rikishi est incapable de se relever. Sans doute un brancard de grande taille arrive, brancard piloté par d’imposants colosses ? Eh bien non, gros amateurisme médical ici. Des types arrivent, aident le blessé à se relever (et tant pis si ça aggrave les choses), à le faire descendre du dohyo pour le foutre sur un fauteuil roulant. Pour Takayasu, ça a donné ce triste spectacle :
Dans tout sport, on n’aime pas à voir les athlètes se blesser. C’est encore plus prégnant au sumo avec cette détestable manière de gérer les blessures. Engoncés dans le hiératisme de leur discipline, les officiels du sumo semblent incapable de comprendre qu’au XXIème siècle il serait peut-être un peu temps d’apporter certaines améliorations dans le domaine.
Bref, pour l’heure, Takayasu a bien évidemment abandonné le tournoi et va poursuivre sa descente dans le classement. Et à 30 ans, c’est une blessure qui risque peut-être de précipiter l’intai (retraite du sumo). Après Goeido, son ex-compagnon Ozeki qui a décidé d’arrêter les frais en prenant sa retraite, pas impossible que nous ayons à nous passer des épaules puissamment rentrées vers le bas, des claques vigoureuses sur le bide pour en ôter le sel et de la pilosité virile façon ours des plaines d’Ibaraki. Il n’empêche Akira, si tu décides malgré tout de remonter sur le dohyo, sache que je serai derrière toi. Je n’ai pas la douce voix de Konomi chan mais je compte bien l’utilise encore pour hurler de vigoureux encouragements dans le salon, ou grand agacement de Madame Olrik. Soigne-toi bien l’ami, et profite du repos du guerrier pour accélérer la guérison, je gage que les susurrements de ta bijin de fiancée, au pageot ou au karaoké du coin, saurons te rendre de cette énergie nécessaire à tout otokorashii dont le métier est de foutre des baffes sur un dohyo. J’espère juste que ce tournoi ne sera pas le dernier. Prendre sa retraite à cause d’une blessure survenue dans un tournoi vide de spectateurs, on a connu des fins de carrières plus glorieuses.