La veuve tourmentée

Au début des années 1960, Reiko gère pour le compte de sa belle-mère une petite épicerie qu’elle a fait prospérer à force de travail. Elle a perdu son mari à la guerre peu après leur mariage et doit également entretenir son jeune beau-frère Koji, qui mène une vie dissolue. Ses deux belles-sœurs, mariées, poussent Reiko à se remarier tant qu’elle est jeune mais aussi pour l’inciter à quitter la famille.

Pendant ce temps, l’installation dans le quartier d’un supermarché qui pratique des prix très bas met en danger l’ensemble des petits commerces. Koji propose alors à l’un de ses beaux-frères de transformer l’épicerie familiale en supermarché, mais ils ne trouvent pas d’accord sur la place à donner à Reiko…

Une Femme dans la tourmente
Midareru (乱れる)
Mikio Naruse – 1964

Une histoire d’amour impossible entre une belle veuve et un homme (joué une nouvelle fois par Yuzo Kayama), tout de suite cela rappelle le canevas de Nuages épars. Sur le coup, en m’en apercevant je me suis dit que j’avais mal pioché mon deuxième film pour mon cycle Naruse. Et pourtant, le regret n’a pas eu le temps de prendre racine car très vite je me suis aperçu des différences qui contribuaient à éviter toute redite (redite à rebours bien entendu puisque ce film a été réalisé avant Nuage épars mais a été vu pour ma part après ce dernier).

Ainsi la relation entre Reiko et Koji. Si elle rappelle celle du couple de Nuage épars de par la présence du souvenir d’un mari décédé, il n’implique pas ici la responsabilité de Koji. Et ayant eu lieu depuis pas mal d’années, l’eau a eu le temps de couler sous les ponts, permettant à Reiko d’être plus disponible pour un remariage, même si elle affirme qu’elle ne souhaite pas se remarier. L’obstacle viendrait plus du lien et de la différence d’âge avec Koji. Une veuve de 35 ans peut-elle songer à épouser son beau-frère de 25, c’est-à-dire quelqu’un dont elle s’est occupée comme une mère quand il était gamin ? De son côté, Koji lui avoue un jour son émerveillement vis-à-vis d’elle quand il était gosse. Reiko/Koji, c’est un peu Jean-Jacques Rousseau/Mme de Warens si vous voulez. Et comme Koji est aussi obstiné et turbulent que le jeune Jean-Jacques, cela promet une idylle passionnée.

Il faut dire que l’on peut comprendre son obstination à aimer sa belle-sœur, interprétée par Hideko Takamine, l’actrice la plus emblématique de l’œuvre Naruse, et actrice emblématique tout court dans le cinéma japonais depuis l’après-guerre. Après avoir vu Nuage épars, je m’étais dit qu’il allait être difficile de trouver mieux que la beauté de Yôko Tsukasa. Je me trompais. Alors âgée de 40 ans, « Deko-chan » (son surnom) est époustouflante de beauté. D’un côté, elle a un côté patronne d’épicerie un peu mémère, engoncée dans son éternelle tenue de travail. De l’autre, et cela s’amplifie au fil de l’histoire, elle apparaît dans des plans qui la transfigurent complètement. Plus que belle, elle irradie les scènes dans lesquelles elle apparaît, sans que le spectateur ne sache d’où provient cette mise en valeur subite de sa beauté. Est-ce pour nous faire sentir le point de vue amoureux de Koji qui amplifie la beauté de Reiko ? Ou bien est-ce parce que Reiko elle-même ressentirait quelque chose pour son beau-frère, sentiment qui amènerait à épanouir davantage sa beauté ? Le spectateur espère bien sûr la deuxième hypothèse, même s’il se doute – surtout si, comme moi, il a vu juste avant Nuage épars – que cette histoire risque de mal finir. Dans tous les cas, cet incroyable visage de Takamine donne au film un aspect douillet et langoureux qui fait que l’on s’y sent bien. On apprécie d’être dans cet modeste épicerie de spiritueux et d’apercevoir ce bout de femme au visage lunaire. On apprécie d’admirer ses yeux suppliants alors qu’elle demande à Koji de ne plus l’aimer. Et on apprécie sa belle-mère qui, consciente comme le spectateur des qualités humaines de sa bru, essaye de tout faire pour qu’elle reste à la tête du magasin (et ainsi permettre peut-être à Koji de parvenir à ses fin).

Oui, on se sent bien dans le visionnage d’Une Femme dans la tourmente. Avec en plus – aspect que l’on retrouvait dans Nuages épars – un fait de société propre à l’époque et qui ancre socialement l’histoire d’amour de manière intéressante. Dans Nuages épars, film réalisé après les J.O. de Tokyo, à une époque donc où le sinistre passé du Japon était oublié et permettait de le rendre plus fréquentable, on voyait des scènes avec des gaijins américains, tout heureux de visiter ce pays. Ici, il s’agit de cette importation des supermarchés à l’américaine et de leurs techniques agressives de vente à bas prix pour détruire la concurrence des petits commerces. Après l’ère des armes, c’est l’ère du fric et de l’opulence. Une des premières scènes du film se passe d’ailleurs dans un bar et nous montre un curieux jeu entre plusieurs clients :

Manger le maximum d’œufs afin de décrocher la timbale, jeu qui aurait été impossible en période de guerre. L’époque apporte quelque chose de trivial, de bête, de vulgaire et à cela il n’y a peut-être qu’une solution : la fuite.

Sans aller jusqu’à raconter la fin, il faut tout de même évoquer une longue scène se passant dans un train. Décidée finalement à quitter la belle-famille, Reiko part en train rejoindre sa propre famille (autre point commun avec Nuage épars). Le problème est que Koji a prévu le coup et a entrepris de monter lui aussi dans le train pour essayer de faire succomber Reiko. S’ensuit alors de longues et étonnantes minutes durant lesquels on assiste à une sorte de parade amoureuse et qui trouvera sa conclusion dans une ville thermale. Cette ballade en train n’est pas sans rappeler la ballade en barque de Nuage épars, comme si le sentiment amoureux avait besoin de mouvement pour s’affirmer et surtout s’exprimer. Il en a bien besoin car, chez Naruse, ce sentiment a fort à faire entre les convenances sociales et la fatalité. On n’ira pas jusqu’à divulgâcher la fin. Disons juste que ce que trouveront les personnages après leur trajet en train sera plus acide que l’atmosphère douillette de la petite épicerie. Mais cela semble être le prix à payer dans un film de Naruse.

Deuxième film de Naruse visionné, deuxième chef-d’œuvre. Est-il meilleur que Nuages épars ? Vaste question, ce sont en tout cas deux films qui appellent à être vus et revus avec un égal plaisir. Allez, j’ajoute tout de même un quart de point en plus à La flamme dans la tourmente à cause de cette épicière de mes rêves qui m’a réellement estomaqué dans certains plans.

9,25 / 10

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2 Commentaires

  1. Tu as déjà vu « Vingt-quatre prunelles » ? C’est avec « Nuages flottants » le film que j’ai préféré avec Hideko Takamine (de loin l’actrice que je préfère de cette époque).

  2. Eh non ! Je suis vraiment un novice concernant Naruse. Je vais d’abord voir les cinq films du coffret Carlotta en terminant par Nuages flottants qui a effectivement une grosse réputation. Je verrai si je poursuivrai après avec d’autres films mon cycle. Du coup je note ton « Vingt-quatre prunelles ».
    Sinon j’ai vu hier le premier épisode de Quartet. Très sympa, assez hâte de voir la suite ce soir.

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