La Marque du tueur (Seijun Suzuki – 1967)

Goro Hanada est un tueur professionnel. N°3 dans la hiérarchie de sa corporation, il effectue ses missions avec une efficacité certaine jusqu’au jour où il croise la route de la mystérieuse Misako Nakajo qui lui propose un « contrat », qu’il accepte. Mais échouant de peu à cause d’un papillon qui vient s’interposer devant le viseur de son arme, mais tuant tout de même au passage une civile innocente, Hanada se voit devenir désormais la cible du N°1. Commence alors une descente aux enfers, entre paranoïa et obsession pour la sublime Misako…

殺しの烙印 (Koroshi no Rakuin)

Flaubert rêvait d’un livre se tenant « par la seule force de son style », Suzuki a lui longtemps rêvé d’un film se tenant par le seule force de sa mise en scène. Avec la Marque du Tueur, il tenait là son Graal, à la fois chef-d’œuvre incontestable et monumental bras d’honneur aux dirigeants de la Nikkatsu qui lui ont une dernière fois laissé les coudées franches alors que son sort était quasi scellé.

Ami lecteur, su tu t’apprêtes à voir ce film pour la première fois, sois heureux et attends-toi à un choc.

Abandonnant les expérimentations criardes avec les couleurs, Suzuki revient au noir et blanc qui, loin d’atténuer l’aspect expérimental du film, va l’amplifier. Sublimant les moindres compositions des différentes scènes, le N&B donne l’impression au spectateur de se promener au milieu d’un somptueux photobook où tout a été pensé pour le plaisir visuel, et où tout va s’amplifier au fur et à mesure de la durée.

Juste quelques exemples de l’inventivité photographique de Suzuki. Il faudrait en fait citer tout le film.

Car si les vingt premières minutes se tiennent globalement, cela bascule avec la rencontre de Misako. Au début on est en terrain connu avec cette histoire de pègre et de mafieux, même si certains détails surprenants donnent à penser que quelque chose couve dans le film, comme une sorte de liberté créatrice folle qui ne demande qu’à s’émanciper du scénario pour mener les personnages comme bon lui semble.

L’habitude de Hanada de sniffer des vapeurs de riz est l’un de ces détails. 

Ça tombe bien, comme le scénario de Suzuki était à la base lâche, fait de bric et de broc, celui-ci ne tarde pas à lâcher les chevaux pour en mettre plein les mirettes au spectateur. Autant dire que ce dernier doit mettre de côté tout esprit cartésien. Essayer de s’accrocher à l’histoire en essayant désespérément d’y trouver du sens, du vraisemblable, est évidemment la dernière chose à faire. Le film doit être vu comme une sorte de train fou qui ne va ménager aucun arrêt en gare pour permettre de souffler. On peut ne pas forcément adhérer à pareille démarche, mais pour peu qu’on l’apprécie, quel pied ! Le film semble avoir pour seule ligne directrice la recherche constante des idées. Idées scénaristiques ou formelles, peu importe, il faut avoir une idée à chaque instant du film.

C’est avec le retour au noir et blanc l’autre différence avec ses précédents films qui alternaient les moments d’action avec d’autres plus posés, plus classiques dans leur conception. Ici, on est véritablement dans l’empire des signes, c’est-à-dire plongé dans un univers mystérieux de situations, de compositions mystérieuses qui se donnent à voir comme autant de symboles à décrypter, reflets de la conscience du tueur de plus en plus embrumée.

On est à peu près au milieu du film et là, on se dit que l’histoire est définitivement en train de partir en vrille… pour notre plus grand plaisir.

Au milieu de ces signes, le spectateur cherche aussi un semblant de signification… ou pas, préférant peut-être simplement succomber à un rare plaisir esthétique, plaisir émanant autant de la photographie que de la musique jazzy de Naozumi Yamamoto ou du côté cadavre exquis surréaliste, le film fonctionnant souvent par associations d’idées. Si l’on aborde le film simplement, on peut y voir un condensé thématique du film noir, avec ses personnages de tueurs, d’industriels qu’il faut dézinguer ou encore de femmes fatales qui vont causer la perte du héros. Ce dernier, en bon personnage hard boiled, verra peu à peu sa carapace indestructible se fissurer pour montrer un homme en proie à ses inquiétudes.

Après, pour peu qu’on laisse vagabonder son imagination, il y a matière à gratter un peu pour chercher ce qui se cache derrière ces inquiétudes. À la fin de la première mission, on voit Hanada de dos monter un escalier en marmonnant : « Quel est ton rang ? Quel est ton rang ? ». La recherche de savoir qui est le N°1 puis l’envie de prendre sa place pourrait se voir comme une critique d’une certaine Japanese way of life où il s’agit de réussir sa vie en étant le meilleur. Après tout, en mettant de fait que son occupation professionnelle est de dézinguer des gens, Hanada a plutôt bien réussi sa vie : il est sérieux dans son travail, gagne bien sa vie, a une belle maison, et une magnifique épouse qui semble passer sa vie à attendre nue son retour. Sauf que voilà, il n’est que le N°3. Et le voir errer dans une ville présentée souvent comme déserte ou inquiétante, comme ces plans où l’on voit des exemples d’activités urbaines diffusés en négatif, donne ce sentiment à la fois de névrose et d’incomplétude. Détraqué par la môme Misako, il lui faut redonner un sens à sa vie, sens qui consistera à devenir le meilleur dans son domaine. Mais quand le mystérieux N°1 fera son apparition et montrera qu’il est tout aussi absurde que l’univers dans lequel erre Hanada, il deviendra difficile pour celui-ci de trouver une issue satisfaisante à son mal-être.

Un homme désœuvré dans la ville.

Cependant, on peut suivre une autre piste, piste amorcée par ce plan :

Après le ratage de sa mission commanditée par Misako, Hanada tombe sur cette dernière alors qu’il retournait la voir dans son appartement. Elle est nue avec l’ombre de la bobine d’un projecteur tournant sur son corps. Aussitôt Hanada se précipite sur elle avant de découvrir qu’il ne s’agit pas de la véritable Misako. Sans transition, le plan suivant nous montre qu’il s’agit en fait d’un film projeté sur un écran où l’on voit la jeune femme capturée et devant subir des tortures. Choqué, Hanada perd pied et confond réalité et représentation de la réalité. Il se met à parler à Misako, lui demandant de lui dire où elle se trouve.

Que Misako ait été représentée avec cette ombre de bobine superposée sur son corps m’a semblé intéressant. Symboliquement, on pourrait la percevoir comme une sorte de femme-cinéma, une allégorie de ce qu’est le cinéma ou plutôt, de ce qu’il se doit d’être aux yeux de Suzuki, c’est-à-dire un spectacle total privilégiant le plaisir des sens à la recherche du sens. Dès sa première apparition, Misako incarne une sorte d’invraisemblance stylisée puisqu’elle est à bord d’une décapotable… dont la capote n’a pas été déployée alors qu’il pleut averse. Et l’on passe sur les scènes de son appartement, sorte d’antre surréaliste qui va cristalliser la passion de Hanada pour elle.

Tout cela pour dire que si on trace un parallèle entre Hanada et Suzuki, une lecture particulière du film se dégage. Suzuki serait cet homme qui accepte des « missions ». Non pas tuer des gens mais faire des films avec de l’action, des cascades, des personnages de tueurs qui défouraillent à tout-va. Il est très pro dans son travail même si déjà pointent des détails dénotant un désir de bousculer les codes établis. Cela correspondrait aux vingt premières minutes du film.

Les scènes d’amour où on le voit batifoler avec sa femme dévergondée tout en sniffant des vapeurs de riz pourraient renvoyer à cet érotisme volontiers baroque que l’on a pu observer dans certains de ces films, notamment dans la Barrière de chair. Le désir de liberté débridée commence à se faire davantage sentir et il explose avec l’entrée en scène de Misako, incarnation d’un cinéma selon Suzuki avec laquelle le film va atteindre un point de non retour dans sa cohérence. On pourrait voir dans l’épisode Misako l’élément de trop, ce qui va énerver ceux qui sont au-dessus de Suzuki (les producteurs) et qui vont réclamer sa tête. Afin de sauver cette dernière, Hanada n’a d’autre alternative que de devenir le N°1, c’est-à-dire le meilleur réalisateur. Mais le veut-il ? Et surtout, le peut-il ? Car dans quel sens doit être compris ce mot, « meilleur » ? Le sien, c’est-à-dire « le plus accompli artistiquement », ou celui des producteurs, c’est-à-dire « le plus sérieux et le plus rentable » ? [spoil] Lors de l’ultime scène dans la salle de boxe, celle de la confrontation entre lui et le N°1, Hanada, après avoir buté son adversaire, trône sur le ring en hurlant : « je suis le N°1 ! ». Soudain, une porte s’ouvre et Hanada tire sans réfléchir : pas de chance, il vient de tuer Misako, une Misako en béquilles et avec moult bandages suite aux tortures qu’elle a dû subir, métaphores de ce que devrait subir le cinéma de Suzuki pour rentrer dans la norme. Plutôt que d’accepter cela, Suzuki-Hanada n’a d’autre choix que de supprimer Misako, c’est-à-dire de commettre un suicide artistique. Hanada criera une ultime fois « je suis le N°1 ! » mais moins fort et cette fois-ci avec un déraillement déchirant dans la voix, avant de succomber à ses blessures et de tomber du ring :

Suzuki le sait sans doute alors qu’il est en train de réaliser la Marque du tueur. Avec un tel film, c’en est fini de sa carrière (du moins chez la Nikkatsu). Les combats qu’il a dû mener pour achever des films sont désormais derrière lui et le ring, dépourvu de son champion, baignant dans l’obscurité, n’a plus qu’à céder la place à un écran noir d’où jaillira un « owari » (« Fin ») lugubre mais sonnant aussi comme le glorieux  point final à un accomplissement esthétique.

Heureusement pour nous, le combattant, bien qu’en ayant pris plein les gencives, se relèvera quelques années plus tard et remontera sur le ring pour nous livrer de nouveaux quelques beaux combats. Pas non plus de la même beauté mais il est de l’art comme du performance, il est des performances qui tiennent de cet état de grâce qu’il semble impossible de reproduire à l’envi. La Marque du tueur est de celles-là.

10/10

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