Pas le plus connu, ni le meilleur de Kurosawa. Mais un Kurosawa quand même. Et de surcroit avec Toshiro Mifune et Takashi Shimura. Cela ne se refuse pas donc, d’autant que pour sortir Mifune des rôles de gangsters, Kurosawa le choisit pour lui faire jouer celui d’un médecin qui, durant la guerre, va contracter la syphilis lors d’une opération. De retour à sa clinique à la fin de guerre, il continue de travailler en s’injectant constamment un remède, mais en refusant de s’investir dans le mariage prévu avec sa fiancée, quitte à lui briser le cœur…
Le « duel silencieux » (Shizukanaru ketto), c’est deux choses : celui entre ce médecin qui refuse d’expliquer son choix à sa fiancée mais surtout celui entre l’homme et sa maladie. Duel d’une certaine manière perdu d’avance, mais d’une certaine manière seulement. Car nous sommes sur les mêmes sentiers qu’Ikiru, film qui sortira trois ans plus tard et qui traitera aussi la question du comment donner du sens à sa vie quand on est victime d’une maladie incurable ? Après, les deux films n’appartiennent pas à la même catégorie. Ikiru est l’un des chefs d’œuvre de Kurosawa tandis que Duel pourrait être vu comme son brouillon. Il lui manque l’impact émotionnel qui permettrait au spectateur de partager pleinement le désespoir du personnage principal, comme le fera Shimada dans Ikiru et la mythique scène de la balançoire.
Il n’importe, Duel possède quelques scènes et quelques approches qui suffisent à le rendre intéressant. Ainsi le fait que le médecin, Kyoji Fujisaki, soit d’abord montré comme un médecin de guerre. En une scène d’opération poisseuse et étouffante, Kurosawa montre à la fois la laideur de la guerre, le détachement de ses participants, très loin de tout patriotisme exubérant (un soldat blessé avouera qu’une maladie est le bon plan pour quitter l’armée), et les terribles conditions de travail des médecins. Avec le petit détail, le geste irréfléchi qui va tout faire basculer : lors d’une opération sur un malade atteint de syphilis, Kyoji ôte l’espace d’un instant ses gants et se coupe avec un scalpel ayant déjà été utilisé sur la chair du patient. Dès les scènes suivantes Kyoji ne se fera aucune illusion : il devine qu’il a contracté la syphilis et les tests qu’il subira seront sans appel.
A son retour il refusera donc de s’engager auprès de la jolie Misao (alors que ça fait six ans que le mariage est attendu), montrant envers elle une froideur pleine de gène. Misao confiera au père de Kyoji, le patron de la clinique où il travaille, qu’il est stupéfiant de voir combien la guerre peut transformer un homme en quelques années. Sur le plan symbolique, la blessure originelle peut faire figure de blessure morale liée au traumatisme de la guerre qui empêche tout retour à la vie normale. Il y a même un peu de l’acte manqué, du désir inconscient de contracter une saloperie pour fuir la guerre. Il significatif de remarquer que parmi tous les personnages, deux seulement sont d’anciens combattants et les deux sont en passe de rater leur vie, atteints du même mal, qu’il soit physique ou symbolique. En cela Duel créé un lien non pas avec Ikiru mais… les Sept Samouraïs et son amère conclusion. « Ce ne sont pas nous qui avons gagné, ce sont les paysans » confiait à la fin le chef des samouraïs à ses deux compagnons rescapés. De même ici : on peut revenir de la guerre, que l’on ait gagné ou non la bataille on se sentira malgré tout toujours perdant. Kyoji est (pour l’instant) un perdant et les gagnants sont tous ces gens humbles débordant de joie de vivre que l’on trouve sur les lits de sa clinique.
L’autre approche intéressante, est celle du désir comme condition du bonheur. Six ans que Kyoji attend de vivre enfin avec la femme qui l’aime et tout à coup il sent qu’il est de son devoir de refuser non seulement le mariage mais aussi toute liaison avec une femme, alors qu’il est jeune, beau, riche et, comble de la frustration, entouré dans sa clinique de familles heureuses qui viennent pour des accouchements. Pour signifier l’austérité butée du personnage, Kurosawa choisira le symbole de grille. Lors d’une promenade durant laquelle Misao essaiera de lui tirer les vers du nez, on aperçoit le couple marchant devant la grille de la clinique:
Cette grille sombre, froide, statique, qui entoure la clinique, est évidemment le cœur de Kyoji qui résiste aux tentatives de Misao et qui continue imperturbablement de se préoccuper uniquement de son métier. Malheureusement, la grille suit le cours des saisons :
… et au printemps, lorsque la vie revient, Kyoji explosera : dans une surprenante scène, ce sera un Mifune ravagé par les larmes qui confiera à une nurse combien il lui est dur de réprimer ses désirs. La grille tient toujours bon mais pour combien de temps ? Et surtout pour quels résultats ? D’un côté une frustration qui rend malheureux, de l’autre le risque d’une contamination, comme ce sera le cas avec Nakada, le soldat à l’origine de la contamination de Kyoji, revenu à la vie civile et marié, lui, mais inconscient du risque qu’il a fait subir à sa femme et son bébé. Ce dernier naîtra mais le spectateur ne verra pas à quoi il ressemble. Il entendra par contre les cris de désespoir du père quand il le découvrira. Donc oui, que faire ?
C’est ici qu’arrive la troisième thématique, celle de l’altruisme. Elle sera le fait d’un curieux personnage, celui de la nurse Minegisgi (magnifiquement jouée par Noriko Sengoku) :
Personnage au début bien peu sympathique. Engrossée par un homme qui l’a abandonnée, elle a tenté de se suicider. Secourue par un policier qui l’a emmenée à la clinique pour être soignée, elle s’est vu proposer de faire l’apprentie nurse histoire de l’aider à mieux sortir de l’impasse dans laquelle elle se trouvait en attendant, si elle le veut bien, de passer des examens pour devenir infirmière. Enceinte de plusieurs moins, elle se voit par ailleurs fortement conseillée de garder le bébé et de ne pas chercher à se faire avorter comme elle en exprime le désir non sans une certaine rancœur. Ce sera là aussi pour elle un atout, quelque chose qui achèvera de donner du sens à sa vie. Malgré cela, la nurse apparaît comme un embryon de femme, un être tout ramassé sur lui-même et pétri d’aigreur. Elle est voûtée, négligée, traîne les savates et n’est pas sans faire preuve d’insolence envers Kyoji, cet homme exemplaire doté de toutes les qualités et qui se permet de lui donner des conseils alors qu’il n’a pas connu le dixième de ses malheurs (elle n’est alors pas au courant du drame qu’il est en train de connaître).
Reste qu’elle est une femme et en tant que telle, elle ne peut qu’avoir un rôle essentiel, un impact sur l’évolution d’un protagoniste mâle. Et ici, ce sera bien évidemment Kyoji dont la trajectoire dans la vie est pour l’instant inverse à celle de Minegishi. Kyoji n’a de cesse de sombrer davantage. Ce qui n’est pas le cas de la nurse qui a mangé son pain noir dès le début du film. Toute la suite ne sera pour elle qu’un lent processus de régénération, d’allant vers la vie et le bonheur. Physiquement d’abord, elle se métamorphosera. Ou plutôt se transfigura, toute de blanc vêtu, toujours souriante envers les malades et dépassant en beauté Misao, partie entretemps faire sa vie avec un autre homme. Puis elle acceptera son bébé. Surtout, au courant de la maladie de Kyoji, elle lui fera une incroyable révélation, à savoir qu’elle l’aime et que donner son corps à un homme malade ne serait pas pour elle un acte anormal.
Ce don de soi, cette générosité qui dépasse l’entendement alors que l’exemple de la famille du soldat Nakada est là pour montrer que cet altruisme n’est pas sans absurdité, tout cela créé un déclic chez Kyoji qui va dès lors inverser sa trajectoire pour suivre celle de Minegishi. Comme le personnage d’Ikiru, Kyoji finira par trouver quelque chose qui donnera du sens à sa vie. Mais contrairement à lui il ne mourra pas. Car à sa reconstruction personnelle s’inscrit en filigrane celle de quelque chose qui le dépasse bien largement : celle d’un pays ravagé par la guerre. Or Kyoji et Minegashi, tout meurtris qu’ils aient pu être, sont encore jeunes et la jeunesse, en cette année 1946, est plus que précieuse. Ils n’auront jamais d’enfants, mais leur travail acharné pour remettre d’aplomb l’humanité qui passe entre leurs mains sera finalement bien plus important.
Film profondément humaniste, le Duel Silencieux est un film à la fois sombre et lumineux, sombre par rapport à sa peinture sans illusions de la guerre, lumineux par sa restitution de la soif de son époque, soif de reprendre une vie normale après des heures sombres. En cela ce n’est pas si mal pour un film mineur pouvant être vu comme le brouillon d’un chef d’œuvre à venir.
https://www.youtube.com/watch?v=5tyyffeCp4c