Inspiré de l’inimité entre Minamoto no Yoritomo et son frère Yoshitsune, le film relate la fuite de ce dernier dans les montagnes et accompagné de six hommes déguisés en moines. Leur but est de franchir un poste frontière pour ne pas se faire capturer. Problème : les soldats du poste ont été prévenus du nombre et du déguisement des fidèles de Yoshitsune. Le passage des sept hommes par ce lieu est donc réellement risqué, risqué comme de marcher sur la queue d’un tigre…
虎の尾を踏む男達 (Tora no o wo fumu otokotachi)
Certes non, on ne conseillera pas ces Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre au néophyte. 4ème film de Kurosawa (si l’on met de côté Uma, film réalisé en collaboration avec Kaijiro Yamamoto), le métrage, d’une durée inhabituelle (59 minutes), a tout pour déstabiliser de par le minimalisme de son histoire et surtout son esthétique empruntant autant au cinéma qu’au kabuki (le sujet est emprunté à Kanjinchô, soit le registre de souscriptions) ou encore au nô (à travers la pièce Ataka, sur le même sujet). C’est d’une austérité, d’un hiératisme à toute épreuve. Mais, pour peu que l’on soit sensible à ce type de spectacle, l’intrigue devient envoûtante et captivante lorsque, passée l’exposition, les huit hommes (Yoshitsune, ses six guerriers ainsi qu’un porteur) arrivent au poste et doivent faire preuve de maîtrise de soi et d’ingéniosité pour donner le change.
Le temps semble alors s’arrêter. Les visages et les postures se figent, la voix de Benkei, le fidèle serviteur de Yoshitsune, emplit l’espace de son assurance et de son autorité. Au plan inaugural nous montrant les hommes à la fois libres mais avec déjà un semblant d’enfermement à travers la silhouette des arbres :
… répond ce plan où s’ajoute la bannière menaçante du shogun qui veut la peau de son frère :
On reste alors suspendu aux lèvres de Benkei et à la décision de cet officier qui semble porter en lui des valeurs chevaleresques et qui serait donc quelqu’un susceptible de ressentir de la pitié pour le pauvre Yoshitsune. Compassion que ne ressent pas le noble avec lui et peu disposé à croire l’histoire de ces six moines bien suspects.
Le moment fort de cette longue scène est lorsque Benkei, prétextant une souscription pour récupérer de l’argent afin de faire des réparations à un temple, feint de lire un parchemin vierge sur lequel se trouve une prétendue lettre d’intention. Alors que le noble s’approche subrepticement pour jeter un œil sur le parchemin, les visages se figent encore plus, deviennent des masques soit grimaçants soit menaçants, donnant véritablement l’impression d’assister à un spectacle de nô. Le mélange apparaît certes bien étrange au début, mais associé à cette temporalité à la fois condensée et étirée, il n’est encore une fois pas sans charme et sans donner au film un cachet à la fois traditionnel et résolument moderne.
Histoire faisant l’éloge de la féodalité et de la soumission, du sacrifice pour protéger le maître, le film fit grincer des dents au sein du SCAP (Supreme Commander for the Allied Powers) qui y vit sans doute quelque chose de dangereux dans cette histoire d’homme valeureux soutenant de toutes leurs forces un chef de guerre vaincu. Le film fut interdit de projection jusqu’en 1952.
Descendant d’une lignée de samouraïs, Kurosawa a-t-il choisi à dessein ce sujet dans le contexte historique ? Difficile de l’affirmer tant la fin mystérieuse laisse la possibilité à une interprétation crépusculaire de la puissance impériale. Il faut ici préciser que comme pour les Sept Samouraïs, un des personnages principaux est un manant. Pas un paysan cherchant à se faire passer pour un samouraï (Toshiru Mifune dans les 7 Samourais), mais un paysan aidant les moines à porter leurs affaires. Personnage de commentateur bouffon des derniers événements, le personnage n’est déjà pas sans tisser un lien avec l’esthétique shakespearienne que Kurosawa exploitera largement par la suite (type de personnage que l’on retrouve notamment pour consoler le roi Lear dans ses malheurs). Que ce personnage ne cherche pas à dénoncer le subterfuge de ces hommes qui l’ont engagé mais contraire à les aider, voire même à les mettre en péril dans son amour pour la personne de Yoshitsune lorsqu’il intervient véhémentement auprès de Benkei de battre son maître (simple subterfuge pour donner le change mais subterfuge dont Benkei aura du mal à s’en remettre). Le peuple est du côté du noble chef, semble nous dire ces images, et lui chef lui-même est dans le peuple puisque Yoshitsune, déguisé lui aussi en porteur, peut donner l’impression que la puissance du chef, passée dans le tissu social des petites gens, n’est pas oubliée et persistera même après sa mort.
Mais deux scènes vient interférer cette vision. La première intervient peu après le passage du poste. Les sept hommes sont rejoints par des émissaires du chef du poste qui, comprenant que le porteur n’était autre que le pauvre Yoshitsune, leur envoie du sake pour les consoler dans leur infortune. On a pu interpréter ces plans incroyables où l’on voit peu à peu Benkei devenir saoul comme une métaphore du malheur, du calice que l’on va boire jusqu’à lit. Or il n’est pas sûr qu’une expression équivalente existe en japonais. Surtout, le chant accompagnant les images (une sorte de chœur commente les événement à certains endroits du film) est sans équivoque : ces coupes de saké qui sont offertes sont des coupes de cordialité, de bonté pour des hommes perdus dont le sort est scellé (Yoshitsune et Benkei seront tués à Koromogawa). Comme ils n’ont plus que cela pour oublier leur infortune, ils s’enivrent, boivent jusqu’à plus soif cette bonté d’âme dont ils ont été sevrés depuis quelque temps et, après une ultime chanson se terminant sur un fondu enchaîné, laissent la place à un plan nous montrant un homme étendu dans une prairie. Il n’est n’est pas mort, il dort, il s’agit en fait du porteur. L’homme se réveille, regarde éberlué autour de lui et reprend gaiement sa route :
Avec peut-être ici cette interprétation. Que l’histoire soit réelle ou un simple rêve, les guerriers, par leur absence subite, apparaissent désormais comme de vagues souvenirs crépusculaires. Triste mais un changement dès lors s’impose. La guerre doit s’effacer pour la paix, et la simple joie de vivre doit suppléer au désir de mourir dans le respect de la féodalité. Mais comme tout pas clairement tranché, le plan final reste passablement ambigu et peut faire comprendre pourquoi ce film déplut vivement à certains Japonais.