Faire un article sur un ouvrage traitant de mangas n’est a priori pas très original mais voilà, il ne s’agit pas de n’importe quel ouvrage. Publié en 1991 lors du 18ème salon de la BD d’Angoulême (dont l’invité d’honneur était le Japon), ce livre est tout simplement le premier essai en français consacré aux mangas :
Et à l’époque, j’aime mieux vous dire qu’il faisait figure de Bible tant les choses à se mettre sous la dent étaient rares. Il y avait bien quelques fanzines faits par une poignée d’amateurs éclairés (Mangazone) mais il manquait encore un ouvrage portant un regard à la fois général et précis. Thierry Groensteen, ponte de la BD (entre autres choses théoricien et fondateur de la revue les Cahiers de la bande dessinée), eut la bonne idée de s’y coller et c’est ainsi que parut chez Casterman cet Univers des mangas.
Presque vingt ans après, que reste-t-il de ce livre ? Eh bien par rapport à pas mal de concurrents qui ont paru depuis, il a plutôt bien traversé les années et reste valable dans une très large mesure. À commencer par la chronologie de l’histoire du manga qui ouvre le livre. En une petite dizaine de pages, du VIème siècle à 1989, Groensteen livre les principales dates qui ont peu à peu contribué à faire du manga le phénomène qu’il est devenu. Suit un chapitre intitulé « une industrie du divertissement » qui s’attache à l’économie du manga, à la fois en amont (recrutement de nouveaux dessinateurs) et en aval (les différents moyens pour consommer du manga). Avec les nouveaux médias qui tendent à se développer, c’est un chapitre qui mériterait maintenant d’être retoqué. Mais il reste suffisamment parlant en ce qui concerne l’énorme place que tient le manga dans le quotidien japonais.
Dans le 3ème chapitre (Autres thèmes, autres styles), Harry Morgan (l’ouvrage est collectif) s’attaque au gros morceau : l’esthétique du manga. Et là aussi, il est étonnant de voir combien ce panorama précurseur tient encore la route. Que ce soit dans l’éventail des thèmes évoqués et dans le panel d’auteurs pour servir d’exemples, Morgan ratisse large et juste. Tout comme ce qu’il en dit. Avec un sujet aussi neuf, on aurait pu craindre que l’auteur n’ait des œillères et ne voit pas, ou sous-estime telle ou telle facette du manga. Ce n’est pas le cas, aussi bien dans les thèmes que dans l’évocation des caractéristiques graphiques, Morgan fait preuve d’une vulgarisation qui donne une parfaite image du manga au néophyte qui n’y connaîtrait rien.
Les chapitres suivants consacrés à l’animation et, passage obligé là aussi, Osamu Tezuka, sont du même tonneau, tout comme l’ultime chapitre, présentant 25 auteurs. Ici, Groensteen prend soin d’affirmer qu’il est pleinement conscient du fait que certains regretteront la présence de tel ou tel auteur. Reste que le choix est judicieux. Compte tenu des assimilations hâtives que l’on pouvait craindre (et qui n’a pas manqué de se faire) entre mangas et dessins animés japonais (pas vraiment en odeur de sainteté), on pouvait craindre que le spécialiste de la BD ne sorte l’artillerie lourde et balance uniquement des titres auteurisants pour bien signifier combien le manga est un art respectable. Mais il n’en est rien, l’auteur ayant bien insisté sur l’aspect populaire de cette culture, il n’hésite pas à citer par exemple dans sa liste Fujio-Fujiko, les deux auteurs de Doraemon.
Voici les 24 autres : Fujio Akatsuka (Tensai Bakabon), Tetsuya Chiba (Ashita no Jô), Machiko Hasegawa (Sazae san), Hiroshi Hirata (le Guerrier borgne), Ryoichi Ikegami (Crying Freeman), Shôtaro Ishinomori (Cyborg 009), Rakuten Kitazawa, Gôseki Kojima (Lone Wolf and Cub), Leiji Matsumoto (Captain Harlock), Hayao Miyazaki, Shigeru Mizuki (Hakaba no Kitarô), Gô Nagai (UFO Robo Grendizer), Shinji Nakashima (Fûten), Keiji Nakazawa (Hadashi no Gen), Ippei Okamoto, Katsuhiro Otomo (Akira), Takao Saito (Golgo 13), Sampei Shirato (Kamui Den), Shigeru Sugiura, Suihô Tagawa (Norakuro), umiko Takahashi (Urusei Yatsura), Akira Toriyama, Yoshiharu Tsuge et Ryûichi Yokoyama (Fuku-chan).
On peut retourner la liste dans tous les sens, il me semble qu’il est assez difficile de crier au scandale.
L’Univers des mangas, vingt après sa parution, est donc un ouvrage qui n’a pas à rougir de son grand âge dans un univers où le travail critique s’accélère d’année en année. Il a de plus un autre avantage : celui d’être savoureux dans ses ultimes pages. La conclusion est le moment au l’auteur se mouille un peu, y va de son petit pari sur l’avenir. Et là, il est amusant de voir combien le pessimisme de Jean-Paul Jennequin, qui se prête à l’exercice, tombe sans le savoir à plat quand on sait de quelle manière la manga s’est par la suite implanté en France. Rappelons que nous somme à l’époque où Akira paraissait péniblement en kiosque. « De son succès dépend sans doute assez largement l’avenir des mangas sur notre territoire » prédit Jennequin. Phrase qui faisait froid dans le dos puisque le succès d’Akira fut assez mitigé. Et Jennequin de déplorer l’existence d’ersatz de mangas réalisés en France (le journal d’Astro le petit robot) ainsi que des fausses BD du Club Dorothée Magazine, BD réalisées à partir d’images d’anime, autant de tâcheronneries ne facilitant pas la bonne réception de cette fabuleuse culture populaire qu’est le manga.
Ces quelques lignes baignent donc dans un pessimisme retenu, pessimisme que contrebalance sans trop y croire le souhait de Jennequin de voir « un éditeur motivé et solide capable de faire découvrir au public français le haut de gamme de la production ».
Ce haut de gamme salutaire viendra quelques années plus tard grâce à un petit gamin avec une queue de singe et plus balèze que Benoît Brisefer, jetant les bases d’une déferlante manga qui, malgré les réserves des sceptiques, s’installera durablement. On l’a échappé belle, merci Goku !
En complément, je ne saurais trop vous conseiller d’écouter la dernière émission de Mauvais Genres (écoutable sur le site pendant un mois je crois). François Angelier rappelle en début d’émission que cela faisait une paie qu’il n’avait pas consacré une émission aux mangas. C’est vrai et c’est bien dommage car à chaque fois le thème traité donnait lieu à une heure d’informations absolument passionnantes. Espérons que le père Angelier rattrapera le retard cette année.
Pour l’émission de samedi dernier donc, était invité Jean-Marie Bouissou pour Mangas, histoire et univers de la BD japonaise, essai de plus de 400 pages qui risque fort de s’installer comme la nouvelle référence en la matière. L’ouvrage devrait paraître prochainement chez Picquier. À suivre.
il faut se rappeler que ce livre etait ecrit dans l’époque du Club Do.