Shohei Manabe, le chantre de la déchéance

J’aurai mis le temps à le faire, mais ça y est, j’ai terminé la lecture d’Ushijima, de Shohei Manabe. Commencée à l’époque des premiers tomes publiés en France, la série avait fini par me lasser au vingtième tome. J’avais du coup revendu ma collection, me disant que toute cette noirceur ne nécessitait sans doute pas de multiples relectures ultérieures, et j’avais poursuivi épisodiquement la lecture sur ma tablette. Après avoir fini le 46ème tome, je ne compte pas changer d’avis et me mettre à reconstituer la collection. Si Ushijima propose des arcs parfois vraiment prenants, on reste dans une plongée répétitive dans une antithèse absolue du « Cool Japan. »

Après, il faut bien avouer que cette marque de fabrique en fait un manga unique. À la rigueur, on peut penser à Black Jack, de Tezuka, ou même dans Say Hello to Black Jack, avec la plongée dans certains disfonctionnements sociaux que ce manga proposait. Concernant la filiation avec le manga de Tezuka, elle peut surprendre, mais le yamikin (rappelons que le terme désigne un prêteur sur gages pratiquant des taux exorbitants) Ushijima a ceci en commun avec le docteur Black Jack que tous deux constituent une épreuve ultime pour ceux qui viennent demander leurs services, épreuve de laquelle découlera, peut-être, une rédemption. Bon, dans le cas d’Ushijima, il s’agit plus souvent d’une plongée en enfer, même si, parfois, quelques rayons viennent éclairer les histoires pour laisser un peu d’espoir…

Après, il faut avoir le cœur bien accroché, Manabe faisant absolument tout pour jeter au visage du lecteur aussi bien les pires vices du cœur humain qu’une violence sèche et brutale. Complaisance ? Oui et non, puisque Manabe, pour se documenter, a adopté une démarche de journaliste d’investigation (voir à ce sujet son interview dans le n°7 d’ATOM), fréquentant les lieux de son manga, discutant avec des usuriers, des yakuzas ou des paumés, allant même jusqu’à tester de sa personne certains lieux de plaisirs. Ayant lui-même connu une enfance difficile qui l’a incité à développer des techniques pour survivre (en gros, passage très délicat dans un lycée de troisième zone), Manabe sait de quoi il parle et sait bien que le Japon, eh bien ce n’est pas uniquement le Cool Japan, loin s’en faut..

Approche réaliste et un rien trash donc, qui donnera envie ou non au lecteur curieux de mangas sortant des sentiers battus, tant narrativement que graphiquement. On ne saurait dire que Manabe soit un dessinateur virtuose. Là aussi, lors de ma lecture des vingt premiers tomes, j’ai fini par me lasser par ses visages plus ou moins semblables et à l’anatomie souvent approximative. Mais il faut avouer que sa représentation photoréaliste des banlieues de Tokyo participe à une certaine fascination dans la lecture. Détritus, poubelles, câbles électriques, soupiraux d’égouts, le moindre détail est restitué avec, au milieu de ces doubles pages, des silhouettes humaines semblant marcher au ralenti, dérisoire subsistance de matière organique prête à être avalée par la matière urbaine. Là aussi, le gimmick peut finir par lasser, il n’empêche que pour ce qui est de représenter la ville japonaise, Ushijima s’impose comme l’une des multiples références que l’on peut citer (le manga est d’ailleurs évoqué plusieurs fois dans l’excellent essai Mangapolis, paru au Lézard Noir).

Finalement, Ushijima, c’est un peu comme le pachinko, les jeux de courses, les soap land ou les host bars qui y sont abondamment représentés : de temps en temps, ça passe. Mais à flux continu, ça finit par ruiner (les finances pour les personnages, le moral pour le lecteur).

7/10

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