Yourcenar au Japon

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D’octobre à décembre 1982, Marguerite Yourcenar effectua un voyage au Japon dont les impressions devaient prendre la forme d’un recueil de courts textes, le Tour de la prison. Livre inachevé mais dont les 14 textes donnent une idée précise de la portée du regard de Yourcenar, alors âgée de 79 ans.

Le livre est frappant à plus d’un titre. Il y a d’abord cette versatilité du regard qui se pose sur les moindres détails du Japon moderne. Dans une sorte de déambulation un peu sonnée, qui se contente de juxtaposer des images, des scènes captées au gré des promenades, Yourcenar dresse un constat kaléidoscopique d’un villes monstres et d’habitants non moins monstrueux, préfigurant les fourmis D’Edith Cresson.  Pour Tokyo, il s’agit moins d’une ville que d’une « grappe de villes » que l’on rejoint en traversant un « inhumain décor de pont et d’autoroutes ». Nagoya est « grotesquement coiffée d’un donjon reconstruit ». Les trains de banlieue « s’arrêtent au premier symptôme d’un tremblement de terre [et] vomissent le matin et ravalent le soir quelques millions d’hommes vêtus, semble-t-il, du même complet ». Plus loin l’auteur nous parle de « onze millions de robots » qui se fondent dans leur univers urbain pour y faire une multitude d’activités que la promeneuse détaillera sans trop s’y appesantir, donnant l’impression de feuilleter des images qui se sont inscrites à la volée dans un esprit qui a dû se sentir abruti par le défilement de scènes neuves, inédites et parfois cocasses. La conclusion sera peu engageante : « Les termites eux aussi ont sans doute de tels choix dans leurs termitières. […] Même la révolte est stéréotypée ».

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Yourcenar par Marc Riboud (1982)

Après, il ne faudrait pas croire que Yourcenar fait ses délices de celle qui juge forcément négativement un pays dont la modernité peut frôler l’hystérie et le mauvais goût. Ainsi ce passage surprenant dans lequel Yourcenar raconte son passage dans une boite de strip-tease où les « Belles » sont en fait des hommes. Pas vraiment d’ironie dans ce passage, pas non plus de tendresse, juste un regard qui tente de restituer l’originalité d’une expérience dans son déroulement.

De même, les multiples expériences théâtrales que Yourcenar semble avoir vécue avec l’expérience d’une amatrice éclairée et désireuse de retrouver « l’appétit perdu » dû à un théâtre occidental qui ne lui parle plus. Dévorant les spectacles de kabuki (quarante heures sans sourciller, avec même une impression à la fin de « rester sur sa faim », de bunraku et de nô, Yourcenar parvient joliment à restituer leur essence et la manière avec laquelle ils ont pu résonner de manière positive (ou un peu négative, comme avec certains marionnettistes de bunraku qui officient tête nue et qui, partant, semble lui gâcher son plaisir) dans la sensibilité de Yourcenar.

De même, sa rencontre par procuration avec Mishima lorsqu’elle visite sa maison kitsch et qu’elle y trouve un exemplaire des Mémoires d’Hadrien. « Il fit l’éloge de ce livre dans l’une de ses dernières entrevues avec un journaliste français, et je garde de ces quelques mots comme entendus à distance l’impression d’un contact qui vaut bien les propos toujours insuffisants d’une rencontre face à face. »

Restitution d’un écrivain mort, de spectacles de théâtre, de scènes de la vie urbaine mais aussi de jardins, de héros magnifiques et absurdes (les 47 ronins) ou des pérégrinations d’un poète (Basho), le tour de la prison, sans être un livre somme sur le Japon, une sorte d’équivalent français du Chrysanthème et le Sabre, n’en est pas moins un regard littéraire extrêmement vif et pertinent. Une déambulation artistique à l’orée des eighties et qui, trente ans plus tard, reste étonnamment neuve.

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12 Commentaires

  1. Je ne connaissais pas merci.
    Ne pas manquer les films d’après Kawabata a la MCJP et notamment un rarissime Masumura.

  2. Grosse sélection de films effectivement. La version des Belles Endormies m’a tout l’air elle aussi d’être assez rare.

    • Ca vaudra toujours mieux que Still the water, impossible ce film. Un collier de clichés, d’images d’Épinal. Le film typique de festival pour gaijin. Pas étonnant que la critique française soit tombé dans le panneau. On sent que c’est pas du vécu.

      • Drôle que tu en parles puisque mon prochain article est sur… Still the Water ! Pour faire rapide, j’ai aimé seulement par bribes. Le film fait franchement doublon avec Shara, que je continue de considérer comme le véritable chef d’oeuvre de Kawase.

        • Du coup comme j’avais beaucoup aimé Shara mais que mon instinct m’a tenu éloigné du reste de sa filmo, je suis pas tenté plus que ça (bon en plus y a le Fincher et le Dolan qui sortent cette semaine. Miam)

          • C’est le spécialiste de Fincher qui vous parle (cf ma contribution sur Fincherfanatic.com) : j’ai ete fan mais depuis Button la machine tourne à vide. Je crains le pire pour celui la aussi…

        • J’attends ton article avec impatience ! Je suis aussi resté sur ma faim pour Still the Water (et mon pote a bien failli s’endormir), mais je garde un bon souvenir de Shara. N’ayant vu aucun autre film de Kawase, y’a p’tet des choses que je ne sais pas.

  3. Assez d’accord en ce qui me concerne. Sa version de Millenium était plaisante mais la plus-value par rapport à la version suédoise n’était pas si flagrante. Quant à House of Cards, j’ai décroché au bout de deux épisodes. Vivement le retour de Twin Peaks tiens.

    • Tiens ben moi c’est le contraire. Il ne m’a vraiment intéressé qu’à partir de Zodiac. Millenium c’était franchement pas mal, mais faut dire que la série suédoise m’était tombé des yeux aussi. C’était aussi gris et mou qu’un épisode de Derrick, avec la langue de Bergman en plus. La déprime quoi.
      Ouais, TWIN PEAKS motherfucker. Il a bien raison David, entre deux conférences reloues sur la méditation, qu’il refasse des séries. Faut toujours que je finisse l’originale d’ailleur (mais bon comme j’ai vu le film avant, je suis un peu spoilé).

      • La question est juste de savoir dans quel état on va retrouver le père Lynch après tant d’années d’absence. On espère juste que l’excellence de nombre de séries récentes va lui fouetter le sang et l’inciter à se sortir les doigts.
        Sinon rien à voir, mais je suis plongé en ce moment dans un cycle Franju. A voir absolument : les Nuits Rouges, film hommage à la série B, entre Fantomas et un sketch des inconnus :
        http://youtu.be/WKJ4YgSSouI?t=1m19s
        Quand je pense qu’après ça, il y en a encore pour parler de Gone Girl !

  4. Bonjour
    je ne connaissais pas non plus ce texte (j’avais lu il y a quelque temps quelques passages de son livre sur Mishima). Je vais mettre mes bouquinistes préférés sur sa piste…
    Par contre je voudrais vous déconseiller « Madame Chrysanthème » de Pierre Loti que j’ai trouvé mesquin, imbécile. Le Japon ne l’intéresse pas et ne se prive pas de nous le faire sentir. Apparemment c’est préférable de lire : La troisième jeunesse de Madame Prune.
    Bien cordialement.
    Olivier

    • Oui, il a toujours été prévu que je lise Madame Chrysanthème mais jusqu’ici j’ai toujours repoussé l’aventure et ce que vous m’en dites n’est pas fait pour me rassurer. Mais qu’importe, j’essaierai quand même, rien que pour pointer du doigt cette sottise et envoyer au coin avec un bonnet d’âne le sieur Loti.
      Et welcome dans la section commentaires de ce site, je n’ai pas souvenir d’avoir d’autres de vos messages.

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