Jugatsu (Takeshi Kitano – 1990)

jugatsu En 1990, un an avant A Scene at the Sea, Kitano réalise son deuxième film. Et son premier vrai film puisque Violent Cop l’avait propulsé réalisateur à cause d’un Kenji Fukasaku tombé malade et obligé d’abandonner le projet.

Voir A Scene at the Sea et Jugatsu à la suite est une bonne expérience car on découvre les deux facettes de Kitano. L’une contemplative, poétique ; l’autre violente, grossière, un brin (parfois franchement) en roue libre. Deux facettes de son œuvre mais une seule vision de la vie, celle, désenchantée, de personnes qui s’ennuient et qui cherche quelque chose pour vaincre cet ennui. Dans A Scene on avait un éboueur sourd muet ; dans Jugatsu on a un jeune joueur de baseball pompiste dans une minable station service. L’un se passionne pour le surf pour sortir de son train train quotidien, l’autre va entrer dans une guéguerre dérisoire contre les yakuzas de son quartier. Bon, c’est en réalité un peu différent mais impossible ici d’en dire plus sans révéler une astuce du film.

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Jugatsu constitue une sorte de double inversé de A Scene. Il est par exemple aussi bavard qu’A scene était économe en dialogue. On a ainsi Iguchi, le coach de l’équipe de baseball, qui ne cesse d’invectiver l’arbitre et ses propres joueurs, mais aussi toute une brochette de yakuzas qui, justement en bons yakuzas qu’ils sont, alignent les grosses rodomontades pour bien montrer à qui on a affaire. Pour la musique, c’est l’inverse : A Scene était porté par la belle OST de Joe Hisaishi, dans Jugatsu, pas d’Hisaishi (la collaboration avec Kitano commencera à partir de A Scene) et encore moins de musique : le monde de Masahiko apparaît terriblement sec, réaliste (du moins au début).

Pour la trivialité, c’est là aussi le jour et la nuit. Certes, quand Masahiko se trouve une mignonne petite serveuse comme copine, le parallèle avec le couple de A Scene est immédiat. Le couple est mignon, pur, pas porté sur la bagatelle. Mais à côté de cela, on a ce coach qui aligne les copines vulgaires, ce yakuza qui oblige son lieutenant à se faire sa maîtresse sous ses yeux et ceux de ses invités, yakuza qui par ailleurs, trouvant que ledit lieutenant ne s’y prend pas bien, lui montre comment faire en virant du lit la jeune femme pour…

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mieux faire sentir à son lieutenant comment on fait !

A un moment, un des amis de Masahiko dégueule après avoir trop bu et Masahiko lui-même n’échappe pas à cet humour digne du Kitano histrion de la télé japonaise puisque le film s’ouvre sur lui faisant sa grosse commission dans un cabanon jouxtant le terrain de baseball où a lieu une rencontre. Bref, il y a dès ce deuxième film la tentation du grossier, de l’humour à la truelle balancé à la gueule du spectateur et qui culminera dans Getting Any ? Comme dans ce film, Kitano donne ici l’impression de faire de bon gros gags juste pour son propre plaisir, alignant des saynètes donnant le sentiment que le film avance en roue libre. Construction et en même temps déconstruction, vision poétique et artiste et juste après vision grossière et indigne, c’est tout Kitano pour qui l’étiquette de réalisateur-artiste a toujours été lourde à porter et balayée par des films qui ont souvent embarassé la critique, plus à l’aise à vanter les mérites d’un Dolls que d’un Kantoku Banzai.

Jugatsu est exactement situé entre ces deux catégories. On y retrouve à la fois le motif obsessionnel du yakuza jouant à la plage, et celui de l’humour qui tache. Ajoutons aussi le thème de la violence qui éclatera peu à peu de manière de manière toujours plus intense mais à chaque fois avec la même sécheresse, qu’il s’agisse de donner un coup de boule :

ou de défourailler sur des yakuzas. Précisons ici que le jeune héros, flanqué d’un compagnon de baseball (joué par Dankan, un humoriste de la bande à Kitano), part à Okinawa pour revenir avec un flingue afin de régler définitivement le différend avec les yakuzas qui l’emmerdent. Sur place, ils rencontrent un yakuza (Kitano) et son acolyte, eux aussi en bute avec les chefs de leur clan et cherchant à s’en débarrasser. Les quatre personnages sympathisent et vont partager deux journées ensemble, vraisemblablement le 3 et le 4 d’un mois d’octobre (le titre original est 3-4X10 , le titre français n’a gardé que le « jugatsu » final. A noter que le « 3-4 » peut aussi renvoyer au score final d’une des deux parties de base-ball du film). Kitano apparaît d’emblée comme un personnage violent, incontrôlable voire passablement infecte : non content d’avoir donc permis à son lieutenant de se taper sa copine devant tout le monde, il ne cesse de martyriser cette dernière parce qu’elle a ouvert les cuisses pour un autre que lui ! Tout y passera : gifles, coups sur la têtes, béquilles mesquines et refus de lui acheter un bâtonnet glacé !

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Na !

A côté de cela, il bute un militaire américain pourvoyeur d’armes clandestin et s’offre un petit massacre dans le QG d’un chef yakuza qui l’emmerde. Sur ce dernier point d’ailleurs, on peut voir dans son personnage comme un double inversé (one more time) de Masahiko. Comme lui il a maille à partir avec un chef mafieux mais contrairement à lui, il s’en libère de manière drastique. Autre point commun : il a un alter ego qui fait le coup de poing (comme la compagnon de voyage de Masahiko). D’un autre côté, il lui fait subir les pires corvées : se taper la maîtresse du chef devant des spectateurs et surtout se couper le petit doigt à sa place pour calmer la colère de ses chefs. Enfin, ils ont tout deux une maîtresse. Masahiko a cette jolie serveuse mais on apprend qu’ils n’ont pas encore fait l’amour. Point de frustration en revanche chez le personnage de Kitano : sa copine est un objet sexuel qu’il va bassement abandonner après avoir fait son affaire dans sa caisse.

Et c’est avec ces similitudes et ces différences, le tout baignant dans l’atmosphère particulière d’Okinawa et ces scènes violentes et irréelles, que le spectateur en vient à voir le trio formé par Kitano, son homme de main et sa maîtresse, comme une sorte de double fantasmé du trio formé par Masahiko, son ami et sa copine. Et là aussi, difficile d’en dire plus sans gâcher la fin…

Terminons juste avec ceci : on se souvient de la piètre considération de Kitano pour les jeunes Japonais. Finalement, A Scene et Jugatsu fournissent de bons exemple de cette jeunesse qui ne connaît rien à rien, qui ne sait pas quoi faire et qui agit dans le vide. Masahiko n’est en fin de compte qu’un merdeux (au sens littéral du terme). Après, Kitano ne juge pas, et de toute façon les adultes, que ce soit le coach de baseball ou les yakuzas, ne sont guère mieux lotis. Par son art il les transfigurent et les rend finalement plutôt sympathiques. Et il est très curieux de considérer cela à l’aulne de ses deux derniers films, Outrage et Outrage : beyond, films dénués de jeunesse, de fantaisie et remplis de yakuzas adultes qui savent agir eux, mais dont les actions sont finalement aussi vides de sens que lorsque le personnage de A Scene décide de prendre sa planche pour chevaucher des vagues. La boucle semble bouclée au sein de la filmo de Kitano. Difficile de prédire ce qui va suivre…

7/10

Mauvaise nouvelle sinon : Jugatsu n’est plus édité en France. Pour se le procurer, le meilleur moyen est de mettre la main sur l’ancienne édition double Canal + où le film est couplé avec Sonatine, excusez du peu. La copie est propre et le film est précédé d’un petit commentaire de Jean-Pierre Dionnet.

 

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10 Commentaires

  1. Super article. Je l’ai revu il y a pas longtemps, j’avais oublié à quel point ce connard d’Iguchi était fendart. Quel plaisir de se replonger là-dedans ! Il y a déjà tant de choses à venir dans ce Jugatsu, le petit couple de jeunes timides, les Yakuzas qui font des jeux sur la plage, la pratique du sport (le surf dans A Scene puis la boxe dans Kid’s Return). Seul manque la grande sensibilité marqué par Hana-Bi, mais ça viendra plus tard. C’est surement un de ses plus difficile d’accès aussi, à cause d’une narration finalement très fracturée, avec des scènes sans liens apparents (comme l’irruption de ce pêcheur bizarre, figure qu’on retrouvera dans Sonatine sous la forme d’un tueur mutique). L’apparition de l’acteur Kitano au milieu du film le fait en effet plonger dans un côté bouffon et terrifiant, presque surréaliste parfois. La façon dont il martyrise son entourage est à la fois très drôle et glaçant, parfois dans une même scène. Ton article m’apporte un nouvel éclairage, je n’avais jamais réalisé à quel point en effet les deux trios sont comme des doubles inversés, mais c’est en effet très bien vu. Ca confirme mon idée sur la fin qui reste ambigue pour certain, du coup elle m’apparaît d’autant plus claire. L’absence de musique donne aussi au film une certaine sécheresse que les suivants n’auront plus grâce à Hisaishi. Déjà un grand film pour ma part.
    De mon côté j’ai revu Sonatine, et je l’ai trouvé aussi drôle et bouleversant qu’il y a plus de douze ans lors de ma première vision. Sensation réconfortante. Quant à la BO, elle est à l’avenant, simplement sublime :
    http://www.gutsofdarkness.com/god/objet.php?objet=16315

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    ? !
    Euh, attends, tu tombes mal là. Ne t’imagine pas des choses hein ! J’aidais juste Ishida san à repriser le bouton de la jupe de son tailleur. Bon, euh, veuillez attendre Ishida san, je dois répondre à notre client.
    Un peu comme toi, pas mal d’année après avoir vu les premiers films de Kitano, je les redécouvre avec beaucoup de plaisir et il est frappant de voir combien ils ont plutôt bien vieilli. Je suis tombé hier sur une détestable interview de Sono dans laquelle il affirmait qu’il n’y avait aucun bon réalisateur japonais actuel (à part lui bien sûr), que Miike était devenu mauvais et que Kitano était plus que mort. Mais au moins ce dernier n’a-t-il pas commencé sa carrière en commettant des courts montrages indigestes et prétentieux. Contrairement à Sono, il n’a pas vraiment à rougir de ses premiers films qui comme tu le soulignes assoient parfaitement ce que va être son œuvre.
    « presque surréaliste parfois ». J’ai omis d’évoquer cette cène de boite de nuit au Kitano fracasse à deux reprises, à quelques secondes d’intervalles, le crâne d’une petite frappe avec une bouteille tandis que son acolyte, entre deux tour de slow avec sa partenaire noire, balance lui aussi des bourre-pifs sur un autre gars agressifs. Le tout avec le compagnon du héros qui pendant son temps beugle sa chanson sur le karaoké et avec une focale courte qui accentue justement ce côté surréaliste. Scène très drôle.
    Sinon j’ai revu Sonatine cet été et comme toi, la magie du premier visionnage ne s’est pas envolée. Vraiment très bon. Et ton article sur la B.O. lui rend parfaitement justice. Dommage au passage que Guts of Darkness ne puisse pas permettre aux simples visiteurs de laisser un commentaire.
    Allez, sur ce, chose promise, chose due, voici ton ticket pour le salon rose. Amuse-toi bien garçon 😉

    • Ah oui, la scène de boite de nuit est l’exemple parfait d’ambiance un peu surréaliste, ou onirique, du film. Totalement absurde. Lynch aurait pu faire la même, ou presque (manquait qu’un nain…).
      Ouais, pour poster sur Guts on est obligé de s’inscrire. C’est notre côté secte, ou boite à partouze gay, on prend le nom des membres (hum). Ceci dit, c’est gratuit.
      Bon, ben merci pour le ticket. C’est très commerçant.

      • Un Lynch avec un gros zeste de Chaplin je trouve. Un Chaplin trash bien sûr mais la filiation me semble évidente avec ce côté scène sans parole et comique de répétition. on remplace juste les tartes à la crême et les coups de pied au derrière par des bouteilles de bière fracassées sur le crâne.

        • Tout à fait. Sous alcool, la fête est plus folle. Quoique l’acteur du muet auquel on peut comparer Kitano le plus aisément, c’est Keaton, même masque mutique, même gags en slow burn. D’ailleurs, Keaton, Kitano, en Japonais ça doit sonner pas loin…

          • Oui, le rapport avec Keaton s’impose pour l’absence d’expression. Après, il y a un truc chaplinien dans la démarche. Je me rappelle de cette scène au début de Kikujiro où on le voit arriver tout dégingandé, marchant avec de pauvres sandales. Il n’y a évidemment pas la souplesse de Charlot dans certaines scènes (celle des patins à roulettes dans les Temps Modernes) mais il y a cette maladresse, cette lourdeur pataude que Chaplin montre paradoxalement dans d’autres.
            Faudrait vérifier, mais je crois qu’il y a un truc entre Kitano et le muet américain, j’ai souvenir d’avoir lu quelque chose sur sa découverte de ces films quand il était jeune. Mais peut-être que je confonds totalement.
            Bien vu pour la ressemblance keaton/Kitano.

  3. Monsieur Six,
    Suite au désagrément évoqué sur Facebook, nous vous prions de bien vouloir accepter nos excuses en vous rendant au salon rose où un verre de champagne vous sera gracieusement offert et où, si vous êtes d’accord, un massage vous sera dispensé par mes soins. Olrik san me charge de vous dire que pour cela j’utiliserai un gant de vison, le même qu’utilise Sean Connery dans Opération Tonnerre sur le délicat épiderme de Patricia Fearing.
    Si maintenant vous voulez bien me suivre…
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  4. Sympa la nouvelle ambiance lounge.
    Tout à fait d’accord avec toi sur ce que tu disais dans les com’ de A Scene… sur le côté diptyque sous-estimé des deux Outrage tant les films se répondent à pas mal de niveaux.
    Toujours côté Kitano, suis tombé sur une de ses émissions qui semble annuelle, ‘ビートたけしのあと(numéro de l’émission)回だけヤラせてTV’.
    C’est rigolo-cul, avec des dessins de Man Gataro en encart et des plans ultra-bijinesques toutes les 40 secondes.

    • Effectivement, pas mal, pas mal du tout même :

      Difficile de concevoir les milliers d’heures de déconnade télévisuelle concoctées par le bon monsieur Kitano, ça doit dépasser l’entendement. Bon, ça commence à faire franchement pervers pépère mais bon, une émission qui filme sans façon les nénés et les culottes de jolie petites soubrettes ne peut pas être une émission totalement mauvaise.

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