tokyo.sora (Hiroshi Ishikawa – 2002)

Après un film faisant le portrait de six femmes, enchaînons donc avec un film faisant le portrait de six femmes. Pas de bons sentiments ni de références à Ozu cette fois-ci, juste de l’asphalte, de la lenteur contemplative et une ronde de destins croisés. Le tout pour un merveilleux film. Vous hésitez encore ? L’expression « lenteur contemplative » vous effraie? Allons, pas de panique, attendez que le feu passe au vert :

  

… et suivez le guide, tout va bien se passer.

Hiroshi Ishikawa, c’est un peu le Terrence Malick de la lenteur (toutes proportions gardées, bien entendu). Dans tous les sens du terme. Dans sa production d’abord : depuis 2002, deux films seulement au compteur, je ne compte pas le court Kimi no yubisaki. Mais lent aussi dans le contenu de ses films, tant dans le fond que la forme. Caméra essentiellement fixe, personnages immobiles, une action toutes les trente secondes (et encore ! quand l’action ne se limite pas à une parole prononcée), inutile de dire qu’e l’on se situe ici dans un cinéma auteurisant à mille lieues du cinéma inventif et vitaminé d’un Sion Sono. Lent enfin dans l’écoulement du temps, qu’il s’agisse du temps narratif que le temps correspondant à la vie même des personnages. Dans Su-Ki-Da, le film raconte par exemple l’amour platonique des deux personnages principaux, amour qui mettra plusieurs années avant d’être exprimé pour de bon, et pas par une fougueuse galoche et des pognes aux melons, non, juste un « suki da » murmuré du bout des lèvres.

Autant dire que le spectateur à intérêt à entrer dans la salle obscure ou à insérer le DVD dans son lecteur en toute connaissance de cause. Les films d’Ishikawa rejoingnent une certaine catégorie de films asiatiques dont le jeu sur la lenteur ravira ou échauffera la bile du spectateur. Après, le spectateur curieux et avide d’expérience pourra trouver son bonheur dans ce film presque muet qui arrive à bâtir une intrigue (oui, le mot n’est pas usurpé) sur du rien. Vous survivez à la première demi-heure ? Banco! C’est que vous êtes mûrs pour dérouler le visionnage jusqu’au bout et enchaîner avec Su-Ki-Da, l’autre perle du sieur Ishikawa. Avant cela, entrons plus en avant dans l’univers de

tokyo.sora

tokyo.sora, sans majuscules et avec un « . » entre les deux. Un point qui semble ramener sur terre les deux mots, comme les coupant dans leur élan vers la verticalité. Le ciel, on ne le voit pas vraiment dans Tokyo.Sora. Ou alors de manière détournée, via la couverture d’un livre :

Là, on a droit à un beau ciel bleu. Le plus dénué de nuages du film. Le vrai, on le verra pour ainsi dire jamais, ou alors fugitivement, le temps de plans de quelques secondes :

… mais ce ciel, contrairement à ce que montre l’affiche du film où l’on voit les 6 personnages sur une terrasse d’immeuble face à un vaste ciel, n’est vu de personne mis à part le spectateur. Le ciel de Tokyo peut certes êtres beau, mais il apparait totalement ignoré, déconnecté du quotidien tokyoïte. Aussi aurait-on tort de voir dans ce titre une sorte de symbole poétique et positif qui aurait à voir avec la promesse d’un avenir meilleur. Non, le « ciel de Tokyo », c’est Tokyo elle-même, ce bon vieux plancher des vaches asphalté sur lequel vont évoluer six nuages, les six femmes du films engluées dans leur quotidien, nuages qui vont poétiser ce Tokyo anti-touristique, vide de toute foule.

Il n’y a pas vraiment de début, de situation initiale qui laisserait supposer l’arrivée prochaine d’une péripétie qui bousculerait leur quotidien. Le spectateur est plongé in media res, au milieu de l’action, ou plutôt de la non action de leur vie. Elle aurait pu commencer une semaine avant ou après le moment choisi, cela n’aurait eu aucune importance, les nuages auraient évolués différemment et formé un ciel scénaristique différent. Un peu à l’image finalement de la femme n°2 (seuls deux prénoms sur les six personnages seront révélés au spectateur) :

Ici en train de tester une petite tenue devant ses employeurs afin de mieux… distribuer des paquets de kleenex dans la rue.

Par deux fois on la voit chez elle en train de regarder une VHS. La première fois il s’agit d’une vidéo pornographique, la seconde d’un film français. Deux styles diffréents donc (même s’il est vrai que l’inconsistance de certains films français peut être aussi indécent qu’un mauvais film de boules), mais une seule réaction chez la jeune femme : elle regarde les films assise, passive, sans la moindre réaction. Elle serait en train de se mater un bon vieux slasher de derrière les fagots qu’il n’y aurait pas plus d’émotions. Les films semblent être interchangeables comme, finalement, les journées des personnages. C’est plus que sensible avec la femme n°1 :

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… une immigrée taïwanaise qui fait le modèle pour des étudiants aux Beaux-Arts. Séances de pose, séances d’étude du japonais dans une bibliothèque déserte, efffroyables séances d’attente à ne rien faire chez elle (pas de TV, pas de musique), le temps semble rythmé par le rien. Avec toutefois une tentative pour infléchir ce néant : les séances de laverie automatique dans lesquelles elle retrouve un client dont on comprend qu’elle en pince secrètement pour lui. Ces passages à la laveries sonnent dès lors comme un prétexte pour le voir et essayer de nouer un lien. Cela se fera par le truchement du roman évoqué plus haut qu’il est en train de lire. Un contact aura lieu, contact qui sera aussi fragile que le prétexte (elle achète le même roman et le lit à côté de lui en espérant qu’il va le remarquer et se manifester), que sa maîtrise de la langue (empêtrée dans sa mauvaise maîtrise du Japonais elle ne pourra qu’arborer un délicieux sourire aux questions de l’homme). Aussi fragile qu’un nuage en fait. Déjà que la communication est loin d’être simple dans un film d’Ishikawa, alors lorsque le personnage est une Taïwanaise qui maîtrise mal la langue de Mishima, vous pensez… L’envie d’amorcer une relation se soldera par un échec et la femme n°2 n’aura plus qu’à retourner à ses passionnantes occupations.

Ces deux premiers échantillons de nuages urbains occupent la première demi-heure du film. Ishikawa ne s’occupe pas du cas de l’un avant de passer à l’autre, il préfère alterner des scènes d’une vingtaine de secondes montrant à chaque fois un nouvel aspect de leur quotidien ou une simple répétition de ce quotidfien. Mine de rien le montage est assez fort. Sans aller jusqu’à dire que l’on est happé par les images, on ne peut nier que ces trente minutes quasiment sans paroles ont un côté hypnotiques par ces « vies minuscules » – pour reprendre le titre d’un bouquin de Pierre Michon- qu’elles présentent, embryons dérisoires de vies qui cherchent à établir un contact, que ce soit dans une laverie ou en donnant des paquet de mouchoirs à des passants. La situation est d’autant plus ironique pour les deux femmes qu’elles sont voisines de pallier.

Passée la première demi heure, les deux personnages s’évaporent pour laisser place aux quatre autres. Là aussi, des correspondances se dessinent entre eux. Des correspondances et des passerelles narratives puisque les quatre nuages vont s’effleurer et avoir une incidence sur la destinée des uns et des autres. Ainsi la femme n°3 :

… étudiante en arts qui découvre médusée le beau corps de la femme n°2. Une prise de conscience semble alors s’opérer en elle, celui de sa féminité et de son pouvoir de séduction, un ami à elle lui faisant d’ailleurs des avances. Plus tard, la découverte d’un objet jeté par Yoko, la femme n°4, agira en sens inverse en ce quelle lui fera renoncer à une féminité toc faite de coussinets dissimulés dans son sous-tif’ pour rendre sa poitrine plus appétissante. A l’opposé, la n°6 fait figure de double inversé. Il s’agit aussi pour elle de séduire, mais la partie est nettement plus dure pour elle puisqu’il s’agit d’un nuage que l’on devine insignifiant, un peu laid. elle est d’ailleurs le seul personnage qui n’a pas les honneurs d’un gros plan :

C’est systématiquement la même scène : on voit la jeune serveuse, de profil, mollement accoudé au comptoir à bavasser et à glousser sur les moindres remarques de son patron pour lequel elle en pince. La partie de séduction sera à sens unique pour elle… jusqu’à une interférence causée par les n°4 et 5.

Ces dernières, Yoko et Yuki, apparaissent une nouvelle fois comme constituant une paire. Il y a d’abors la similarité phonétique de leurs prénoms mais aussi leur arbeito. Quand l’une n’écrit pas chez elle et l’autre a fini son travail dans un salon de coiffure, elles arrondissent leurs fins de mois dans un « lingerie bar ». Un parallèle se fait ici avec les n°1 et 2 puisque bien que « voisines » dans cet endroit, elles ne se connaissent pas  :

La connexion va cependant se faire grâce à l’imagination créatrice de Yoko :

En dehors des plans nous montrant la couverture du roman et ceux des ciels nuageux au petit matin, ce plan est sans doute le plus « bleu » du film. Il faut dire que Yoko apparaît comme la femme la plus à l’aise dans son Tokyo, la moins déprimée, la plus épanouie, portée qu’elle est par son désir de création romanesque. Son travail retenu par un magazine littéraire, elle fait la rencontre d’un journaliste qui l’incitera à créer d’autres histoires mais en leur donnant un aspect plus sombre. Problème : bien que reconnaissant qu’elle a comme tout le monde une part d’ombre, elle est incapable d’en injecter dans son travail, comme si ce dernier était son moyen d’évasion privilégié, sa bulle d’air pour s’extraire d’une vie réelle dont le cadre ne se démarque pas forcément beaucoup de celui dans lequel évoluent les n°1 et 2 :

Les autres cherchent un contact, amical, amoureux, peu importe du moment qu’il leur permet de s’extraire de leur solitude. Écrivain, Yoko n’a absolument pas ce besoin. Quand son journaliste/agent littéraire lui sautera dessus, montrant par là son amour refoulé, elle ne l’éconduira pas fermement mais ne cherchera pas non plus à lui rendre ses baisers. Fait révélateur : sa lingerie, elle la réserve aux pages blanches qu’elle noircit des heures durant dans son appartement. Elle n’a besoin de rien d’autre que son désir de création pour apparaît comme le plus équilibré des personnages. Une fois n’est pas coutume dans ce film, sa personnalité est en cela l’exacte opposé de celle d’un autre personnage, Yuki.

Lors d’une scène venant après une conversation avec un clien au lingerie bar, on la voit émergeant d’un grand lit. On devine que la conversation s’est poursuivie dans une chambre d’hôtel mais l’absence du client et l’absence de la moindre expression sur le visage de Yuki montre combien sa vie est un désert relationnel. C’est un personnage évidée, un nuage rempli de vebnt, comme lors de cette scène où on la voit d’évanouir dans son salon de coiffure. Environné de réel, elle est comme irréelle, et lorsque l’on s’aperçoit que Yoko en a fait le personnage principal du roman qu’elle est en train d’écrire (à partir d’un bout de conversation qu’elle a entendue à son bar), on se dit que c’est cohérent, Yuki a tout pour être plus heureuse dans un univers fictif que dans le réel.

Les deux femmes, l’auteur et se personnage, se rencontreront malgré tout et sympathiseront. Une entente quasi fusionnelle s’installera même entre ces deux âmes dont l’une à soif de fiction et l’autre d’une relation qui saura lui insuffler autre chose que le vit d’une soirée pour lui redonner confiance en elle. Ce sera l’occasion d’une scène toute simple mais magnifique où l’on verra les deux femmes courir côte à côte au petit matin dans les rues de Tokyo, s’effeuillant gentiment jusqu’au soutien-gorge. Un événement tragique, manifestation d’un réel qui reprend ses droits, interrompra brutalement cette amitié mais Yoko saura conservant son élan vers la joie dans une autre course matinale sans but, la caméra en légère contre-plongée comme pour mieux mettre en perspective le personnage et le ciel de l’arrière-plan, communion entre le réal et le rêve, le tout accompagnée de la délicieuse voix de Chinatsu Yamamoto scandant des « skies… skies… » dans la belle chanson de Yoko Kanno.

Le film s’achèvera avec un retour sur les deux premières femmes, toujours terrées dans la solitude emmurée de leurs appartements… jusqu’à ce que la n°2 décide de mettre de côté les circovolutions pour établir un contact au profit d’un acte simple et radicalement efficace…

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Bon, arrivé au terme de mon article, je ne suis pas complètement sûr d’avoir convaincu mon monde et c’est bien dommage tant ces six femmes, malgré leur mutisme, malgré leur évanescence , parviennent à se rendre attachantes et à insuffler à l’atmosphère grisâtre du film, apparemment vouée à une répétition roborative, une certaine chaleur et une cohérence thématique plutôt intéressante. Des correspondances se font entre les personnages, l’une apparaissant comme la voie du salut de l’autre, et l’on est tout ravi de voir ces êtres tisser d’improbables liens entre eux, manifestations d’un hasard créatif dans un quotidien matérialiste qui n’a cure d’art ou de poésie.

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