SU-KI-DA (Hiroshi Ishikawa – 2005)

     Réalisé par Hiroshi Ishikawa, Su-ki-da, (avec une virgule) a tout pour rebuter le spectateur pour lequel film lent = film ennuyeux. Durant une heure et quarante cinq minutes environ, il illustre un motif amoureux classique : celui de l’amour platonique qui met un temps fou à s’extérioriser. En gros, voici le topo : Yû et Yosuke sont deux lycéens. Yû aime Yosuke et a priori cela semble réciproque. Néanmoins, comme Yosuké est un garçon assez refermé sur lui-même, tout à sa musique (il joue de la guitare), le spectateur n’est par forcément totalement sûr quant à la nature de ses sentiments. D’autant que Yû a une grande soeur. Atteinte d’une maladie apparemment grave (elle a été contrainte d’abandonner le lycée), elle semble elle aussi amoureuse de Yosuke. Et, ça se complique, ce dernier n’a pas l’air non plus indifférent à la jeune fille. Les questions innocentes qu’il pose à Yû (« Comment va ta soeur? ») et les rendez-vous bien sages près de l’écluse qu’il lui donne vont dans ce sens.

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La soeur

La Confusion des sentiments
Yosuke apparaît d’emblée comme un personnage difficile à décoder. Est-il vraiment intéressé par la soeur de Yû ? On se demande à un moment s’il n’est pas victime du syndrôme de la « pitié dangereuse », pour reprendre le titre de l’unique roman de Stefan Zweig. Lui donner rendez-vous à l’air de sonner comme un acte de charité. Il est vrai que l’aperçu que donne le réalisateur de la vie de la jeune fille, toujours montrée en train de faire la vaisselle (c’est en tout cas ce que suggèrent les images), donne envie de la plaindre. Autre hypothèse : faire semblant de s’intéresser à la soeur est un moyen de garder le contact avec Yû. Finalement, faire croire que l’on aime la soeur, lui donner des rendez-vous, est un moyen d’aimer de manière indirecte Yû. Une scène troublante, à la fin de laquelle Yû craque complétement à force d’attendre en vain un aveu, montre un Yosuke embarrassé voulant engager maladroitement la conversation sur la soeur de Yû. Evidemment, il donne l’impression de vouloir mettre Yû dans la confidence de son amour pour son aînée. Mais on se demande non plus si ses lèvres, au moment de prononcer son bredouillis, ne sont pas en train de le trahir, détournant les mots, les syllabes de ce qui aurait dû être le vrai message : SUKIDA (« Je t’aime »).

Ecoulement du temps et recherche d’accomplissement

Yû et Yosuke

« Communication »

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Humeurs changeantes













Ce message, nous l’avons dit, les deux jeunes gens devront attendre 17 ans avant de se le dire mutuellement, et le spectateur devra attendre les dernières secondes du film pour les entendre. Enorme gâchis ? Pas forcément. Il y a dans ce film un thème qui me semble primordial pour l’apprécier : le lien entre l’écoulement du temps et l’accomplissement de soi. Une fois encore, c’est la complexité de Yosuke qui permet d’apporter des éléments significatifs à ce point. Alors lycéen, il apparaît comme un personnage inachevé, qui se cherche. Autrefois joueur de baseball, il se trouve maintenant une passion pour la guitare. Il aime se poser sur l’herbe pour gratouiller son instrument en solitaire. Réelle misanthropie ou goût de la pose ? En tout cas, il apparaît assez vite comme un acharné : il répète ad nauseam un air répétitif qu’il maîtrise au début du film bien mal. « Est-ce une composition personnelle ? » demande intriguée la soeur de Yû à cette dernière. « Je ne pense pas, répond celle-ci, c’est quand même un ancien joueur de base-ball ! » Yosuke apparaît comme quelqu’un qui n’a pas de réel talent. Peut-être avait-il un talent comme joueur de baseball, mais ce serait alors tellement cliché, un peu comme ces personnages de teenagers américains, qui sont les vedettes de l’équipe de foot U.S. de leur lycée. Qui plus est, il n’a pas l’air assuré dans ses pulsions. Que « ça » l’intéresse, rien de plus normal. Mais qu’il demande à brûle-pourpoint à Yû si sa soeur portait une veste ou le tradtionnel uniforme de lycéenne (la marinière, le « sailor fuku ») laisse une impression étrange. Le lendemain, Yû ayant revêtu l’uniforme de sa soeur (dont on ne connaîtra, soi dit en passent, jamais le nom) pour activer les sentiments du jeune homme (entreprise maladroite puisque ce sont ses pulsions qui vont être réveillées), alors qu’elle lui demande sur le ton de la plaisanterie s’il veut le sentir (pour percevoir l’odeur de sa soeur), celui-ce ne trouve rien d’autre à faire que de se lever, et de s’approcher le plus sérieusement du monde pour mettre la demande à exécution. La punition est immédiate : Yû, outrée,  se lève, s’en va et articule au loin les syllabes de ce que l’on devine être le mot « hentai! » (« pervers!). Une autre scène nous montrera Yosuké, courir en pleine nuit et se diriger vers un distributeur sur un trottoir, regarder aux alentours si personne ne le regarde, prendre quelque chose et repartir à nouveau en courant. La caméra nous montrera qu’il s’agit d’un distributeur… de revues pornographiques.

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     Bref, Yosuke n’est pas bon dans ses sentiments, gère encore plus maladroitement ses pulsions et n’est pas même un bon musicien. Être imparfait, il n’est pas prêt pour son âme soeur qu’est Yû (en comparaison, la jeune fille apparaît infiniment plus dégourdie, elle est d’ailleurs à l’origine du premier baiser). Il a besoin de temps. D’où ces longues séquences où il ne se passe rien. D’où ces ellipses qui permettent de planer au-dessus des gentilles perturbations que connaît notre triangle amoureux. D’où ces plans fixes sur un ciel plus ou moins obstrué de nuages, reflet évidemment des évolutions  des sentiments des personnages. D’où enfin cette monstrueuse rupture de 17 ans qui nous fera prendre connaissance avec un Yosuke adulte travaillant dans une boîte de production musicale. Un plan montre alors le jeune homme dans une voiture. Aucune information ne nous est donné sur sa destination. On voit seulement des buildings plus ou moins délabrés défiler. Sans doute la capitale. On est ici en présence du motif de la montée à la ville, motif cher aux récits d’apprentissage.

Un nouveau départ ?
Sur le coup, le spectateur pense que ça y est, puisque Yosuke vit de la musique, c’est qu’il est devenu bon dans ce domaine et qu’il en va sans doute de même avec ses sentiments. Il faut reparler ici de cette petite mélodie qu’il jouait sans cesse alors qu’il était lycéen. Contre toute attente, il s’agissait d’une composition personnelle. Autrement dit, Yosuke n’est pas complétement fallot, il a une âme de créateur. De créateur en perpétuelle évolution comme en attestent l’amélioration constante des interprétations du morceau tout le long du morceau. D’abord simple bredouilli de notes (pour un spécialiste du bredouillis verbal, quoi de plus normal ?), il s’arrange petit à petit jusqu’au point où Yosuke semble capable de le jouer à la perfection (chose qui montrerait symboliquement, bien sûr, qu’il est devenur un artiste accompli). On se dit même que lorsque ce moment arrivera, il sera capable d’exprimer clairement son amour. Le parallélisme entre expression musicale et expression de l’amour n’a rien d’obscur dans ce film. Malheureusement, après 17 ans, le spectateur s’aperçoit qu’il a encore besoin de temps. Certes, il travaille dans le domaine de la musique, mais il ne joue plus de la guitare. Certes, il est capable de secourir une jeune femme ivre (que l’on croit en un premier temps être Yû), de l’accueillir chez lui et de discuter avec elle sur des choses touchants aux sentiments, mais ça s’arrêtera là. Il reste confus, voire un peu inquiétant. « vous n’allez pas me séquestrer? » lui demande mi-amusée, mi-sérieuse, la jeune femme en question lorsqu’elle découvre son appartement vide de tout meuble, de toute décoration. La vie de Yosuke est comme cet appartement : toujours dans l’espérance d’un ameublement (Yosuke avoue qu’il veut l’entreprendre à chaque congé mais qu’il n’y parvient pas) qui permettrait un nouveau départ.

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Retrouvailles

Un nouveau départ
Ce nouveau départ, c’est Yû qui va le déclencher. Ils se retrouvent en effet par hasard lors d’une séance d’enregirstrement à Tokyo. C’est d’ailleurs un hasard tellement incroyable que l’on se demande si Yû ne s’est pas arrangée pour le faciliter. En tout cas une chose est sûre : Yû n’est elle non plus pas totalement accomplie. Certes, elle a l’avantage sur Yosuke de pratiquer la guitare, ce qui lui permet de faire retentir, en pleine séance d’enregistrement, le fameux morceau. Délicieux et délicat moment de résurgence d’un souvenir. Mais, comme elle le dit elle-même, elle joue comme une amateur. Par ailleurs, une ultime barrière semble encore l’empêcher de gérer parfaitement son amour. Cette barrière vient une nouvelle fois sa soeur. Mais une soeur absente cette fois-ci. Après son accident qui clôt la première partie, elle est en effet restée dans un long comas de 17 ans, et qui semble durer pour toujours. Comme cet accident a eu lieu alors qu’elle se rendait à un rendez-vous avec Yosuke, rendez-vous organisé par Yû, on peut comprendre le malaise de la jeune femme et sa difficulté à renouer avec un homme qui lui rappellerai constamment le sort de sa soeur.

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"Su - ki - da"

« Su – ki – da »

Le motif de l’eau
Je terminerai cet article en évoquant le thème de l’eau. C’est un motif qui apparaît trois fois et toujours de façon curieuse. Tout d’abord avec la soeur de Yû qui a toujours l’air de faire la vaisselle chez elle. On ne le voit pas clairement, mais elle a toujours les mains sous un robinet, en train de faire on ne sait quoi. Puis Yosuke qui semble magnétisé par cette fameuse écluse où il donne ses rendez-vous. Enfin Yû qui, après la douloureuse révélation de son secret, ne trouve rien mieux pour oublier ce pénible moment que de proposer à

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Besoin d’eau

Yosuke d’aller acheter… des bouteilles d’eau ! A chaque fois, il semblerait que l’eau soit vu comme un élément rassurant, comme une sorte de baume qui apaise les sentiments. On peut aussi le voir comme un symbole de l’amour vécu par chacun des personnages.
Lorsque la soeur de Yû, si inquiète d’être aimée, elle la malade, l’oubliée, a les mains sous l’eau, c’est toujours lors d’un dialogue avec Yû à propos de Yosuke. C’est une jeune fille délaissée qui a un criant besoin d’amour. Ce besoin tourne d’ailleurs à l’obsession : lorsqu’elle n’est pas chez elle, on la voit dehors, assise non loin de l’écluse, fredonner la mélodie de Yosuke, se parler à elle-même. Le fait d’avoir toujours ces mains sous l’eau pourrait donc donner à penser qu’elle est toujours à la recherche de cet amour.
Pour Yosuke, cet autiste de l’expression des sentiments, le motif de l’écluse est clair : il est incapable d’exprimer, de libérer ce qu’il a sur le coeur. Cette eau à proximité est rassurante, mais aussi tragique en ce qu’elle symbolise sa passivité.pdvd_020
Enfin, chez Yû, il y a la volonté d’obtenir cet amour et de le conserver, de le chérir. D’où cette eau conservée dans des bouteilles (ajoutons ici que cette scène coïncident avec un moment de soulagement après une révélation pénible mais aussi un baiser Ô combien attendu)
Le générique s’achève sur un plan montrant le couple (pour la première fois dans la deuxième partie filmés dans un même plan et pas dans un système de champ-contrechamp) avançant tranquillement sur un monticule enneigé, avec à l’arrière plan un ciel sans nuages. Le symbole de la marche confiante vers l’avenir est clair et donne tout son sens à cette virgule qui figure dans le titre : la déclaration est une bonne chose à condition qu’il y ait un après sinon elle ne sert à rien. Mais le motif de la neige est peut-être plus intéressant. Plus besoin d’écluse ou de bouteilles, leur amour, symbolisé par cette eau cristallisée, est suffisamment sûr dorénavant pour ne plus utiliser des symboles de substitution.

Su-ki-da, a été édité par Happinet Pictures. On trouve dans ce DVD des sous-titres anglais.

Un mot tout de même sur les acteurs : Yû et Yosuke sont joués par Aoi Miyazaki et Eita pour leur « version adolescente », tandis que les deux personnages adultes sont interprétés par Hiromi Nagasaku et Hidetoshi Nishijima. Ce quatuor d’acteurs est parfait de sobriété et pour exprimer les sentiments contenus.

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