Ken (Kenji Misumi – 1964)

ken affiche

À première vue, Ken (le Sabre), l’ultime film de la trilogie du sabre de Kenji Misumi, c’est un peu « cherchez l’intrus » : noir et blanc, époque contemporaine (un « gendai-geki » donc), les kendoka remplacent les samouraïs : le premier mouvement du spectateur est de se dire que ce choix est tout de même bien regrettable puisqu’il rompt brutalement ce qui aurait pu donner une belle unité à la trilogie.

Et pourtant, on ne tarde pas à se dire que, finalement, ces choix font sens et vont peut-être conclure admirablement la trilogie, celle-ci apparaissant avec le recul comme un long glissement vers un avachissement des valeurs propre à l’époque contemporaine.

Rappelons tout d’abord que le premier film nous narre  les actions de Shingo, brillant samouraï mais en perte de repères et marqué par la fatalité. Dans le deuxième, il s’agit de Hanpei, tout aussi brillant que son prédécesseur, mais avec une différence de taille : sa naissance monstrueuse (d’une femme et d’un chien), produit logique d’une époque tout aussi monstrueuse, faite de jalousie, de conspiration et de violence à tout propos, contribue à en faire un produit du bushido moins pur, plus sombre que Shingo. Il n’en demeure pas moins que Hanpei, de par ses origines et ses dons innés à la limite du fantastique, possède une sorte d’aura merveilleuse qui n’est pas sans rappeler nombre de demi-dieux de la mythologie. Avec le recul, ce deuxième volet apparaît comme une sorte de Crépuscule des Dieux. Le monde bascule : oubliés les exploits des héros d’antan, il faut maintenant passer au monde moderne. Au programme : vie rangée, vie sociale de bon petit soldat du capitalisme, acceptation d’une vie politique pourtant bien vérolée.

Dans Ken, situé dans les années 60, nous sommes en plein dans cet affadissement pas vraiment propice à glorifier l’esprit samouraï. D’ailleurs, quand on y songe, les titres seuls donnent une idée de ces changements d’époques :

Tuer – le Sabre Diabolique – le Sabre

« Tuer » sonne comme un rappel des temps anciens où la gloire s’obtient naturellement sur le champ de bataille, dans l’acte de tuer. « Le sabre diabolique » est déjà plus ambigu. L’acte de tuer semble ici avoir besoin d’une malédiction, d’une déviance surnaturelle pour être exprimé. Enfin « le sabre » : titre neutre qui se contente d’évoquer un objet, détaché de toute idée de mort ou de malédiction. Et pas n’importe quel sabre, puisqu’il ne s’agit même pas d’un katana mais d’un sabre de kendo. Le choix d’une telle arme est déjà en soi terriblement symbolique d’un certain affadissement du bushido.

Il n’empêche, cette arme ne décourage absolument pas le sublime héros du film, Jirô Kokubu, une nouvelle fois magnifiquement interprété par Raizo Ichikawa :

À certains égards, Kokubo est une antithèse de Shingo et d’Hanpei en ce qu’il apparaît d’emblée comme un être pur, dénué de toute malédiction ou de bâtardise. Finalement, il serait une sorte de version accomplie de ses ancêtres. Il explique au début qu’alors enfant, il fut fasciné par le soleil et sa lumière. « Il était la Justice absolue. Je voulais m’imprégner de sa lumière pour acquérir la force. » Devenir un homme droit et fort, tel est alors le souhait de cet enfant dont le regard :

… répond à celui d’Hanpei. Ici, pas de reflet d’un sabre diabolique mais l’éclat du soleil et des gouttes de sueur qui annoncent une vie d’effort pour atteindre cette perfection. Et comme il ne peut sillonner les routes armé d’un katana, ce sera le kendo qui fera office de moyen.

Bien des années plus tard, alors étudiant à l’université de Towa, Kokubu n’est pas loin d’avoir atteint son but. Brillant escrimeur, il est aussi apprécié de ces maîtres qui gouttent particulièrement l’absence d’arrogance dans ses coups. À tel point que lorsqu’il s’agit de choisir un nouveau capitaine, c’est tout naturellement qu’il le choisisse plutôt que son rival, Kagawa :

Kendoka peut-être plus fort mais plus irrégulier, moins maître de lui et sans doute orgueilleux. Ajoutons à cela que Kokubu est beau et sexuellement pur. N’ayant jamais couché avec une fille, il apparaît autant comme une perfection qu’une sorte d’aberration anachronique aux yeux de certains de ses camarades, notamment à ceux de son plus fervent admirateur, Mibu.

Kokubu

Mibu, la voix de son maître

Le jeune homme, novice au club, prend très à cœur sa participation. Totalement fasciné par Kokubu, il le voit comme  LE modèle à suivre. En quête de virilité, il ira jusqu’à se raser tous  les matins alors qu’il n’a pas le moindre poil au menton. Il y a un peu d’Antinoüs dans ce jeune homme enfant, et la relation qu’il entretient avec lui n’est pas sans rappeler la camaraderie teintée d’homosexualité des samouraïs d’antan. Quand Mibu lave le dos du maître du club :

Cela ne choque pas, on y voit un service ordinaire que rend un disciple à son maître. Mais lorsque juste après il rend le même à Kokubu :

La scène possède alors un quelque chose d’équivoque. Que ce corps qui n’a jamais été touché par des mains féminines, en dehors de celles de sa mère, se laisse nettoyer par un autre homme, ne lasse pas d’agacer, voire de choquer Kagawa qui s’écarte alors du tandem.

Choquée, la mère de Mibu l’est par ailleurs tout autant lorsqu’elle entend son fils déblatérer contre les jeunes d’aujourd’hui :

Les pauvres jeunes ! Ils sont futiles et calculateurs. Ils croient s’affirmer par une désobéissance timide.Tu parles ! Mais une fois casés, leur seul rêve c’est de tondre leur gazon le dimanche. Ils ne pensent plus qu’à la retraite et aux gosses.

Et aux moqueries de ses sœurs qui ont compris que ces mots étaient inspirés par l’influence de Kokubu sur leur jeune frère, il répond :

Kokubu est un grand esprit au-dessus des contingences.

Finalement, on retrouve le thème de l’excellence, qualité qui se retrouvait de différentes manières chez les précédents héros de la trilogie. La différence est qu’ici, elle touche particulièrement une certaine frange de la jeunesse qui n’est pas particulièrement enthousiaste vis-à-vis de l’avenir qu’on lui réserve. Sans aller non plus jusqu’au « no future », il y a chez Kokubu un refus d’envisager son avenir autrement que par la maîtrise, jour après jour, du sabre et par une sorte de culte de l’effort physique. Je signale au passage que le film est une adaptation d’une nouvelle de Mishima…

Kokubu père, la voix du conformisme

Cette recherche de simplicité agace. Tout d’abord le père de Kokubu, directeur d’une clinique :

Rien qu’à son apparence, cet homme, aussi replet que son fils est mince, engoncé dans un costard et dans une vie que l’on devine plus que confortable, fait tout de suite comprendre au spectateur qu’il n’y a pas plus éloigné des valeurs du Bushidô que lui. Alors que son fils vient le voir afin d’obtenir une somme d’argent pour aider les finances de son club, il lui répond qu’il accepte à condition que Kokubu s’intéresse à la « vie réelle », par exemple en trouvant ce qu’il appelle « un bonheur simple », c’est-à-dire un foyer et un travail. Des trois pères qui apparaissent dans la trilogie, il est le seul qui n’est d’aucun secours à son fils, au contraire. Là où les deux autre incitaient leur progéniture à trouver une voie à travers une quête personnelle vers une maîtrise absolue d’un domaine (le sabre pour Shingo, le jardinage pour Hanpei), ce père pousse au contraire son fils vers une sorte de dilution de son être, vers une vie qui offre plus un affadissement de l’être qu’un affermissement.

Kokubu sortira de son bureau assez écœuré.

Kagawa, la voix du double

Le problème est différent avec le rival Kagawa. Tout en crevant de jalousie vis-à-vis de cet être qui lui donne toujours l’impression d’être parfait (« quand je le vois, j’ai des accès de haine »), il ne peut s’empêcher d’être fasciné comme les autres par sa personnalité. Si la vie de son capitaine lui paraît risible, on a aussi l’impression qu’elle lui apparait comme une quête de perfection anachronique mais tentante :

« Sa façon de vivre m’exaspère. Pourtant, il m’arrive de la trouver d’une merveilleuse fraîcheur. »

Certes, Kagawa a les filles, l’alcool, les cigarettes et les plaisirs du mah jong, mais cette facilité à les obtenir ne semble pas peser bien lourd face à la difficulté ascétique que s’impose Kokubu. Autrement dit, Kagawa aura toujours l’impression d’être un éternel deuxième.

Par cette ambivalence des sentiments, le personnage de Kagawa n’apparaît jamais au spectateur totalement négatif, même si l’on pressent que la tragédie ne peut que venir de lui.

À Kokubu les valeurs du bushido donc, à Kagawa celles du monde moderne, celles d’une jeunesse épicurienne. Sans égaler en charisme son rival, Kagawa a lui aussi des disciples qui estiment qu’ils se sont « inscrit[s] pour faire du sport, pas pour subir des punitions de l’âge féodal ». Et comme avec Mibu, il y a des petits avantages. Seulement ici, ce ne sont pas des frottements de dos après l’entraînement mais par exemple un paquet de cigarettes étrangères piquées au paternel :

À Mibu le service du disciple au maître, au jeune Tada l’omiyage afin d’être dans les petits papiers du vice-capitaine. Et là aussi, on observe un effet « voix de son maître ». « Je ne croirai pas en Kokubu tant qu’il ne sera pas plus humain », dira-t-il à Mibu qui s’en prendra illico à lui pour lui faire passer l’envie de proférer de telles hérésies. L’esclandre débouchera sur une punition symbolique :

Les deux fauteurs de trouble seront priés de s’installer face au mur, en seiza (sur les genoux, le postérieur sur les talons), durant quarante longues minutes. L’un des deux craquera avant la fin : ce sera évidemment Tada qui, en digne disciple de son maître, ne pouvait que terminer second dans cette épreuve.

Le maître, la voix de la tradition ancrée dans le moderne

Intercalé entre les deux figures de proue du club se trouve  leur sensei. Il est le parfait amalgame des deux tendances. D’un côté attaché aux valeurs qui séduisent tant Kokubu, il est de l’autre un homme ordinaire, marié, fumant ses clopes tout en enchaînant les verres, loin de l’image du sensei ascétique que l’on pouvait trouver dans les précédents films. C’est un homme de son temps qui a bien compris que l’époque de lâcher parfois un peu de lest vis-à-vis des plus jeunes.

« Crois-en l’avis d’un ancien, conseillera-t-il à Kokubu, laisse quelques moments de distraction aux novices ». Sentant  par ailleurs l’attachement exclusif de Kokubu aux valeurs du bushido, il n’hésitera pas, lors lors de la douche après l’entraînement (la fameuse scène où Mibu nettoie le dos de Kokubu), à faire ce petit conte à ses élèves :

« Comment savoir ce que cache la peau d’un visage ? D’abord, il faut taillader le visage en croix et pisser dessus, puis frotter avec tes sandales, la peau vient toute seule.« 

Extraite du dixième volume de l’Hagakure (sorte de guide de conduite du samouraï) cette charmante histoire détend illico l’atmosphère mais tranche aussi violemment avec tous les idéaux de Kokubu. « Les valeurs en lesquelles tu attaches une importance démusérée, tu vois, c’est aussi cela », semble-t-il lui dire.

Pour résumer, le maître est le vieil homme sympathique et de bon conseil. Il est le sage, l’aède, mais dont la clairvoyance est sans doute affaiblie par l’époque. « L’hostilité entre jeunes est une forme d’amitié » profère-t-il non sans raison.  Il ne verra cependant pas venir la tragédie finale…

Eri, la voix de la séduction (et finalement de l’amour)

Cette galerie de personnages ne serait pas complète s’il n’y avait pas une femme fatale. Il s’agit d’une amie de Kagawa, Eri :

Tout comme pour Kagawa, Eri est traversée par deux sentiments contraires. D’un côté, elle est, comme tout le monde, totalement fascinée par la personnalité et le charisme de Kokubu. Et on peut penser qu’une forme d’amour n’est pas à ignorer en elle (qu’elle avouera du reste à la fin). Mais de l’autre, Eri apparaît une femme moderne qui, très loin de la femme japonaise vouée à passer sa vie dans un foyer, a sa réputation de croqueuse d’hommes. Dès lors, pour son petit orgueil de vamp, il lui faut à tout prix ajouter à sa collection ce spécimen hors norme qu’est Kokubu. Tous les moyens seront bon, y compris d’user un stratagème pour se trouver dans la même chambre que lui, ou encore danser lascivement sous ses yeux pour essayer de l’allumer… en vain. Kokubu est certes un passionné, mais qui brûle exclusivement pour le kendo.

***

Cette longue présentation du film à travers les personnages a permis de soulever différents thèmes et de donner une idée de l’intrigue principale, intrigue qui pourrait être résumée par cette question : Kokubu peut-il réellement garder son statut de quasi surhomme, d’avatar de l’âge féodal dans un monde moderne ?

Sarecherche de perfection a-t-elle en effet ici vraiment un sens ? Lors d’une promenade dans le parc de son campus, il tombe sur une bande de voyous tout droit sortis d’un pinky violence :

Scène courte mais vraiment intéressante à une époque où les films de yakuzas gagnent du terrain sur les jidai geki, alors en perte de vitesse. Qui va ici l’emporter ? Kokubu bien sûr, totalement porté par sa maîtrise de soi et la noblesse de sa cause : le jeune homme cherche en effet à protéger un pauvre volatile qu’une de ces petites frappes a blessé avec sa carabine. C’est beau, c’est grand, c’est fort, un vieillard témoin de la scène le félicitera aussitôt. sur l’air de « les jeunes me font peur aujourd’hui! ».  Mais la scène laisse aussi un goût amer. Le pigeon en question, irrémédiablement blessé, ne parviendra pas à s’envoler. Devenu inutile, Kokubu comprendra qu’il n’a plus qu’à lui tordre le cou pour abréger ses souffrances. Geste sinistre qui, à la fin du film, résonne d’un symbolisme annonciateur du sort à venir de Kokubu.

Par ailleurs, la victoire sur cette équipe de guignols n’a tout de même rien de bien exaltant. Où sont donc les Sasaki Kojiro et autres Musashi Miyamoto ? On a apparemment les adversaires de son époque. Plus tard, Kokubu aura à nouveau l’occasion d’utiliser sa force pour sauver la veuve et l’orphelin : dans un bar, trois fâcheux parqués juste à côté des toilettes des dames, s’amusent, dès qu’une jolie jeune fille en sort, à lancer des quolibets aussi spirituels que :

« Tu as passé beaucoup de temps, tu as dû en faire un gros ! » ou encore « attention ! tu as une tâche derrière ! ».

Devant ces Bigards en herbe, Kokubu, scandalisés par ces étudiants qui déshonorent l’université, intervient et les humilie impitoyablement. Pourtant, cette victoire ne laisse aucune trace de satisfaction sur son visage, au contraire :

Quel plaisir peut-il donc avoir à réaliser de tels « exploits » ? Finalement, dans cette cuirasse sans défauts, on en arrive finalement à en distinguer un seul, celui d’exister à la mauvaise époque. Oui, quel plaisir à réaliser ces exploits et, plus lapidairement, quel plaisir à vivre dans cette époque ? L’idée du suicide fait son chemin et elle n’a rien d’étonnant puisqu’une des premières séquences du film évoque celui d’un étudiant, mort pour n’avoir pas supporté la pression des examens. Aux yeux de Kokubu, il s’agissait alors d’un faible. Mais il ajoute, devant Mibu étonné de voir que les hommes peuvent se tuer si facilement, que seuls les plus faibles ou les plus forts d’entre eux peuvent être amenés à se suicider.

Les plus faibles, les plus forts… si Kokubu n’a pas vraiment la pression pour les examens, il va en revanche en éprouver une lors de l’épreuve qui l’attend : diriger un camp d’entraînement sans la présence du maître.

30 minutes d’extase et une tragédie

La dernière demi heure de Ken vient couronner de manière sublime à la fois ce film et la trilogie du sabre. À mes yeux, cette séquence fait de ce film un équivalent dans le genre du film de samouraï de tous ces films crépusculaires mettant en scène dans des barouds d’honneur suicidaires, la fin d’un genre (on pense ici à la Horde Sauvage ou à Guerre des Gangs à Okinawa)

Dès le premier jour d’entraînement, le spectateur pressent que ce camp ne va pas faire long feu. Aux conseils de son maître qui lui suggère de ménager quelques moments de détente, Kokubu reste inflexible : « Nous sommes venus ici pour souffrir, pas pour nous amuser. Au bord de l’épuisement, ils goûteront une sensation unique. »

Ça, c’est son point de vue. Pas sûr en effet que ses disciples goûtent cette vie faite d’efforts surhumains alors que la plage à côté semble constamment les narguer. La journée s’ouvre sur un footing matinal, très matinal même puisque leurs silhouettes se dessinent au milieu d’une ville encore endormie :

Puis il se poursuit sur le port où la présence de la mer  et ses tentations semble constituer une épreuve supplémentaire :

Suivent les étirements, les répétitions de mouvements avec le sabre et les inévitables pompes, le tout en plein soleil bien sûr :

L’épreuve est terrible, les corps atteignent rapidement leurs limites et même Mibu le volontaire, secoué par l’expérience,  va vomir ses tripes en plein entraînement ! On se dit alors que Kokubu va droit au mur, que la révolte va bientôt poindre. Et pourtant, le miracle a lieu, les premiers jours passés, les corps se sont aguerris, l’appétit revient, et c’est ravis et convertis à la vision de la vie de Kokubu que même les plus pro-Kagawa continuent ce camp d’entraînement particulièrement martial. Kokubu rayonne, son visage, saturé de lumière, évoque alors son visage d’enfant au début du film :

Et cette lumière solaire qui lui est chère, d’autant plus sensible que Misumi a opté pour un noir et blanc contrasté pour son film, semble contaminer l’ensemble de sa petite troupe, tout à coup ravie de suer sang et eau pour son chef. Kagawa lui-même semble gagné par la ferveur de son rival et oublier sa rancœur passée :

Oubliés les détails du train train de la vie moderne. Le groupe se met à fonctionner comme une machine où chaque élément oublie son individualité pour faire corps avec le groupe :

♫ Et nous portons en nous le feu de la gloire ♫

L’incrédulité du spectateur devant ces scènes n’est pas sans points communs avec celle que l’on peut avoir dans la Horde Sauvage, lorsque Pike abat le chef des Mexicains. De longues secondes s’écoulent, personne n’ose répliquer et on se dit que les héros vont finalement s’en sortir. Mais voilà : les « héros » n’ont plus leur place dans ce monde et un déchaînement de violence vient bientôt ravager nos espérances. Il n’en va pas autrement dans Ken. Dans cet univers 100% masculin, le grain de sable ne pouvait que prendre la forme d’une femme. Et pas n’importe laquelle, celle la plus symbolique de son époque, à mille lieues de la femme au foyer docile et sans but dans la vie : Eri.

Venue pour encourager les athlètes et leur apporter des vivres, elle réactive aussitôt la jalousie qui couvait chez Kagawa. Aux questions pressantes de ce dernier qui veut à tout prix savoir si elle a fait ou non l’amour avec Kokubu, Eri lui répond que oui, elle l’a bien fait, et que s’il ne la croit pas, eh bien tant pis pour lui car cela signifie qu’il est toujours en position d’éternel second.

Il n’en faut pas plus à Kagawa pour détruire le bel édifice patiemment élevé par Kokubu. Alors que ce dernier est parti avec deux compagnons pour aller accueillir le maître, ce dernier incite les autres, crevant de chaleur, à en profiter pour aller se baigner à la plage, chose que leur capitaine avait bien évidemment interdite. Les jeunes gens sont d’abord réticents : c’est mal, ce serait désobéir à Kokubu, le grand Kokubu. Mais lorsque Kagawa révèle que le grand Kokubu a déjà plongé ses mains sous les jupes d’Eri, le demi dieu tombe de son piédestal et il n’y a plus à hésiter. Le fidèle Mibu lui-même finit par les rejoindre pour ne pas donner l’impression d’une trahison vis-à-vis de la majorité.

Quand Kokubu et son maître reviennent, c’est évidemment la consternation. « C’est quoi ça, un club de natation ? » lance le maître, écrasant de mépris lorsqu’il tombe sur la meute de nageurs revenant de la plage. La sanction tombe : Kagawa est prié de retourner illico à Tokyo, puis la page est tournée.

Au chaos de la baignade succèdent les rassurantes lignes droites de la vie de groupe. L’ordre est revenu, la petite désobéissance n’est finalement qu’une péripétie qui va être rapidement oubliée. Mais pour Kokubu, le problème est tout autre. La forte présence de l’alcool est déjà en soi un rappel que son monde fantasmé de perfection n’est pas celui qu’on lui offre. Enclin à une vie simple et ascétique, il avait déjà révélé lors d’une scène chez son maître combien boire de l’alcool est pour lui plus une politesse qu’un plaisir. Comme le pressent Mibu, l’épisode de la baignade a cassé quelque chose, et irrémédiablement. Mibu aggravera les choses en refusant de dire qu’il ne s’est pas vraiment baigné comme les autres. Désespéré, Kokubu est alors filmé de profil, pensif, et le visage cette fois-ci sans la moindre parcelle de luminosité :

On ne se fait alors plus d’illusion et c’est ici que le pigeon à l’aile cassé se rappelle à notre bon souvenir, tout comme l’étudiant suicidé du début du film. Le faible avait décidé de disparaître, le fort n’a plus qu’à en faire autant. Un autre personnage se doit aussi d’être évoqué : Hanpei, le héros du Sabre Diabolique qui, rejeté par tous, comprenant qu’il ne pourra trouver le bonheur, décide de disparaître dans la nature. Son amie, Saki, ne peut alors que crier son nom, impuissante, en direction d’une montagne. Au moins, cette disparition lui conférait une aura  mystérieuse, préservait un peu sa légende d’homme aux dons quasi divins. Avec Kokubu, la fin est belle mais plus cruelle: comme Hanpei, il disparaît, comme lui on se tourne vers la montagne pour le chercher mais contrairement à lui, on finit par trouver son corps :

S’il est tourné vers ce soleil qu’il chérissait, finalement son but, la découverte de son corps va l’en détourner : plutôt que l’élévation solaire perché du haut d’une montagne, ce sera le rapatriement par les forces telluriques sur le bon vieux plancher des vaches. Plutôt que la mythification, l’inscription au registre des décès.

Quoi qu’il en soit, la scène finale, déchirante, nous montre le maître et ses élèves, consternés, ou plutôt ravagés par l’émotion :

La lecture du journal de Kokubu révèle ces quelques mots :

« Je ne sais pas diriger. Ou bien on devient fort et droit, ou bien on se suicide. Il n’y a pas d’autre alternative.« 

Faible Kokubu ? Kagawa, au bord de la crise de larmes, ne comprend pas. Son maître voit autre chose : « En se tuant, il a voulu sauver sa droiture et sa force. »

On pourrait se dire que la mort de Kokubu aurait pu avoir dans l’esprit de ses amis l’effet d’une graine dans leur esprit qui les aurait incité à poursuivre sa vision des choses. Mais le film se termine sur une tout autre note : celle d’une faillite collective, d’un anéantissement définitif. Kagawa d’abord :

« C’est moi qui ai perdu, il est parti trop loin, je ne pourrai plus le vaincre. »

Puis le maître :

« Personne n’a jamais compris Kokubu. Pas même moi. Kokubu vivait dans la simplicité. C’était son idéal. Pourquoi ne l’avons-nous pas compris ? Honte à nous. »

La caméra quitte alors pudiquement le dojo :

Le film se referme sur ces hommes qui avouent une incapacité à être comme ce jeune homme trop parfait et voué à être malheureux dans ce monde Ô combien imparfait. Mais il se referme aussi sur cette trilogie et sur cette époque féodale définitivement enterrée, époque qu’elle n’a eu de cesse de dépeindre à travers trois personnages qui ne demandaient pas autre chose que d’appliquer cette maxime de Kokubu :

C’est merveilleux d’aspirer à la simplicité

Misumi l’illustre quant à lui parfaitement avec ces films efficaces comme un coup de shinaï porté par un vieux maître. À la fois simples et édifiants de richesse. Merveilleux, en effet…

 

Lien pour marque-pages : Permaliens.

6 Commentaires

  1. Joli texte. Et c’etait clairement important de rappeler que c’est adapté d’un écrit de Mishima, d’où le personnage principal, son comportement et ses valeurs.
    Un truc que j’ai toujours trouvé bizarre, c’est que le personnage qui venere le « héros » soit nommé Mibu. Ca m’a troublé tout le long du film, mais je cogite trop à mon avis. N’empeche que faire suivre un mec qui represente les valeurs pures des Ishin Shishi par un gars qui porte le nom de fief d’origine d’une brigade qui represente leurs principaux opposants dans le Bakumatsu, c’est osé.
    Beau film, sinon.

  2. « N’empeche que faire suivre un mec qui represente les valeurs pures des Ishin Shishi par un gars qui porte le nom de fief d’origine d’une brigade qui represente leurs principaux opposants dans le Bakumatsu, c’est osé. »

    Intéressant, j’aimerais bien connaître les détails de cette opposition, notamment s’il y a eu une traîtrise, puisque l’on peut parler de traîtrise dans le cas du jeune homme, même s’il est repentant à la fin.

    « c’etait clairement important de rappeler que c’est adapté d’un écrit de Mishima »

    Oui, après je suis tombé sur des critiques qui prenaient plutôt le parti de l’époque contemporaine. En gros, Misumi aurait repris les thèmes de Mishima non pas pour exalter les valeurs féodales mais pour montrer leur inanité dans un contexte contemporain. Une critique de l’idéologie de l’écrivain finalement. Intéressant car rien ne contredit cette hypothèse dans le film. Mais je trouve tout de même le film nettement plus beau si on le considère sous l’angle plus poétique de la mélancolie d’un âge d’or.

  3. Quelque soit l’apport de Misumi, le personnage principal reste Mishima-esque dans toute son décalage, son culte du physique / douleur / effort / droiture / valeurs.
    Je n’ai pas lu le roman de Mishima (je n’aime pas Mishima, tout du moins ce qu’il represente), donc je ne m’aventurerai pas en comparaison.

    <>
    non justement rien ne colle vraiment. Ce qui me rassure sur le fait que quelque fois je cogite bcp trop. En fait, j’aime la période du Bakumatsu, celle où se déroule Tenchu! pour prendre un exemple d’un film que tu as vu recemment. Il y a trois camps. Le premier est déclencheur : les occidentaux. Le second est le pouvoir militaire, tenu par les Tokugawa. Le troisieme est l’Empereur. Alors que ce dernier était faible sous le régime Tokugawa, l’arrivée des occidentaux reveille un courant nationaliste qui ravive l’idée du samourai, de l’Empereur Dieu, etc…. et donc nait un courant s’opposant au régime shogunal. Dans le tas, on a les fameux Ishin Shishi, soutenant l’Empereur et ses valeurs, dont font partie les Hitokiri comme Izo Okada. Opposés à eux, se trouve à Kyoto une force de samourai loyaux au bakufu (le shogunat), appelé Shinsengumi. Ils sont rentrés dans la légende et l’imaginaire populaire pour avoir déjoué un plan des Ishin Shishi visant entre autres à bruler Kyoto. Ces Shinsengumi étaient aussi appelés Loup de Mibu, rapport à la région d’où venait les premiers membres.
    Fin de la parenthese historique

    Dans ma reflexion Mishima est un neo Ishin Shishi, son coup d’etat l’a prouvé (il voulait restorer le pouvoir de l’Empereur). Donc le personnage principal de Ken est aussi de cet accabit, pas en politique mais en valeur.
    Résultat, il y a un Mibu qui le venere….. marrant, imho.

  4. euh bug !
    là il y a un dans mon commentaire, il est censé y avoir le quote suivant

  5. bon bah ca marche pas ^-^ vous vous debrouillerez
    (désolé pour le spam des commentaires)

  6. Curieux, ton lien n’apparait même pas dans la console WordPress. Tu as peut-être essayé de l’intégrer avec un code quelconque et WordPress a pas aimé, ça arrive quelquefois, je ne pourrais pas te dire pourquoi.
    En tout cas merci pour cet éclairage historique qui est en effet intéressant. Intéressant et troublant par rapport au choix de ce nom, « Mibu ».

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.