Kuchu Teien (Toshiaki Toyoda – 2005)

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Kuchu Teien, « jardin suspendu », renvoie au jardin que l’héroïne, Eriko Kyobashi, souriante mère de famille, cultive sur son balcon d’HLM. Mais le spectateur ne tarde pas à percevoir la portée métaphorique du bazar : ce balcon suspendu, c’est finalement la vie d’Eriko, voire celle de cette famille qui se vante de se dire absolument tout, y compris les secrets les plus intimes. Le film s’ouvre sur une scène de petit déjeuner durant laquelle, entre deux tranches de brioche, la mère évoque dans la bonne humeur générale la naissance de l’ainée, fruit d’un rapport accidentel sans capote dans la chambre d’un love hotel, le « Wild Monkeys ». Le cadet a été dépucelé ? on fête ça en famille ! On est comme ça  chez les Kyobashi, pas de secrets, c’est justement le secret pour être heureux. Ou plutôt, pour faire de sa vie un jardin suspendu, jardin joli au demeurant, mais quelque part entre ciel et terre, sans de réelles racines finalement, sans réalité.

Très vite, on comprend que cette famille ne tourne pas rond et que, loin de se livrer ses petits secrets, ses membres n’hésitent pas à en cultiver dans leur coin, se gardant bien de les révéler. Celui de Ko, le fils,  un peu perdu entre  absorption contemplative de son environnement et immersion dans des créations vidéos virtuelles, est peut-être le moins difficile à deviner, et sa famille ne se prive pas de le taquiner à ce sujet. Amoureux d’une professeur à domicile aux gros seins (Sonim, vous connaissez ?), il louvoie afin d’entretenir une relation qui pourrait donner de belles choses dans une chambre de love hotel. Le problème est que son père entretient une liaison SM avec deux maîtresses, dont sa professeur dont apparemment il apprécie qu’elle lui malaxe le sexe avec le pied.  Évidemment, il se garde bien d’évoquer cette liaison entre la poire et le fromage.

La fille n’est pas mal non plus : rapports non protégés avec son petit copain (ou un type louche rencontré dans la rue) dans une chambre – toujours – de love hotel (et ce alors qu’elle devrait être au lycée, honte à elle !), ainsi que photos de nus apparaissant dans des magazines pornos.

Mais finalement tout cela n’est rien en comparaison de la mère. Vêtu de rose, toujours radieuse, elle est celle qui  cache le secret le plus lourd : elle n’a pas fondé une famille, elle l’a fabriquée. Ayant vécu une enfance malheureuse de par des relations compliquées avec sa mère, elle a décidé un beau jour de se fabriquer un bonheur familial comme on ferait un gâteau. Chaque étape de cette fabrication (trouver un petit ami, le séduire, faire l’amour inopinément au moment de l’ovulation, embrayer avec le mariage devenu nécessaire, création d’un deuxième enfant…) n’étant qu’un ingrédient pour donner plus d’épaisseur à son bonheur suspendu, suspendu comme cet éternel sourire qu’elle arbore au grand agacement d’une de ses collègues, licenciée à cause d’elle, et qui sait que derrière se cache sans doute une âme différente de ce qu’elle prétend être..

En effet, lorsqu’elle retourne à la maison de son enfance, histoire de l’aérer durant l’absence prolongée de sa mère (en traitement à l’hôpital pour un cancer), ça coince. Comme les portes coulissantes extérieures qu’elle a toute les peines du monde à ouvrir. Habituée aux bolées d’air de son jardin suspendu, il lui faut immédiatement respirer dans cet univers qui constitue un retour à des racines, une réalité insupportable. Des voix y résonnent encore, notamment celle de sa mère qui, alors qu’Eriko était une adolescente en perdition pas loin du traitement psychiatrique, avoua un jour à des visiteurs qu’elle avait échoué en tant que mère et qu’elle n’aurait jamais voulu que sa fille vienne au monde… aveu suivi d’une brutale intrusion de son adolescente de fille pour tenter de poignarder sa mère.

Eriko vomira de cette incursion dans son passé, et vomira d’ailleurs pour d’autres occasions tout le long du film. Ce qu’elle a voulu faire de sa vie, prendre le contre-pied de sa mère, fonder une famille, avoir des enfants pour les protéger, s’occuper d’eux même dans des moments difficiles, va évidemment se fissurer peu à peu  et s’écrouler inexorablement. Avec à la clé une question : cette destruction sera-t-elle suivie d’un nouveau départ ?

Si Kuchu Teien semble en apparence être un énième film sur une famille qui part en vrille, il faut reconnaître à Toshiaki Toyoda  (réalisateur entre autre de Blue Spring, déjà sur des ados en perte de repères)d’en avoir fait quelque chose de prenant, tant dans l’histoire que dans la forme. L’irréalité du quotidien de cette famille est ainsi signifié par des mouvements de ballottement de la caméra, mouvement accentué lorsqu’il s’agit de donner un aperçu du passé d’Eriko : les mouvements deviennent alors, un peu comme ce qu’un Gaspar Noé a pu faire dans Irréversible mais en plus lent, circulaires, créant une impression d’étourdissement, effet plutôt logique lorsqu’on y songe puisque c’est finalement ce qu’a voulu faire cette jeune femme sur elle-même : s’étourdir d’un bonheur sans faille mais artificiel.

De même, Toyoda est assez bon lorsqu’il tente de restituer les vacillements d’une âme qui pourrait retomber dans la violence. Une scène en particulier : celle dans un café où elle doit faire face aux provocations de sa collègue de travail licenciée et à celles de son compagnon qui utilise un langage ordurier pour parler de Mana.

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Petit effet visuel en prélude à quelque chose de plus… violent.

Nous sommes encore au début du film, ça bout mais n’explose pas. Plus tard, d’autres fissures apparaîtront, mais cette fois-ci dans le fonctionnement de cette famille qui est supposée tout se dire. Celle-ci évoque d’ailleurs le sujet assez crânement à la professeur particulière de Kô lors d’un repas :

La caméra est suspendue, finalement en adéquation avec ce système qui nie la réalité. Puis, alors que la professeur demande au père s’il a déjà trompé sa femme et qu’il répond en rigolant que non, sûrement pas :

La caméra nous montre au ras du sol que la réalité est plus terre-à-terre, régie par ce qu’Eriko refuse depuis 5 ans à donner à son mari (l’ingrédient a été utilisé, à quoi bon le réutiliser ?) : le cul.

On montera en puissance lors de l’ultime repas dans lequel tous les petits secrets inavouables sauteront au visage d’Eriko qui, pour le coup, aura bien de la peine à maintenir son éternel sourire. La porte de sortie sera figurée par sa mère, présente au repas, qui lui fera l’aveu de ses remords mais lui donnera aussi le conseil de prendre un nouveau départ. En vain, elle ne pourra qu’essuyer la colère d’une Eriko d’avoir été une mauvais mère. Dans toutes ces scènes, Toyoda excelle à nous faire sentir cette décomposition d’une famille. Mais toujours aussi en laissant une porte entrouverte vers une note d’espoir. C’est finalement le principal charme de ce film : un grand écart permanent entre la souffrance abyssale d’une mère liée à un rêve impossible de bonheur car trop artificiel, et une réalité inattendue, ou plutôt que le spectateur soupçonne mais qu’il va découvrir à la toute fin : réalité d’une famille qui, en dépit de cette expérience malheureuse d’un bonheur de façade, nous montre à la fin que l’amour et l’attachement à certaines valeurs n’étaient qu’endormis.

En somme, il y a du banyan dans la famille Kyobashi.

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9 Commentaires

  1. Un cinéaste qu’il serait grand temps d’importer dans notre Gaule! On doit surement attendre qu’il ait 50 balais pour nous le vendre comme « un des réalisateurs les plus prometteurs de sa génération ».

  2. Oui, c’est seulement le 2ème film de lui que je vois après Blue Spring (j’avais évoqué il y a pas longtemps la chance de Matsumoto par rapport aux adaptations de ses mangas, j’avais oublié celui-ci), mais c’est clair qu’en le voyant, difficile de ne pas se dire qu’on a affaire à quelqu’un. Et toi qui peste après les directeurs de photographie actuels, là, franchement, si t’es pas satisfait… 🙁
    Faut vraiment que je me décide à voir Porunostar et 9 Souls.

    Olrik, ça fait du bien de parler un peu cinoche.

  3. Oui, très bonne photo comme tjs chez le réa (idem pour ses BO)l. J’aime bcp 9 Souls d’ailleurs (et puis il y a même une dance de bijin sur du Maki Asakawa .. ). Pas encore vu Blood of rebirth qui semble tout aussi personel (voir la review+itw de dimitri sur sancho). Il a aussi fait un docu sur la boxe aussi (recemment fansubbé!), sport qui faisait la base de ses scripts pour Sakamoto (un autre gros fana de Boxe). Bref, l’exemple parfait du réal non-cannois qu’on ne verra jamais cité par chez nous.

  4. Sonim, relation SM….. tu sais vendre un film toi ! La vraie question est : a t’elle une aussi jolie tenue de soubrette que dans Curry rice no onna ?
    Sinon, oui Toyoda soufre d’une invisibilité flagrante et inquietante. Ce realisateur est vraiment bon (enfin sur les 3 films que j’ai vu), avec une patte particuliere pour croquer la déprime.
    Allez hop je me met en quete de ce jardin suspendu (dont la tres moche cover dvd ne m’avait pas du tout attiré l’oeil)

    • Non, pas d’ « apron » laissant entrevoir les seins de Sonim, seins qu’elle a toujours eus fort gros et bombés comme il faut. Comment fait-elle ? Voici en exclusivité sur Bulles de Japon sa recette :

      2 à 3 fois par jour, elle engloutit ces glaces phalliques, faisant le plein de glucides et de lipides mammaires, l’assurant de crever l’écran quel que soit le film dans lequel elle joue. Le petit haut moulant rose qu’elle arbore dans Kuchu Teien ne devrait pas te décevoir.

      Olrik, deux grosses boules et un p’tit cornet siouplaît !

  5. elle est mieux depuis qu’elle fait moins bodybuildeuse. Par contre attention : tu postes une photo prise en Corée !! (bon ok elle est coréenne)

  6. J’opine assez pour ajouter ce film à ma liste…

    Par contre, me faut confesser ne pas avoir lu ton article en entier… Non pas que je n’apprécie pas te lire (penses tu), mais bon, dans le doute que la fin du film y soit évoquée…

  7. Mignonne la petite Sonim ! Mais j’aime pas comment elle coupe les carottes dans son clip Curry rice no onna…. Doit avoir un problème avec son père la musmé….

    Je viens de voir le film et c’est vrai que le ballotement de la caméra nous montre d’emblée qu’Eriko se berce d’illusions dans son jardin suspendu et que le problème remonte à l’enfance. Le film est bien construit, le cadre (HLM, rues bétonnées sans âme, nature domptée) est omniprésent jusqu’aux créations 3D du gosse. Ça donne un côté surréaliste pour une situation somme toute assez banale mais profondément triste. J’ai bien aimé aussi la scène du repas que tu décris où on frôle le règlement de compte façon OK corral.

    Dans l’ensemble, le réalisateur prend le parti d’être plutôt démonstratif sur un sujet (la famille) qui parle à tout le monde, d’une façon unique et intime, plus ou moins douloureuse. C’est risqué. Kiyoshi Kurosawa avec Tokyo Sonata, et plus encore Kore-Eda, avec Still Walking, ont une approche plus subtile. C’est peut-être pour cette raison qu’on leur déroule le tapis rouge à Cannes…me semble.

  8. @ A.rnaud :
    Ouais, je sais que j’ai ce mauvais réflexe de raconter la fin des films. Il faudrait que je fasse un effort mais il n’est pas toujours évident d’alimenter une explication fumeuse en faisant abstraction de la fin. Je pense qu’un « SPOIL!!! » écrit en gros pourrait peut-être contenter tout le monde. Sinon, oui, ce film peut te plaire je pense.

    @ Bouffe-tout :
    Bon, deuxième lecteur qui évoque le clip, pas d’autre choix que de l’ajouter dans la guirlande des commentaires :

    Pour la mère et ses illusions au début du film, j’aime bien ce mouvement brutal, inattendu, qu’elle fait à un moment en direction de la caméra. D’emblée on laisse entendre que derrière cette façade toute sourires, il y a quelque chose qui ne va pas.
    J’ai énormément apprécié Tokyo Sonata et Kurosawa est sûrement plus subtil (même si cela débouche sur des « accidents de parcours » comme Bright Future), mais ce que j’aime chez Toyoda, c’est ce côté violence qui couve et qui peut exploser à tout moment, qu’elle soit fantasmée ou pas. J’en donnerai un autre exemple prochainement, je suis parti pour voir tous ses films en ce moment.
    Démonstratif, sans doute, mais tant que ça s’accompagne d’une grande imagination graphique, ça me va.

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