Regrets d’hiver, de Romain Slocombe

Ultime partie de la tétralogie romanesque consacré au photographe fétichiste ultra gaffeur Gilbert Woodbrooke, Regrets d’hiver porte bien son nom. La tonalité est sombre, très sombre. On pourrait rétorquer que les précédents opus (Brume de printemps, un Été Japonais et Averse d’Automne), n’étaient pas mal non plus en matière de noirceur, mais cela n’avait rien à voir avec Regrets d’Hiver.  Tout d’abord parce que l’ennemi de Woodbrooke est cette fois-ci incarné par Masaru Miyamato, grand patron Japonais et amateur d’art éclairé. C’est un petit vieux plus qu’alerte pour son âge (il a plus de 90 ans), a priori sympathique. En réalité, il s’agit d’une splendide saloperie qui n’hésite pas à utiliser des yakuzas pour étouffer des affaires sordides et qui, surtout, a été un acteur très actif lors du « viol de Nankin », épisode honteux de l’histoire du Japon dans lequel, durant l’année 1937, 200000 soldats et civils chinois périrent. La ville fut certainement à cette période un petit concentré d’enfer sur Terre.  Dans ce roman assez statique (il est presque intégralement un huis clos), le passage le plus acide, le plus cauchemardesque, intervient lorsque Miyamoto décide de raconter à Woodbroke son passé d’officier. Durant deux cents pages, rien ne nous est épargné : les meurtres, les tortures, les décapitations, les viols (le terme me semble être un euphémisme), les infanticides, les fleuves remplis de cadavres, les exécutions sommaires, les mutilations de parties intimes en guise de trophées, etc. La narration à la première personne (par la voix de Woodbrooke) contribue un peu à désamorcer l’horreur. C’est une voix bien connue qui, dans l’océan d’immondices que l’on découvre, sidéré, fait plaisir à entendre.

Reste que, reste que… Woodbrooke apparaît ici comme étant un personnage extrêmement ambivalent. Certes, il exprime son dégoût. Mais cela est essentiellement intérieurement. Il ne cherche pas, par exemple, à cracher au visage de son interlocuteur. Pis, il ronge son frein car en fait il est en affaire avec lui. Envoyé par Julius B. Hacker à Hokkaido, à -40°C, pour rencontrer Miyamoto dans sa villa afin de lui refourguer  une statue « authentique » de Gauguin. Comme Woodbrooke est criblé de dettes, il se garde bien de trop houspiller l’homme d’affaire. L’argent, malgré les qualités de Gilbert, semble alors l’emporter sur sa moralité. Un passage drôle – mais un peu nauséabond – reflète bien cette contradiction : lorsque Miyamoto lui offre un prix d’or pour certaines de ses photographie (rappelons que Woodbrooke est un photographe spécialisé dans l’ « Art militaire », comprenez les photos de belles japonaises en uniforme et arborant des marques de coups savamment maquillées, un bras plâtré, j’en passe et des meilleurs), qui il lui offre une coquette somme donc, Gilbert se met aussitôt à fantasmer sur ce que cet argent va lui permettre de faire. Et que cet argent vienne d’un criminel de guerre est le cadet de ses soucis. Plus que jamais, l’argent n’a pas d’odeur.

Autre chose : après avoir entendu un abominable récit truffé de femmes violées, mutilées, brûlées, avortées, Woodbrooke porte toujours le même regard sur son art. Rien n’a changé, cela  lui procure toujours son petit plaisir, ses petites érections devant son modèle plâtré. Plus que jamais, Eros et Thanatos sont mêlés, mais, si Gilbert y va de son jugement moral pour critiquer intérieurement Miyamoto, il est incapable de se critiquer lui-même. Je ne dis pas, bien entendu, que prendre ce style de photo est mal. Ce mélange morbide d’érotisme et de mort (voir les photos d’Araki) a son intérêt. Je remarque juste que le personnage est incapable de faire un parallèle, de mettre en perspective son art avec une réalité historique terrible, réalité qui ne lui a pas été présentée à travers un livre d’histoire mais par la bouche d’un de ses plus abominables acteurs.

Une nouvelle fois, la voix de la raison est incarnée par son épouse, Naoko, qui, par téléphone interposé, essaiera de susciter un électrochoc en lui, de le faire revenir sur terre, notamment en lui conseillant de fuir au plus vite ce Masaru Miyamoto. Conseil que Woodbrooke se gardera évidemment bien de suivre. Bref, on se doute qu’une nouvelle fois, les cinquante dernières pages vont être terribles pour notre Gilbert. Cela ne rate pas, en guise de conclusion à la Crucifixion en jaune (titre de cette tétralogie), nous assistons à une jolie collection catastrophes. Mais parmi tout ce que subit Woodbrooke, j’en retiens une qui passe presque inaperçue. Inaperçue parce qu’elle intervient non pas à la fin mais lors des cent premières pages, on a donc presque le temps de l’oublier après le récit du viol de Nankin. Cette catastrophe, on la doit à Naoko qui révèle à son mari l’existence d’un nouvel ennemi. Oh ! pas un réel ennemi, plutôt un de ces amis qui font du mal sans le vouloir. Il s’agit d’un français, d’un écrivain, qui a fait parvenir à Naoko un livre, un roman, sur la couverture duquel on trouve cette illustration :

Une photo d’une Japonaise à cheveux très longs, vulgaire, moche, l’air stupide (c’est Naoko qui parle), à quatre pattes avec des longs gants noirs en latex.

Toute ressemblance avec la couverture d’ un Eté japonais serait-elle purement fortuite ? Pas vraiment puisque le titre de ce livre est un Eté japonais. Gilbert explique qu’il a en effet rencontré cet auteur français et que, lors d’une soirée un peu trop arrosée, il s’est répandu en détails sur ses escapades japonaises, détails que le romancier s’est empressé d’intégrer dans son oeuvre, sans même prendre la peine de changer les noms.  En se faisant intervenir indirectement dans Regrets d’hiver, Slocombe donne tout à coup un côté Don Quichotte à son univers. Dans les précédents romans, on avait plutôt tendance à superposer, à fusionner Slocombe et Woodbrooke, surtout lorsque l’on sait que Slocome est un fin connaisseur du Japon et un adepte talentueux de la photographie de belles plâtrées.  Ici, Woodbrooke devient une sorte de roman ambulant indépendant de son créateur. Il est son pantin tout en ne l’étant pas, il est à la fois réalité et fiction. Il aimerait maîtriser son destin, que cela aille mieux, mais ultime poil à gratter, ultime dérèglement de la planète Wodbrookienne, son créateur s’immisce dorénavant dans sa vie. Gageons que dans l’opus suivant (Slocombe a commencé un nouveau cycle romanesque avec Gilbert, et dont le titre du premier roman est Lolita Complex), Woodbrooke n’aura pas fini de se débattre face à ces impossibles fantôme éditoriaux.

Terminons sur une petite note négative : l’édition de Regrets d’hiver est un peu décevante du fait de sa couverture. Elle rompt en effet une unité. Les trois précédents romans, publiés chez Gallimard, arboraient en effet d’assez beaux portraits (réalisés par Slocombe) en noir et blanc de Japonaises qui évoquaient un des personnages des livres. Chez Fayard, on ne l’a pas entendu de cette oreille et, tout en reprenant une photographie de l’auteur, on a réalisé ce patchwork graphique qui, bien que n’étant pas totalement mauvais, est quand même moins chouette que les couvertures de la Série Noire. Dommage. Mais l’auteur n’y est pour rien. Lors du petit festival du roman policier qui se passe à Cognac, j’avais rencontré l’auteur qui m’avait expliqué les quelques soucis qu’il avait rencontrés avec son directeur de publication.

Petit recadrage, habile conversion en noir et blanc, la couv’ de Regrets d’Hiver aurait pu être un peu plus bath.

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2 Commentaires

  1. Wow! enfin la suite!

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