Vivre (Akira Kurosawa – 1952)

Nouvelle fournée aujourd’hui des éditions Wildside  avec deux nouveaux films de Kurosawa de la période Toho. Au programme, Vivre et Vivre dans la peur :

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Boum !

Et comme dans le merveilleux monde de Bulles de Japon une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, j’ai le plaisir de vous annoncer que ça va être l’occasion de gagner… deux nouveaux DVD !

di caprioOui, je sais, moi aussi je vous aime les amis.

Comme de bien entendu, vous vous doutez bien que pour le remporter il ne faudra pas passer par un tournoi de bras de fer ou un concours de selfie en petite tenue (cela dit, si cela tente mes lectrices, elles peuvent toujours m’envoyer les clichés). Non, vous le savez, dans ma taverne seuls comptent les calembours et l’érudition. Aussi s’agira-t-il aujourd’hui non pas de me sortir vos meilleurs contrepèteries mais de répondre à deux questions sur le film du jour, à savoir Vivre, afin de gagner un exemplaire du DVD gracieusement offert par Wildside. Les questions se trouveront après la critique du film, le premier à avoir les bonnes réponses pourra les poster dans les commentaires. Courage ! Ne vous laissez pas abattre :

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Mais qu’est-ce que c’est que ces questions à la con ?

… les questions restent tout ce qu’il y a de plus abordable.

Sur ce, je me lance fiévreusement dans ma critique :

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Oui, déjà beaucoup de gifs, je sais. C’est juste pour détendre l’atmosphère avant d’évoquer une histoire moins guillerette.

 

 ***

 

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Kanji Watanabe est un petit fonctionnaire qui est à deux doigts de battre le record de service sans interruption dans sa mairie : 30 années de bons et loyaux tamponnages de formulaires sans la moindre journée d’absence ! Malheureusement, le record n’aura pas lieu car il apprend que ses problèmes gastriques sont le fait d’un cancer de l’estomac et qu’il n’a plus que quelques mois à vivre. Dévasté par le gâchis qu’a été sa vie jusqu’alors, il décide d’agir pour lui redonner un tant soit peu de sens. Mais que faire ? Se jeter à corps perdu dans les plaisirs nocturnes ? Boire ? Fréquenter assidûment une sémillante collègue de travail qui est tout son contraire ? La solution sera tout autre : aider des mères de famille, révoltées de voir leurs gosses jouer sur un terrain vague insalubre, à entreprendre une réfection de l’endroit pour le transformer en un parc pour enfants.

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生きる (Ikiru)

1952 : Vivre.

1954 : Les Sept Samouraïs.

Années miraculeuses qui virent réalisés par Kurosawa deux chefs-d’œuvres absolus. L’un est apaisé, l’autre impétueux, les deux constituent de ces odes à la vie et à la foi en l’homme que l’on retrouvera régulièrement dans son œuvre et ce jusqu’à sa dernière, Madadayo.

Ce qui est frappant lorsque l’on voit à la suite Vivre et Les Sept Samouraïs, c’est qu’on y trouve les deux personnages les plus opposés par leur tempérament de toute sa filmographie. L’un est Kanji Watanabe (Takashi Shimura), insignifiant petit gratte-papier, l’autre est Kikuchiyo (Toshiro Mifune), paysan samouraï tout en grimaces et en hurlements. Les deux mourront, mais ce sera après être devenus de quasi demi-dieux qui forceront le respect et l’admiration. Et dans les deux cas, cette accession au sublime se fera par des interprétations hors normes. Mifune par l’exubérance, Shimura, très loin de son rôle de médecin alcoolique dans l’Ange ivre, par une composition qui s’efforce le plus possible de rendre effacé et insignifiant son personnage. Si le visage de Mifune constituait une gymnastique permanente de son faciès, Shimura s’efforce de conserver quasiment la même expression hébétée. Mifune vocifère, Shimura s’exprime par une voix sourde parfois à la limite de l’audible. Et, miracle de interprétation et de la mise en scène lorsqu’elles sont le fait de deux génies, le personnage, en un simple frémissement de l’expression, se met à subjuguer son entourage et le spectateur.

Ainsi dans cette scène où il est pris à partie par des yakuzas qui lui reprochent d’interférer leur plan de monter un restaurant avec son projet de parc pour lardons. « Arrête avec ça ! Ta vie n’a aucune valeur ? » lui crie un gros yakuza au visage balafré :

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La question est cruelle mais elle crée une illumination en Watanabe se contente de regarder son agresseur en souriant :

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Le gros semble presque effrayé et lorsque son chef arrive, le visage de ce dernier est tout à fait celui de quelqu’un qui pige qu’il est face à quelque chose qu’il ne pourra vaincre.

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Le personnage de Mifune affronte les obstacle en leur rentrant dedans, celui de Shimuda les affronte en adoptant une posture impertubable faite de modestie etvivre 6 d’obstination. Homme de l’ombre lors des premières scènes, il apparaît sans cesse courbé, desséché, quasi immobile, juste actif pour tamponner ad aeternam d’infinis formulaires. il va se redresser et offrir son visage à la lumière lorsque son action désintéressée d’aider les braves matrones sera réalisée.

Bref, minute après minute, le film façonne un personnage qui fait passer le spectateur par toutes les émotions envers lui. On est d’abord méprisant, puis touché lorsqu’on apprend sa maladie, bienveillant quand il se jette fiévreusement dans les plaisirs nocturnes, attendri par son attachement pour la jeune Toyo Odagiri, en colère lorsqu’il semble renoncer et enfin plein d’estime et d’admiration lorsqu’il choisit de remplir le peu de vie qu’il lui reste avec ce projet de construction d’un parc pour enfants. Et là, lorsqu’un acteur et un réalisateur parviennent à faire du spectateur une éponge à absorber les émotions, ils vous ont à leur pogne ! Bon, moi, j’en ai vu des films de durs, croyez bien qu’on ne me fait pas pleurer facilement, on en m’a pas comme ça, pour sûr non ! Eh bien pourtant, quand arrive cette scène :

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Ne précisons pas trop le contexte.

C’est à chaque fois la même chose, l’incompréhensible se produit :

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Oui, la gorge nouée, on la sent venir déjà quelques minutes auparavant, et c’est logiquement que l’émotion éclate devant cette scène mémorable qui symbolise de la manière la plus iconique le pathos que peut avoir le cinéma de Kurosawa. Et sans en faire des tonnes, loin de l’horrible scène (à mon humble avis) à la fin de Mort à Venise. La scène dure une minute, est expédiée en deux plans dans une obscurité  peu seyante et accompagnée d’une voix d’outre-tombe absolument méconnaissable. Encore une fois, n’en disons pas plus, ce serait éventer la force de cette scène pour ceux qui ne l’auraient pas vue.

***

Evidemment, on pourrait trouver que le thème du carpe diem est facile et toujours apte à émouvoir, surtout avec la relation entre Watanabe et l’espiègle Toyo. A ce moment Kuro n’y va pas franchement avec le dos de la cuillère, nous présentant une jeune femme qui vient de quitter son morne travail de fonctionnaire pour aller travailler dans une usine où elle fabrique des lapinous en peluche pour le plaisir de se dire qu’il y aura un peu d’elle auprès de chaque enfant qui aura le petit animal. Certes un peu guimauve mais on aurait tort de réduire le carpe diem du film juste à une palettes de bons sentiments.

En effet, durant la première partie du film (environ 1H30 soit un peu plus de la moitié), on assiste à la découverte de sa maladie par Watanabe puis à ses deux premières tentatives pour tenter de rattraper le temps perdu. La deuxième est donc sa relation avec sa jeune collègue de travail et débouchera sur la prise de conscience du vieil homme.

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Joli détail au passage : alors qu’il se précipite pour mettre à exécution son projet, retentit derrière lui un « Joyeux Anniversaire » chanté par une foule de jeunes gens. On croit que c’est pour lui mais non, c’est pour une jeune femme qui arrive et monte les escaliers. C’est un brin ironique puisque Watanabe est un homme foncièrement solitaire. Mais on sent alors que cela n’a plus d’importance, que le sentiment de solitude est dépassé et que cette chanson retentit comme un symbole de renaissance finalement plein de promesses.

Mais la première est très intéressante lorsqu’on la met en perspective avec la situation de l’après-guerre et la posture nihiliste d’un écrivain tel que Osamu Dazai. Embringué dans une virée nocturne par un romancier qui rappelle en effet Dazai, Watanabe est propulsé dans un chaos fait d’alcool, de musique, de femmes et de fêtards :vivre 10

A la fois entouré et seul.

Son visage se decrispera, arborant parfois une expression joyeuse. Mais face au spectacle de strip-tease, alors que l’artiste ôte probablement un vêtement stratégiquement placé, le visage se déforme subitement et le son qui sort de la bouche de Watanabe évoque plus la bête que l’homme civilisé :

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Rattraper le temps perdu signifie alors devenir une bête en rut méchamment imbibée. Alors qu’il prend le chemin du retour dans un taxi accompagné du romancier et de deux prostituées, il est de nouveau abattu, comprenant que le nihilisme décadent post 1945 à la Dazai ne mène nulle part.

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Osamu Dazai et le romancier de Vivre

La 3ème facette du carpe diem, après la relation avec Toyo qui se solde à la fois par un échec (le jeune femme à d’autres chats à fouetter que de s’occuper tout le temps d’un homme qui pourrait être son père) et par un succès (elle fait germer en lui l’idée qui va lui permettre de vraiment redonner un sens à sa vie), consiste donc en cette volonté de réaliser un geste généreux d’une absolue gratuité, geste pour lequel il ne ménagera pas ses efforts ni son temps : cette construction d’un parc pour les enfants d’un quartier populaire. C’est la deuxième partie du film et pour ainsi dire la surprise du chef. Après que Watanabe a quitté le restaurant précipitamment pour se lancer dans l’exécution, flash-forward, une voix annonce que le vieil homme est mort cinq mois plus tard. On assiste alors à une cérémonie d’hommage à son domicile. Sont réunis son fils, sa belle-fille, ses chefs et ses collègues :

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On comprend assez vite que le parc a bien été construit entre-temps. On se dit alors qu’il a exaucé son rêve, qu’il a réussi à reprendre sa vie en main in extremis en effectuant une action généreuse. Mais la stature de Watanabe est mise en doute par certains convives. Certes, il est à l’origine de ce parc, mais sans l’argent, la participation de tel ou tel services de la mairie, ce projet serait tombé à l’eau. Cependant d’autres ne sont pas d’accord. Commence alors un récit alterné fait de flashbacks montrant les démarches de Watanabe et de scènes où les employés, mi-émus, mi-sceptiques, échangent leurs impressions et restituent peu à peu le mystère de cet homme qui a changé si radicalement. Ils comprennent alors que Watanabe connaissait et cachait sa maladie, et que son obstination, loin d’être le syndrome d’une folie quelconque, était l’arme d’un grand petit homme destiné à agir. Médusés, les hommes, à la fin passablement éméchés, se mettent alors à brailler, à maudire leur administration pesante et inefficace et à jurer leurs grands dieux que, c’est juré, dorénavant ils ouvriront leur grande gueule et agiront comme Watanabe san. Les visages sont alors grimaçants, grotesques, et rappellent celui de Watanabe face au strip-tease :

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Pourtant, in vino veritas comme on dit, l’alcool leur a permis au moins de comprendre certaines choses sur la vacuité de leur administration. On commencerait presque à avoir un semblant d’estime pour eux, n’eût été la posture digne d’un des employés :

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Ce personnage est touché par la mort de Watanabe, il a du mal à contenir son émotion, mais il ne braille pas ni ne boit. Il me semble intéressant de comparer  ici cette scène avec l’ultime film de Kurosawa, Madadayo, où il est question d’un rapport fusionnel entre un professeur et ses étudiants, rapport qui chaque année est marqué par une fête célébrant l’anniversaire du professeur. L’anniversaire commence par une cérémonie funéraire mais très vite devient une fête où l’alcool coule à flots comme pour défier la mort.

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Au passage, on notera une certaine ressemblance entre Shimura et Tatsuo Matsumura

Dans Vivre, les employés qui gémissent n’ont évidemment rien à voir avec les étudiants de Madadayo devenus des hommes. Et l’alcool, loin de susciter une bienheureuse ivresse de la vie, est juste le moyen de s’abrutir un temps avant de revenir bien sagement à leur boulot de gratte-papier. Mais demeure tout de même un point commun, celui de la filiation. Si dans Madadayo l’esprit du professeur continuera de vivre à travers ses étudiants, dans Vivre celui de Watanabe sera incarné par cet homme à la posture modeste et la scène finale suggérera cette idée. Si l’utilisation de l’écrivain dazaiesque mettait en garde contre le nihilisme post 1945, Watanabe et son disciple, en opposition aux grotesques petits fonctionnaires, incarneraient une bureaucratie basée sur l’action au service des civils en opposition à une bureaucratie éclatée en une multitude de branches et ne débouchant que sur l’inaction la plus désespérante (à la lumière de la société de l’après-guerre, le film doit receler beaucoup de détails intéressants sur la bureaucratie d’alors). Le credo de ces hommes nouveaux est simple et pas différents de celui des Sept Samouraïs : être maître de son existence, si possible en apportant quelque chose aux autres, quand bien même ce quelque chose coûterait la vie. Ce n’est d’ailleurs pas si grave, l’esprit demeure, est honoré par les fidèles et est perpétré par de dignes héritiers. Plusieurs siècles après, Kanji Watanabe peut finalement apparaître comme le digne descendant de cet homme :

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J’espère avoir réussi à faire passer le message, Vivre est un très grand film.

9/10

Et maintenant, place au…

coinche-party

GAME TIME !

 

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Il s’agit donc de gagner le DVD de Vivre (celui de Vivre dans la peur sera à gagner très prochainement, promis!). Au programme le film mais aussi la bande-annonce ainsi qu’un entretien de 35min avec Charles Tesson à propos du film. Voici les questions (roulement de tambour) :

1) Quel est le titre de la fameuse chanson que Watanabe chante à deux moments du film ?

 2) Quel est le surnom donné à Watanabe par ses collègues de bureau ?

 

 

 

collection wildside

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3 Commentaires

  1. Gondola no Uta et la momie

  2. Wow ! Hayai !M’est avis que la difficulté était cette fois-ci un peu trop dosée, je ferai mieux la prochaine fois.
    En tout cas bravo à toi l’ami, je te contacte pour choper tes coordonnées.

    Il s’agit donc bien de Gondola no uta. Pour ceux qui ne connaissent pas, lisez et laissez vous bercer par ces douces paroles :
    いのち短し
    恋せよ少女
    朱き唇
    褪せぬ間に
    熱き血潮の
    冷えぬ間に
    明日の月日の
    ないものを

    いのち短し
    恋せよ少女
    いざ手をとりて
    彼の舟に
    いざ燃ゆる頬を
    君が頬に
    ここには誰れも
    来ぬものを

    いのち短し
    恋せよ少女
    波に漂う
    舟の様に
    君が柔手を
    我が肩に
    ここには人目も
    無いものを

    いのち短し
    恋せよ少女
    黒髪の色
    褪せぬ間に
    心のほのお
    消えぬ間に
    今日はふたたび
    来ぬものを

    Quant au surnom…

  3. Je restais à l’affût que les questions apparaissent, mais il est vrai que les questions étaient plutôt faciles. En tout cas merci beaucoup ! Ce film-là de Kurosawa, je ne l’ai pas encore vu.

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