Like Someone in love (Abbas Kiarostami – 2012)

Kiarostami fait partie de ces cinéastes que j’ai jusqu’à présent royalement ignorés. Pourtant pas faute de s’ouvrir à d’autres horizons culturels, ceux qui ont l’habitude de lire ce blog auront compris que le Japon est loin de diriger exclusivement mes goûts. Mais malgré cela, certains maîtres (ou simplement auteurs dignes d’intérêt) continuent de n’évoquer en moi pas le moindre titre. Je répare aujourd’hui cette lacune avec le cinéaste iranien grâce à son récent opus japonais, Like Someone in love, projeté lors du dernier festival de Cannes. J’y suis allé sans trop de craintes car on m’avait prévenu : « tu vas voir, c’est lent et il ne se passe presque rien, tu devrais aimer ». Et effectivement, j’ai aimé ce road movie se déroulant à Tokyo le temps d’une nuit et d’une journée. Tout comme j’ai aimé ces personnages réduisant l’intrigue à une sorte de fable, genre auquel Kiarostami semble toujours avoir été associé (« semble » car encore une fois, mon inculture dans sa filmo m’amène à avancer avec prudence ; que le lecteur éclairé ne soit pas trop dur si par moments je donne l’impression de retrouver le fil à couper le beurre), et dont la moralité ici serait fournie par le titre, Like someone in love, que l’on pourrait traduire/adapter par : « rien ne sert d’aimer, il faut aimer à point ».

Après, comme pour les fables (surtout de La Fontaine), le lien fable-moralité demande à être travaillé par le spectateur, tout comme l’ultime scène, totalement inattendue. Pas mal de critiques se sont emportés contre elle, la trouvant désinvolte, sans queue ni tête. Ce serait oublié certaines fables de La Fontaine demandant parfois un petit effort de cogitation à son lecteur. Pas toujours limpide, l’univers des fables, ce serait même plutôt le contraire. Le Lecteur peut avoir l’impression d’avancer dans une opacité, dans un univers où les enseignements ne sont pas toujours servis sur un plateau. C’est la glaçante ironie de « la raison du plus fort est toujours la meilleure » dans le Loup et l’Agneau, que l’on aura bien entendu du mal à justifier à la fin. Mais c’est aussi le « Eh bien dansez maintenant ! » de la Cigale et la Fourmi, la première fable, l’ouverture donnant le ton à l’ensemble des douze livres. Dégommée la moralité d’Esope reprochant à la Cigale son imprévoyance, seule subsiste à la fin le refus de la Fourmi, au lecteur de se débrouiller avec.

 

Oui, je sais que parmi vous se trouvent des lecteurs qui sont là parce qu’ils ont vu de la lumière dans leur blog préféré. Et je sais aussi que ces lecteurs ne goûtent pas forcément mes articles interminables sur certains films auteurisants. Je ne leur en veux pas, je peux comprendre. A ceux-là j’offre cette belle image où l’on aperçoit tout à gauche la jolie Rin Takanashi, l’actrice principale du film. Si j’étais vous, je continuerais la lecture, qui sait si elle n’enlèvera pas le haut ?

Cette impression d’opacité, ou plutôt d’avancée vers une clarté mais qui jusqu’au bout n’est jamais totale, je l’ai ressentie tout le long du film. Ignorez donc le critique Pierre Vavasseur pour qui :

 Abbas Kiarostami, Palme d’or en 1997 pour « le Goût de la cerise », s’essaie au goût du saké. Mais trop de boisson fait dormir.

Petite pirouette pratique qui permet de s’épargner tout effort intellectuel.  » Oubliez encore plus la « non-critique » de Bernard Achour qui nous sort :

C’est par conséquent avec une réelle curiosité qu’on entre d’abord dans la non-histoire qu’il nous « non-raconte » ici. Puis avec une bonne volonté de plus en plus vacillante qu’on finit par décrocher son permis de dormir à force d’écouter ses personnages bavarder dans leurs voitures.

Qu’est-ce qu’une histoire ? Qu’est-ce que « raconter une histoire » ? Il serait intéressant qu’il nous l’explique. Anchour me fait définitivement penser à ces critiques qui réagissent épidermiquement à un Noé ou un Mallick parce que leur mode de narration résonne moins en terme d’intrigue structurée par des scènes plutôt qu’en terme d’idées développées par un flux d’images. Par ailleurs, quelqu’un pour lui expliquer que les dialogues ne sont en aucun cas du « bavardage » ne serait pas du luxe puisque ce terme suppose une conversation sur tout et rien. Or, s’il y a un film où l’on ne « bavarde » pas c’est bien celui-ci puisque la moindre parole ici fait sens : elle apporte quelque chose soit sur le personnage, soit sur son histoire, soit sur le développement de l’intrigue. Le permis de dormir est donc franchement déconseillé. 

Et pour toi aussi nom d’une pipe ! Ouvre-moi donc ces paupières, c’est maintenant que les choses sérieuses commencent.

L’histoire, en deux mots : Akiko, jeune prostituée, ne sait pas comment se défaire de son petit-ami jaloux au dernier degré. En attendant de mettre peut-être un terme à leur relation, la jeune femme est envoyée par son souteneur passer une soirée avec un vieil homme, Takashi. Celui-ci, ex-professeur de fac et désormais écrivain, la reçoit sompteusement, apparemment plus décidé à passer avec elle un charmant dîner aux chandelles plutôt qu’une nuit passionnée au lit (mais on ne saura pas comment ils auront passé la nuit). Le lendemain, Takashi la raccompagne à la fac pour un examen. Pas de bol, le petit ami (Noriaki) est là qu’il l’attend pour lui demander où elle était la nuit précédente. Le ton monte, Akiko parvient à entrer dans l’établissement tandis que le jeune homme se rapproche du vieil écrivain pour lui demander qui il est. Takashi mentira en disant qu’il est le grand-père d’Akiko. Mais il en profitera aussi pour essayer de convaincre le jeune homme que le mariage n’est pour l’instant pas une bonne idée, que le jeune homme n’a pas encore assez d’expérience et qu’il lui faut déjà apprendre une chose : ne pas poser de questions lorsque l’on sait que la réponse sera un mensonge.   Noriaki retournera vaquer à ses affaires relativement apaisé mais il découvrira inopinément que le vieil homme lui a menti sur son lien de grand-père. Les représailles seront assez désagréables… 

Bien plus désagréable par exemple que d’avoir un rancard avec Rin sur un gros canapé rouge.

Ersatz d’amour

Ce qui est important dans Like Someone in love, c’est bien évidemment le « like ». On retrouve le thème bien connu de l’apparence, du faux-semblant, de l’être qui joue la carte d’un sentiment en toc. Chez La Fontaine, ça donne le loup qui s’exerce à la pratique de l’argumentation avant de comprendre que ce n’est pas dans sa nature et qu’un bon coup de mâchoire dans la gorge de l’agneau est tout de même plus simple. Ici, c’est l’amour qui sonne faux. Quand on n’est pas réellement amoureux, il peut être dangereux de se conduire comme tel. Cela pourrait être la moralité, moralité qui s’applique d’abord à Akiko, qui reste avec son petit-ami, pensant qu’après tout il est normal de se disputer (mais son souteneur lui fera remarquer que dans son cas les disputes sont perpétuelles et étaient présentes dès le début de leur relation). Le vieil homme l’illustre également puisque la venue de la jeune femme chez lui sonne comme une volonté de créer un moment intime et feutré autour d’un bon dîner comme s’il était amoureux comme au temps de ses vertes années, volonté certes touchante et plutôt inoffensive mais qui va l’amener à créer des liens avec une inconnue et l’entraîner avec elle dans ses problèmes. Enfin Noriaki, esprit confus obsédé par un respect d’une certaine tradition et par l’ordre, la réussite individuelle. « Réussite » d’abord en tant que mâle : il est 3ème dan de karaté. Puis réussite professionnelle : il a monté son propre garage et est apparemment tout fier d’y emmener le faux grand-père pour faire une petite réparation à sa voiture. Il n’y a que pour la réussite sentimentale que ça coince. L’idée de mariage, consécration ultime dans ce domaine, semble l’obséder au dépend de la simple idée de l’amour. Il fait penser à ces vieux barbons dans les comédies de Molière qui veulent se marier avec des femmes jeunes et belles, à condition qu’elles restent à la maison pour s’occuper des enfants et qu’elles ne jouent surtout pas aux galantes émancipées. Lui aussi, plutôt que de s’enfoncer dans un ersatz d’amour, ferait mieux de faire le dos rond en attendant mieux et continuer de s’occuper à remplacer ses pneus et à installer ses courroies de transmission.

Acte I : Akiko, la fille aveugle

Ce faux-semblant amoureux, cette incapacité à voir clair sur ses sentiments, le film n’a de cesse de les développer  à travers ces notions de transparence et d’opacité. Prenez la première scène : 

Ouverture dans un bar lounge en plan fixe. Ça n’a l’air de rien sur l’image, mais on se sent tout de suite enveloppé par l’ambiance. On n’est pas un spectateur mais bien un client, comme le suggère le verre et la bouteille au premier plan. Véritablement, on est bien, confortable, lové dans cet univers confortable où tout semble lisse, sans aspérités, micro-univers parfait où les gens ne sont là que pour être heureux. En un mot, on pourrait dire que tout y est transparent, le bonheur coule forcément de source. Et puis l’opacité va peu à peu s’immiscer. En fait, on l’a dès les premières secondes. Dominant le brouhaha feutré et la musique jazz, une voix féminine parle. D’où vient-elle et à qui parle-t-elle ? Impossible de le savoir. Puis la jeune femme aux cheveux rouges se retourne et fait des signes à quelqu’un qui semble être non loin de la bouteille, juste à côté de nous. Elle se lèvera d’ailleurs pour se planter en face du verre et saisir un keitai que lui tendra l’inconnue. L’opacité est alors levée, on comprend que la voix est celle d’une jeune femme qui appelait un petit-ami apparemment inquiet de savoir dans quel endroit elle se trouvait.

Pourtant, à la lénifiante opacité de la situation où se trouvait le spectateur au départ succède celle dans laquelle cette Akiko se trouve engluée. On comprend vite que le petit ami est du genre crampon maladivement jaloux. Un soupçon arrive aussi : celui concernant les activités nocturnes de cette Akiko et de son amie aux cheveux rouges, Nagisa. Le soupçon est levé quand vient s’asseoir en face d’elle cet homme :

 

Là aussi, l’apparence est trompeuse. Loin de l’image du petit mac au mauvais goût ostentatoire, il s’agit de son souteneur, homme tiré à quatre épingles et inspirant la confiance. Sur l’image, Nagisa lui rend ses lunettes qu’elle vient de nettoyer minutieusement. Dans un film où les vitres, les fenêtres ont une importante fonction symbolique, le geste n’est pas sans signification sur la nature ce cet homme. De tous les personnages, il est le seul (peut-être aussi Nagisa) à être clairvoyant sur la vie en général et sur la nature de la relation d’Akiko avec Noriaki en particulier. Il lui conseillera sans ambages de rompre. Et puis, comme les affaires passent avant tout, il lui demandera de se préparer à rejoindre un client, un vieil homme auquel il semble faire grand cas (c’est en fait un de ses anciens professeurs). Encore remuée du malaise qu’a suscité sa conversation avec Noriaki, Akiko refuse d’abord avec véhémence. Mais ce n’est qu’un faux-semblant de colère :

 

Le mac quittera la salle pour donner un coup de téléphone dehors. Pas besoin de se mettre en colère, il lui donnera même une petite tape amicale à l’épaule au passage. Qu’il soit derrière les verres de ses lunettes ou la vitrine d’un bar, il est l’homme qui voit clairement et qui sait bien ce qu’il en est réellement des choses. Et son reflet recouvrant Akiko donne l’impression que de toute façon, son libre-arbitre n’est qu’une apparence de libre-arbitre. Contrairement à lui, elle ne voit pas clair, elle est un être destiné à évoluer constamment dans une sorte d’aquarium plus ou moins grand : Tokyo, un bar, ou une voiture :

 

Scène absolument hypnotique. Dans le taxi qui doit la mener chez son client, Akiko écoute les messages laissés sur son répondeur. Parmi eux, des messages de sa grand-mère, venue à Tokyo le temps d’une journée uniquement pour la voir. Depuis son arrivée, elle poireaute dans les environs de la gare, attendant sa petite-fille. Une tension s’opère alors dans l’esprit d’Akiko, désireuse de voir sa grand-mère mais en même temps bien obligée de faire son job, job nocturne symbolisé par les reflets des néons qui recouvrent son visage. Akiko demandera bien au chauffeur de la mener devant la gare où doit l’attendre sa grand-mère, mais ce sera juste pour l’observer de sa fenêtre :

 

Cela fait un peu tarte à la crème d’évoquer Ozu, mais tout se passe comme si le film se dépouillait peu à peu des oripeaux d’un monde d’avant, celui des personnages généreux des films d’Ozu, soucieux de la famille et des rapports sociaux, ou encore celui des films avec Tora san, où l’on va porter rescousse à de jeunes âmes un peu perdues dans les lumières de la ville. C’est un peu d’ailleurs ce que veut faire l’aïeule puisque dans un message elle exprime son inquiétude après être tombé sur un flyer douteux où figurait une jeune fille ressemblant étrangement à Akiko. Le champ/contrechamp cher à Ozu est par ailleurs souvent utilisé lors des nombreuses conversations du film. Citation qui pourrait être rassurante mais là aussi, la jonction avec le cinéma d’Ozu ne se fait pas totalement puisque les personnages ne sont pas montrés totalement de face, mais légèrement de biais. Du coup, bien que l’on espère qu’Akiko quitte le taxi pour aller serrer dans ses bras sa chère grand-mère et que celle-ci parvienne à lui faire prendre une autre direction à sa vie, on devine que  cela ne sera pas. Au contraire, Akiko s’enfoncera un peu plus dans sa vie murée de miroirs :

 

Acte II : Takashi, l’homme qui voit mais qui fait quand même semblant

Dans la deuxième partie entre donc en scène le vieil homme. Comme pour Akiko dans le bar lounge, sa présence se fait d’abord symboliquement sous le signe de l’opacité :

 

Puis nous découvrons son visage ainsi que son appartement :

 

Muni comme le souteneur d’une paire de lunettes, et doté comme lui d’un âge qui lui a permis d’acquérir de l’expérience, le vieux Takashi sait voir, y compris à travers une fenêtre. Alors qu’Akiko ne faisait que « voir » dans son taxi les lumières de la ville défiler devant elle, Takashi « regarde » la personne en train de sortir du taxi. Et chez lui, il continuera à la regarder et à comprendre l’illusion de leur relation. S’il est « like someone in love », au moins en a-t-il parfaitement conscience, comme le suggère ce plan où on le voit un peu désabusé, alors qu’il se trouve seul, Akiko s’étant absentée aux toilettes.

A l’opposé, Akiko semble s’enfoncer sans retenue dans son monde d’illusions. Oubliée la grand-mère, elle est maintenant tout sourire :

 

En bonne professionnelle, elle montre d’un enjouement et d’un intérêt pour son client absolument parfait, même si le spectateur peut se demander si ce nouveau visage n’est pas la conséquence d’un bien être lié à cette plongée dans une confortable petite bulle surannée qui a plus à voir avec sa propre enfance qu’avec sa vie actuelle. Quand elle aperçoit un tableau au mur (après la grand-mère à la place de la gare, on remarquera qu’à chaque fois où elle « regarde », c’est en rapport avec le passé), elle raconte aussitôt que le même lui avait été offert par un oncle quand elle était petite fille. Précisons ici qu’il s’agit d’une peinture de Chiyoji Yazaki intitulée l’Entraînement du perroquet. Déjà trompée par les faux-semblants, Akiko ajoute qu’elle a toujours cru que c’était le perroquet qui entraînait la femme plutôt que l’inverse. C’est ce que lui avait raconté l’oncle taquin à l’adolescente d’alors, ainsi que la jeune fille représentée était elle-même, chose que la jeune Akiko avait aussi parfaitement gobé. En bon « voyant », Takashi lui ouvrira les yeux sur la nature réelle du tableau. Cela ne l’empêchera de se vautrer dans des mignardises supposées créer un lien de complicité avec le client : 

Prenant la pose à côté du tableau pour montrer poussivement un semblant de ressemblance, Akiko ne donnera pas vraiment l’impression de susciter plus que ça une grande sympathie chez le vieil homme, ce dernier comprenant sans doute que cette femme, un brin hystérique dans sa joie, ne joue là qu’un rôle. Le fiasco est en cours et sera complet quand Akiko décidera d’aller elle-même au lit, invitant le vieil homme à venir la réchauffer sous la couette. Takashi refusera et fera tout pour l’inviter à le rejoindre à table, en vain. Engoncée dans son rôle de prostituée, Akiko est redevenue un pantin opaque : 

Acte III : Noriaki, l’Argus qui veut être regardé

Le lendemain, Takashi accompagne Akiko en voiture à la fac. A priori, ils n’ont pas couché ensemble mais subsiste tout de même une ambiguïté concernant l’expression un brin satisfaite du vieillard, expression qu’il est bien difficile d’interpréter. Problème, à l’entrée de la fac l’attend un Noriaki bien excité et décidé à lui faire cracher où elle se trouvait la nuit précédente. On sent que les gifles ne sont pas loin mais heureusement, Akiko parvient malgré tout à se faufiler à l’intérieur du bâtiment. C’est alors que Noriaki aperçoit l’homme qui a accompagné Akiko en voiture et décide d’entrer en contact avec lui :

 

Le moyen est tout simplement de lui demander du feu. Alors que les deux autres personnages se calfeutrent dans des cloisons (mais avec des lucidités différentes) , celui-ci cherche à franchir cette cloison, à pénétrer les secrets des gens plutôt que de retourner son regard vers lui-même en se demandant si son amour pour Akiko n’est pas qu’une vaste blague vouée à le faire souffrir.

Autre chose, on sent chez lui un côté imbu, fier de sa petite réussite. Lors de sa discussion avec Takashi, on aura droit à nouveau à de généreuses rasades de champ/contrechamp, mais alors qu’il est montré de face, comme si nous étions à la place de Takashi (puis d’Akiko lorsque cette dernière reviendra et s’installera sur la banquette arrière), le vieil homme sera quant à lui montré du point de vue d’une caméra au niveau du pare brise. Manière de signifier que le jeune homme est incapable de regarder les autres car exclusivement occupé de sa petite personne et de sa réussite personnelle. Avec à la clé la peur, l’obsession du mensonge qui le cocufierait et le ridiculiserait aux yeux des autres. Akiko est à peine entrée dans la voiture qu’il dégaine ceci :

 

Douteux flyer sur lequel apparaît une fille ressemblant étrangement à Akiko. C’est un de ses employés mécanos qui le lui a montré le sourire aux lèvres (employé que l’on verra plus tard avec un méchant cocard à l’œil). Il ne dit pas que c‘est elle, il signifie juste par là qu’attention ! il est vigilant et qu’il faudrait voir à ne pas le prendre non plus pour une truffe. En fait il y a de l’Argus en lui. Pour utiliser ses yeux afin de veiller au grain, il est très fort. Pour ce qui est de les utiliser pour comprendre l’effondrement psychologique d’Akiko lorsqu’elle se trouve en sa présence, ainsi que la décrépitude de leur relation, c’est autre chose.

Dans la scène suivante, on le voit avec une fierté difficilement contenue montrer à ses hôtes le garage dont il est le patron. Tandis qu’il se pavane à faire l’homme qui a réussi, le spectateur assiste à ce plan :

 

Après avoir réussi à pénétrer dans la bulle/voiture de Takeshi Akiko, on le voit à nouveau de l’autre côté, et doublement même puisque le capot la cache. A cet instant, le visage d’Akiko reflété dans le rétroviseur nous donne l’impression que sa décision est prise : en ce qui concerne sa relation avec Noriaki, c’est bien fini, elle ne sera plus « like someone in love ».

Acte IV : Fenêtre sur cour

Le film aurait parfaitement pu s’arrêter là. Noriaki, comprenant qu’il a été joué par le vieil homme, reviendra à la charge et montrera que oui, décidément, faire semblant d’être amoureux n’est pas une bonne chose. Cette dernière péripétie ne semble avoir d’autre but que d’amener l’ultime plan du film, ce plan perçu comme un foutage de gueule par certains critiques, mais que je préfère voir comme une de ces chutes brutales propres à certaines fables, chutes qui illuminent ou obscurcissent d’un coup la moralité.

En fait, l’intérêt de cette dernière partie est surtout lié à l’introduction de cet ultime et étrange personnage :

 

Il s’agit de la voisine de Takashi, une vieille pie passant sa vie à espionner de sa fenêtre ce qu’il se passe alentours. Mais elle a beau regarder de tous ses yeux, sa vision n’en est pas moins opaque :

 

Plan subjectif à travers les rideaux de sa fenêtre. Elle aura beau les écarter, sa vision restera fausse puisqu’elle croira qu’Akiko est la petite-fille de Takashi. D’une certaine manière, elle est pire que Noriaki : autant celui-ci n’était pas totalement dupe par rapport à certains signes (le flyer), autant elle semble les prendre pour argent comptant  (Akiko lui fera croire que le mouchoir qu’elle tient à sa bouche est à cause d’un mal de dent alors qu’en fait elle a été frappé par Noriaki).

Au premier abord, elle semble constituer un parfait double inversé d’Akiko : elle est vieille, Akiko est jeune. Elle est vieille fille, Akiko est prostituée. Elle passe son temps à scruter à travers sa fenêtre, c’est Akiko qui est scrutée à travers les fenêtres (par son souteneur au bar lounge, par le spectateur lors de son trajet au taxi, enfin par Takeshi lors de son arrivée en face de chez lui). Enfin elle n’hésite pas à débiter toute sa vie privée alors qu’Akiko s’efforce de la cacher (à Norioki comme à sa grand-mère). Tout les oppose et pourtant elles ont un point communj : la faillite de leur vie sentimentale puisque la femme avoue avoir désiré dans ses jeunes années se marier avec Takeshi. Cela n’a malheureusement pas été possible puisqu’il s’est marié avec une autre, mais en conséquence, on apprend que cet espionnage de tous les instants via sa fenêtre n’a d’autre but que de guetter, de se rapprocher par procuration de l’homme qu’elle aime. Un plan saisira le vide saisissant de son existence : 

Mur de briques faisant ici écho à une autre scène vue précédemment :

 

A cet instant, on a l’impression que la vieille femme est ce que pourrait être Akiko si elle ne dirige pas avec plus de lucidité sa vie sentimentale. La commère a quitté la fenêtre, car le frère handicapé dont elle a la charge vient d’entrer et se met à brailler des ordres. Autant dire là aussi qu’on imagine bien volontiers Noriaki bien des années plus tard rentrer chez lui ainsi et malmener une Akiko malheureuse et soumise. Après avoir été frappée par Noriaki, elle ne peut qu’être frappée par la scène qu’elle entend et qui préfigure ce qui l’attend si elle ne donne pas une autre direction à sa vie, par exemple en éclatant ces parois vitrées qui jusque là l’enfermait dans un univers trompeurs. Je laisse au lecteur la surprise de découvrir comment se fera cette ultime libération…

 

Le DVD se trouve chez MK2. Que ceux qui ne jurent que par le Blu-ray ne soient pas déçus, la copie est vraiment magnifique et parvient aisément à faire oublier que l’on ne se trouve « que » devant un DVD.
 

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12 Commentaires

  1. Ouh la, je me rends compte que je n’ai jamais vu d’Abbas K. Celui-ci pourrait ouvrir le bal. Ce que tu en écris suscite l’envie en tout cas. Pas comme certaines « critiques ». Qu’est-ce qu’il ne faut pas lire parfois sur un film… ? Sinon, très sympa cette p’tite Rin…

  2. « Sympa cette p’tite Rin »

    Sérieusement, à la place du vieux, tu peux être sûr que je zappais direct le dîner aux chandelles ! Tiens, voilà pour toi :
    http://youtu.be/GU_GRplTASQ

  3. Intéressant ce casting… c’est différent de ce qui se fait d’habitude. J’approuve !

  4. Jamais été client de Kiarostami plus que ça. Ses films conceptuels à la Ten me faisaient royalement chier. J’avais plutôt apprécié Copie Conforme cela dit, et j’a eu de bons échos de celui-là. L’article donne plutôt envie (même si j’avoue l’avoir lu en diagonale pour ne pas trop me spoiler au cas où). Rin ne dois pas y être pour rien. La Bande-Annonce était plutôt salivante aussi a vrai dire. Tiens je me demande pourquoi je n’y suis pas allé en fait maintenant…

  5. Possible que ça te fasse chier aussi. Après, la représentation plastique et sonore de Tokyo peut faire la différence. Très lisse, vraiment à l’opposé d’Enter the Void, mais vraiment chouette j’ai trouvé…

  6. Commentaire arrivant très en retard par rapport à la date de publication de cette critique, mais ai un peu tardé, après l’avoir lue, à acheter le DVD (quel blog « prescripteur », comme on dit 😉 puis à le regarder. Ce que j’ai donc enfin fait hier soir

    Côté pile. Une scène d’une beauté et d’une sensibilité renversantes (la traversée de Tokyo le soir – l’épisode de la grand-mère), une galerie de personnages fascinants (cette voisine!), un ton général assez juste, une interprétation vraiment pas mal dans l’ensemble, un propos et une réalisation visiblement pensés avec soin (cfr effectivement tout le jeu avec les vitres). Des tas de choses très séduisantes, donc
    Sans oublier l’interprétation de Ryo Kase. Loin des personnages qu’il campe habituellement, souvent fades et aimables, là il exprime, et de façon sidérante, une rage et une violence impressionnantes

    Côté face. Accessoirement, un gros problème avec le son. Pas du tout compris l’intérêt du parti pris artistique de rendre si intrusifs les sons extérieurs de la vie courante (y compris dans l’appartement du vieux monsieur, on entend les bruits de la rue comme si on est dehors)
    Principalement, au-delà de la fin effectivement un peu abrupte mais pourquoi pas, le manque d’un petit quelque chose à même de rendre l’ensemble absolument passionnant. Une certaine artificialité, peut-être. Qui m’a rappelé mon impression (respectueuse, mais pour autant pas complètement emballée) à la vue, il y a quelques décennies, de certains… Rohmer
    Bizarre, non, comme rapprochement? Théoriquement cela devrait n’avoir rien à voir! Comme quoi…

  7. Tiens, maintenant que tu le dis, c’est vrai qu’il y a un truc bizarre concernant la prise de son et oui, je me souviens que les bruits de l’extérieur sont assez audibles lorsque l’on est dans l’appartement du vieux monsieur. Faudrait que je revoie la scène mais peut-être qu’il s’agit juste d’un rappel que sa tentative de se créer un moment de bonheur avec son invitée, déconnecté de tout, n’est qu’illusion : l’extérieur, c’est-à-dire le monde plus ou moins interlope auquel elle appartient, envahit sa petite bulle pour lui rappeler que sa tentative est vouée à l’échec, et le jazz poussé à fond pour camoufler le reste n’y changera rien.

    Oui, en tapant ces quelques lignes je me remémore bien l’ambiance sonore du film et je crois que me souvenir que ça ne contribuait pas peu à mon plaisir d’une immersion dans le Tokyo de nuit…

  8. Tiens, finalement je l’ai vu l’été dernier (2013 donc). J’avais trouvé ça un peu bien, un peu chiant. Et la fin totalement foireuse, voire limite foutage de gueule complet. Mais de beaux plans de Tokyo la nuit, quelques jolies scènes, notemment quand le vieux « joue le jeu » devant le petit copain de la fille. Mais toujours l’impression d’un truc avant tout fortement conceptuel dans le fond. Probable que si ça se passait ailleurs qu’à Tokyo, j’aurai pas tenu jusqu’au bout, soyons honnête.

    • Ah tiens oui faut voir. Adèle Van Reeth je la voyais dans le truc critique de Canal, Le Cercle. Je sais plus bien si je la trouvais pertinente ou pas à vrai dire. Attention à pas déconner avec le Beat !:)

      • J’ai écouté assez distraitement les deux premières émissions. Ça m’a semblé très correct avec cependant quelques perles ici et là. Parler de musique « kitsch » pour les B.O. d’Hisaishi m’a paru un peu fort de café. Hum ! à la réflexion n’écoute peut-être pas la première émission, tu risques d’avoir des envies de meurtre.

        • Kitsch ? KITSCH ??!!!! Et Erik Satie et Terry Riley c’est pittoresque tant qu’on y est !! Ouais, j’imagine que ça vient du côté synthétique de la BO de A Scene at the Sea… Mais le son du Fairlight de Hisaishi n’est pas kitsch !!! Il est parfait pour accompagner ces deux personnages-là, et ces paysages !! Pfffiou… Envie de meurtre sans doute pas, mais je de lui faire sa fête, sans doute… (oups). Tiens, d’ailleurs faut que m’y remette à ma série de BO de Kitano. Je l’ai pas déjà dit y a un mois d’ailleurs ? En tout cas merci de la recommandation, grâce à la magie du podcast je pourrai y jeter une oreille quand je voudrai.

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