J’ai déjà évoqué en ces pages tout le bien que je pensais de Koyaanisqatsi, le chef d’œuvre de Godfrey Reggio, le film matriciel qui donna lieu à ce que l’on pourrait appeler les « koyaanisqatsi like », entendez des films sans paroles qui prétendent montrer le monde tel qu’il est, pour en chanter aussi bien les beautés que les laideurs. Koyaanisqatsi vaut surtout pour la parfaite conjonction de trois talents, Philip Glass à la musique, Ron Fricke à la photographie et Reggio pour créer du liant entre les deux, pour donner une structure narrative, un propos au film que certains ont pu trouver brillant, d’autres insupportable.
La collaboration perdura le temps d’un deuxième opus, Powaqqatsi, avant que Fricke ne décide de faire ses propres films lui-même. Je n’ai jamais trop bien su pourquoi il avait pris cette décision. Impression de se faire dépouiller de son invention photographique par Reggio ? Manque de reconnaissance ? Orgueil ? Envie d’en découdre avec la réalisation ? Je n’ai jamais trop bien su mais ces questions méritent d’êtres posées tant ses films (Baraka, Chronos et maintenant Samsara) apparaissent comme des succédanés sans fin de Koyaanisqatsi et Powaqatsi. On a souvent mis en avant la beauté supérieur de ses images du au fait qu’elles étaient tournées en 70mm. Difficile de nier en effet que les images de Samsara sont plusieurs coudées au-dessus de Koyaanisqatsi. On est à chaque plan sidéré par l’incroyable contenu, le fourmillement de détails. Et quant à la maîtrise technique, le gus sait y faire. Témoin le fameux « timelapse » éprouvé dans le morceau de bravoure de Koyaanisqatsi (la séquence de vingt-cinq minutes intitulée « the Grid ») et repris depuis par maints internautes photographes munis de leur trépied et de leur EOS mark II. Technique devenue finalement un peu banale mais que Fricke a su renouveler en l’éprouvant à bord d’un hélico :
Après, dire, comme j’ai pu le lire ici et là, que Fricke est un des plus grand directeurs photo existant m’enthousiasme autant que dire que Yann Arhus Bertrand serait un des grands photographes de notre temps. Ce qui était au départ dans Koyaanisqatsi un festival de l’imagination est devenu au fil du temps une resucée ad nauseam des bonnes idées du début et s’appuyant plus sur un triomphe de la technique que de la créativité. Et mon admiration initiale de céder la place à une antipathie prononcée envers un type qui pense que livrer une collection de belles images HD suffit à compenser le vide sidéral et monotone de son propos.
Et c’est là toute la différence avec Koyaanisqatsi. Dans ce dernier, les milliers d’images étaient organisés par un mec, Godfrey Reggio, qui avaient su donner une ligne narrative percutante à son film. En une heure et demie, le spectateur était plongé dans l’histoire de l’humanité par le prisme de la technologie. Avec le sel qui va avec puisque à travers la célèbres séquence « the Grid » on avait vraiment l’impression de ne plus trop savoir si cette technologie était repoussante ou enivrante.
A côté de cela, que raconte Samsara ? Le film nous montre rapidement des moines tibétains en train de réaliser un mandala, une de ces peintures faites avec du sable coloré et représentant une fresque symbolisant l’univers. A la fin du film, on les retrouvera, leur œuvre achevée, se livrant alors au rituel consacré consistant à détruire leur œuvre pour exprimer la fragilité, l’éphémère de toute chose en ce monde. Entre ces deux scènes ? un salmigondis d’images regroupées en séquences sans réelle progression. Ce qui est en revanche bien réel, c’est l’impression de déjà vu ainsi qu’un sentiment de terrible morosité. Evidemment, Koyaanisqatsi n’était pas vraiment un film se complaisant dans la gaudriole. Mais enfin, par certaines juxtapositions d’images, certaines situations, Reggio arrivait à distiller un humour à froid de type dents qui grincent. Chez Fricke, rien de tout cela, on est définitivement dans l’image HD gravée dans le marbre. C’est beau et c’est chiant. Et un brin dépressif tant rien ne semble trouver grâce aux yeux de Reggio. Et ici, car il faut bien justifier la présence de cet article dans un blog qui a pour nom Bulles de Japon, parlons un peu du Japon voulez-vous ?
Oui, il y avait fort à parier qu’une nouvelle fois Fricke allait utiliser le caractère très cinégénique de ce pays pour alimenter son propos. Dans Baraka, cela avait même donné lieu à une scène qui tranchait avec les situations habituelles propres à Fricke : un bonze, sur le trottoir d’une grande ville, environné de personnes vaquant à leurs occupations, avançait au ralenti, imperturbable au chaos ambiant. Belle scène exprimant le mystique enraciné dans des endroits où on le croirait impossible.
Dans Samsara, on peut s’accrocher pour trouver de telles scènes. Une nouvelle fois on a droit à l’effervescence en accéléré des stations de métro ou de lieux tels que Shibuya :
Une nouvelle fois on a droit au cliché du peuple de fourmis mangeant, dormant, s’amusant les uns sur les autres :
Une nouvelle fois, on a droit à ces plans portraits qui avancent lentement vers leur sujet et qui le fige en une sorte de freak en puissance.
Freak, freak, comme vous y allez !
Que nenni ! On en a deux beaux exemples péchés du côté d’Harajuku :
Dans les deux cas, le même effet : celui de rendre anormal ce qui n’est pas conforme. Une pauvre fille qui se déguise ? Anormal ! Deux membres du Tokyo Rockabilly Club (sympathique groupe de danseurs officiant le dimanche après-midi du côté de Yoyogi) ? Anormaux ! Du reste, même si vous n’êtes pas forcément excentrique, cet effet de caméra contribuera quand même à vous faire passer pour, au mieux une bête curieuse, au pire un sacré gland. Ron Fricke ou l’art de faire passer ses sujets pour des manches.
Gni ?
Le plus fort est que l’on commence à ressentir la même chose avec des plans portraits d’être appartenant à des tribus pas vraiment contaminées par la technologie. Dans la trilogie de Reggio (en fait surtout dans le 2ème opus, Powwaqatsi) et Baraka, il y avait toujours sous-jacent le discours rousseauiste du bon sauvage, une sorte d’éloge du primitif contre la folie technologique. Ici, à force de chercher le spectaculaire, le plan qui déchire, l’autochtone qui en jette, Fricke se donne des allures d’entomologiste toujours à l’affût du beau mais incapable de repérer le normal. On aimerait que les situations soient plus « raw » pour reprendre un terme photographique, c’est-à-dire brutes, non traitées, plus proche de la réalité et plus éloigné de cette perfection formelle qui au bout d’un moment finit quand même par casser un peu les bonbons.
Finalement, peut-être que Fricke devrait se cantonner aux paysages ou aux monuments. Dans ces scènes, difficile de ne pas se sentir enlevé de son siège et porté dans des endroits dont on sait que l’on n’aura jamais la chance de les arpenter mais qui, grâce à la magie du grand écran, s’impose à vous avec une force qui vous donnerait presque l’illusion de les visiter, le temps de quelques secondes, « pour de vrai ». Mais voilà, dès qu’il met en scène de l’humain, Fricke ne peut s’empêcher de penser. A quoi pense-t-il ? Ben, que le monde va mal. Pas besoin de s’embarrasser de subtilités, sa pensée ne va pas plus loin que ce style de raccourcis :
– La nourriture industrielle ? Ça craint !
– Les armes ? Pas cool, mais vraiment pas cool du tout !
– La ville ? Bordel, on est les uns sur les autres !
– Les Chinois ? Ils flanquent les jetons quand même !
Le péril rouge
Et le Japon est bien évidemment porteur de tels trésors. Toujours fidèle au portrait qui rend con, Fricke nous montre à un moment ceci :
Il s’agit du professeur Hiroshi Ishiguro, un confrère du professeur Harada officiant à Kyoto et spécialisé dans la recherche cybernétique. Pas besoin de commentaires, le plan se suffit à lui-même. Fricke pense tellement fort que l’on entend bien ce qu’il a en tête, à savoir que nous sommes tous des robots en puissance (idée que l’on avait déjà dans Koyaanisqatsi).
Un peu plus loin, il évoque la sexualité. Bonne idée ça, car c’est LE thème qui n’avait jusqu’à présent jamais été utilisé par Reggio ou Fricke. Après, bon, c’est le même topo :
Woopee ! Enfin de la bijin bikinisée !
Dans cette scène se passant dans une boite de Bangkok, on comprend, one more time, que Fricke n’aime pas ça du tout, qu’il trouve même ce genre de spectacle parfaitement dégradant. Vous savez, le côté femme objet et tout le toutim. Au cas où on ne l’aurait pas entravé, il accompagne ce plan d’autres images nous montrant les visages de bijins désespérément fixes et inexpressifs :
Fricke aux filles : « Alors voilà, vous imaginez que vous êtes des endives en train de pousser dans le jardin potager de votre grand-mère. Voiiilà, parfait, c’est bon, vous pouvez arrêter c’est dans la boite ! »
Bien sûr, quelques minutes auparavant on avait eu droit à ce plan :
Une autre des créations du diabolique professeur Ishiguro
Pour le cas où les cancres spectateurs seraient un peu long à la détente. Il y a du prof bonne pâte en Fricke, avec lui-même les mauvais élèves sont assurés de ramener une bonne note. Sinon, je passe sur les nouvelles générations de poupées gonflables japonaises ultra réalistes :
On l’aura compris, pour certains, une femme = des nichons et des trous. Ça aussi, c’est mal.
Par contre je m’attarde un peu plus sur la présence d’une geisha. Tout se passe bien d’abord, on la voit de dos s’engouffrer à l’intérieur du fameux couloir de toris que l’on trouve au temple Fushimi Inari de Kyoto :
Puis, une nouvelle fois Fricke utilise le portrait de face pour mieux nous la montrer. Elle regarde fixement le spectateur. A quoi pense-t-elle ? Que ressent-elle ? En fait on ne tarde pas à le savoir puisque jaillit alors de son œil une larmichette qui vient couler le long de sa belle joue.
Oh my God !
Il s’en est alors fallu de très peu pour que j’arrête tout. Plus que dans le raccourci facile, on est ici dans le cliché épais, totalement archaïque, celui qui veut qu’une geisha soit forcément une prostituée vendue par ses parents dès son plus jeune âge pour un bol de riz et bouffant chaque jour un peu plus son lot de vache enragée en écartant les cuisses pour de visqueux hommes d’affaires. Eh bien non Ronny ! pour ton information une geisha est une sorte d’hôtesse de luxe avant tout spécialisée dans la maîtrise d’une multitude d’arts parmi lesquels on ne trouve sûrement pas celui de faire mousser popaul. C’est ce que l’on appelle un préjugé, une idée reçue, un a priori, une préconception quoi ! Ou plutôt une vision éloignée et terriblement figée, glacée, d’un fait de société. A l’image finalement d’un film qui illustre à la perfection le but de Reggio au moment de faire Koyaanisqatsi, à savoir, au-delà de l’aspect apocalyptique pour nous mettre en garde, présenter un film donnant l’impression d’une technologie folle en train de se filmer elle-même. Le but était pensé, voulu comme tel. Chez Fricke, on a ironiquement la même impression, mais il s’agit ici plus d’une technologie froide, robotisée, sans émotion, ou plutôt à l’émotion préfabriquée, engoncée dans la certitude que la toute puissance du HD saura faire crier miracle ! au spectateur. Apparemment, si j’en crois nombre des personnes qui bêlent d’extase sur le net, elle y parvient. Elle m’a personnellement plutôt fait crier pitié. Artistiquement, je tiens Fricke pour totalement mort, aussi vivant que sa caméra 70mm. Aussi froid que Welcome to the Machine des Pink Floyd. Aussi intéressant dans son propos que Mme Michu ma concierge. Un ennuyeux janséniste qui aurait dû oublier ses effets de ralenti sans surprises quand devant lui virevoltaient des jambes et des bikinis qui ne demandaient qu’à avoir un effet sialogène sur les spectateurs mâles. Capter la vie mec ! Pas étaler des gimmicks de mise en scène. Remballe donc ta morgue et ta grosse caméra mec ! Et file plutôt t’amuser du côté de Roppongi puisque t’as pas autre chose à dire. Moi, je te laisse, je m’en vais tailler une bavette aux deux plus intéressantes protagonistes de ton film.
Cela veut dire que Ron filme des freaks juste pour le fric ?
Ce n’est vraiment pas chic.
Non, il filme peut-être ses freaks pour faire la nique à Reggio.
C’est bien là le hic.
Merci pour cet article.
Ce genre de films me cassent les noixes mais d’une force.
J’avais déjà pas mal de réserves au sujet de Koyaanisqatsi mais là j’ai l’impression que Samsara touche le fond :
des images esthétisantes au service de gros clichés.
en fait, c’est juste le contraire qu’il faut faire !
En matière de docu qui montre le monde, rien de plus opposé à mon sens que Terre sans pain de Bunuel :
http://www.dailymotion.com/video/xuzpg_bunuel-las-hurdes_creation#.UVdBNRyQXh4