Curieusement, je n’avais jamais eu la moindre idée de ce à quoi pouvait bien ressembler Daido Moriyama. Pas de problème pour Araki avec ses petites lunettes et son teint rouge de vieux pervers sous saké, pas de soucis non plus pour Kishin Shinoyama et ses frisouilles, mais Moriyama, LE Daido Moriyama, nada, pas la moindre idée. Non qu’il soit crucial de connaître la trombine d’un auteur pour apprécier son oeuvre mais enfin, pour un cador de son espèce, il y a derrière cette absence quelque chose d’insolite. Cela sent son misanthrope, son sauvageon, son « homme dans la foule » d’une lieue. La découverte (tardive) de l’excellent documentaire Near equal Daido Moriyama allait en tout cas réparer cette absence de visage mental et me donner l’occasion de voir un maître du street shooting à l’oeuvre.
Le docu le précise d’emblée : oui; Moriyama est bien un maître. Et associé avec ceux de sa génération, ceux d’une nouvelle vague de photographes qui apparurent à la fin des 60’s, il est celui qui apparaît au sommet, celui qui incarne le plus une certaine idée de la photographie d’auteur, devant Shinoyama et, de son propre aveu, Araki lui-même. Il y a du monstre sacré en Moriyama, aura accentuée par le fait que l’artiste est beaucoup plus casanier. Pourtant, Moriyama n’est pas sans avir une réputation d’homme charismatique, d’homme -mais ça c’est Araki qui le prétend – qui plaît aux femmes. De fait, quand le docu le rencontre au début à une petite rétrospective de son oeuvre (rétro ou le public est d’ailleurs à 100% féminin) ou chez lui, quelque chose se dégage de ce mâle visage âgé alors de 63 ans mais dont la tranquilité associée à un certain cabossage lié à la drogue (Moriyama a durant une grande partie des 70’s connu une sale période) et à l’alcool contraste singulièrement avec un Araki dont le visage semble être le masque d’un personnage d’histrion qu’il s’est construit.
Daido Moriyama et Nobuyoshi Araki
On entre d’abord un peu impressionné dans la tannière du maître et puis, on est sidéré de voir combien ce type est modeste, loin de toute arrogance et de prétention. « Je n’ai pas d’intérêt particulier pour la photo », « en fait, j’aurais voulu travailler dans la marine », « j’aurais préféré être peintre », « en ce moment j’aimerais davantage être comédien ». Telles sont les révélations que « le maître » balance au spectateur qui finit par se demander s’il ne s’est pas trompé d’adresse. Comme pour corroborer cette impression, les objets décorant son bureau ne lassent pas d’étonner : des papelards, une figurine accrochée au mur, des dessins, une carte postale et un réveil Mickey. Ici, on est franchement à deux doigts de crier remboursez! et d’aller voir ailleurs. Et puis arrive une séquence, qui sera suivie par la suite par d’autres du même genre, où l’on voit ce type en action et là, on se dit que ça va chier. Et pourtant…
Oui, WTF? tant cette allure de chien errant (son surnom) à la fois improvisant et effectuant sa petite routine quotidienne, un peu comme s’il allait chercher sa baguette de pain est tout d’abord déceptive. Rien dans les poches, rien sur le dos, juste un un petit appareil, un Ricoh GR1s, pour prendre à la volée des passants. C’est qu’en marge de tous les besogneux qui ne jurent que par la haute technicité de leur matos et dont le résultat bien léché semble être plus dû aux qualités intrinsèques de l’appareil qu’à leurs compétences de photographe, Moriyama s’affiche comme un refus d’être l’esclave d’une marque ou d’un appareil. C’est Araki qui pointe ce détail en affirmant que les photographes ont tendance à être esclaves de leur appareil tandis que Moriyama, lui, a su asservir ses appareils. Kazuo Nishii, critique photographique et ami de Moriyama, confirmera cet aspect en affirmant qu’il le suspecte de n’avoir jamais acheté le moindre de ses appareils. Souvent il s’agissait d’engins empruntés à des amis parfois à long terme, parfois pour toujours. Pour Moriyama, l’appareil n’a aucune importance, seule compte le travail du photographe, avant, pendant et après le shooting. Une séquence intéressante nous le montre avec un appareil numérique à la main. Il n’est pas vraiment habitué à ce type de joujou que lui remet le réalisateur du documentaire.
S’ensuit une promenade dans une quartier quelconque pour voir comment Doriyama va réagir. D’abord maladroitement, il s’aperçoit sur l’écran que le résultat est très amateur. Mais passé la période de domestication de l’engin, fouette cocher ! Moriyama est excité comme un gosse, absolument transcendé par cette expérience nouvelle. Les gestes deviennent plus sûrs et les choix esthétiques plus pertinents. Conquis par l’amusement et les possibilités que lui procure le petit appareil numérique, il s’exclamera qu’il lui faut absolument s’acheter le même. Et puis, sans transition, le documentaire nous le montre, le lendemain, se promenant dans une rue avec à la main son Ricoh argentique.
Oui, Moriyama se moque pas mal de l’appareil qu’il se trimballe. Tout cela est une histoire d’instinct et de feu sacré. Il avouera plus loin que la photographie lui donne parfois l’impression de le consumer. Le plus for dans tout ça est que Moriyama n’est absolument pas quelqu’un comme Araki qui cherchera à varier ses approches de la photographie. Il ne s’agit pas de nier non plus une certaine variété à son œuvre, mais il est vrai qu’avec cette technique systématisée du « bure-boke » (sans stabilisation et sans focus) on peut avoir une impression de répétition. Ajoutons à cela que l’homme s’est essayé une fois, en compagnie de Shinoyama, aux photos de nus en studio, expérience qui l’a passablement dégoûté de ce mode de fonctionnement où la technicité, « trop compliquée » selon ses dires, est une sorte de frein à son instinctivité, et qu’il préfère par dessus tout errer encore et encore dans le quartier de son cœur : Shinjuku. A 60 balais, on pourrait croire qu’il y aurait de quoi être blasé mais non, une séquence électrique nous le montre dans le quartier, slalomant entre les passants et shootant dans toutes les positions les cibles dignes d’intérêt :
Ici, Daido prend la peine de cadrer. Ça arrive, parfois, car habituellement c’est plutôt ça :
« Sailor fuku à tribord »
… pour ce résultat :
Moriyama pratique sans aucune vergogne le « hip shot » (déclenchement de l’appareil au niveau des hanches) lorsqu’il s’agit de ne pas être remarqué. Plus généralement, le geste est instinctif, en direction de la cible mais à quelques centimètres du visage, comme se refusant de livrer le viseur à l’œil. Ce n’est d’ailleurs pas celui-ci qui prend la photo, mais bien le corps du photographe. Pour Moriyama, si ce dernier portait le viseur à l’œil, il serait alors trop occupé à cadrer et chercher le focus, ce qui éloignerait alors la photo de la vision spontanée de la scène qui l’a attiré et lui ferait perdre la fraîcheur du moment. Dans ces conditions, on se doute que les photos prises sont loin d’être « parfaites », c’est-à-dire bien cadrées, bien composées et nettes. C’est là toute la marque des photographes du journal PROVOKE – dont Moriyama fit partie, journal photographique avant-gardiste qui, loin des conventions de la photographie documentaire objective, « fit l’effet d’une bombe » (dixit Araki) durant les trois numéros qu’il dura en 1968.
L’absence de toute technicité (au sens traditionnel) permet aussi au photographe de rester dans l’amateurisme et l’anonymat, qualités essentielles de Moriyama qui déplore que le niveau de plus en plus d’amateurs se rapproche des professionnels, rendant ainsi leurs photos « merdiques ». Pas d’idées avant et pendant la réalisation de la photo, juste une concentration sur l’environnement et le fait d’appuyer sur le déclencheur pour se rapprocher d’une vérité. Les photos ne sont pas forcément celles que l’on prend consciemment, en fait, tout se passe comme si c’était l’appareil qui remplaçait la conscience du photographe. Ce dernier ne cherche pas à créer une œuvre mais tout simplement à faire coïncider la réalité fragmentaire du monde avec sa perception du temps. L’image du chien errant convient bien à Moriyama. Durant un lap de temps, il erre au hasard, tournant la tête à la moindre perception, découvrant des images « parfois adaptées à l’œil, parfois à peine perceptibles du coin de l’œil » (Moriyama).
Photo numérique de l’œil de Moriyama, prise par lui-même.
Cette instinctivité impossible à reproduire est par ailleurs symbolisée par le don de Moriyama pour le développement de ses photos. Pour Araki, quand il l’entreprend, c’est comme s’il y « mettait toute son âme », tandis que pour Nishii, il possède une « technique magique ». Une anecdote en dit long sur son haut degré de technicité dans ce domaine. Devant faire une agrandissement d’une photo pour une expo, son équipe envoie au labo le négatif pour la reproduire à l’identique de l’original. Malheureusement, coup de téléphone du labo quelque temps après pour expliquer qu’après nombre d’essais, ils en sont incapables. On se tourne alors vers Moriyama qui doit bien être capable de refaire le développement d’une photo qu’il a lui-même tirée. Mais non, il répondra que cela lui est parfaitement impossible puisque le développement, tout comme la shooting dans la rue, est instinctif, toujours exécuté dans l’instant et voué à ne jamais être répété une deuxième fois.
Il y a de l’instant décisif chez Moriyama, mais cet instant est bien différent de celui d’un Cartier-Bresson. Sur les pas de ce chien errant lors de la fabuleuse séquence centrale du film où on le voit lors d’une promenade nocturne à Shinjuku, on s’aperçoit finalement que tout, absolument tout, de la collégienne au salary man en passant par une affiche sur un mur, peut être considéré comme un instant décisif. Face à un monde présentant une infinité d’images à saisir, le photographe n’a plus qu’à s’y fondre ou, pour reprendre le mot de Moriyama, à se consumer pour la photographie. Que la photo soit ratée ou pas, cela n’a aucune espèce d’importance.
« En tout cas, ces gambettes, interdiction de les rater ! »
Vous l’aurez compris, Near Equal Daido Moriyama est un précieux documentaire sur le dur et beau métier de photographe de rue. On en trouve de larges extraits sur Youtube. Plutôt que de tour balancer, je vous propose celle-ci, de mauvais qualité et mal découpée mais donnant une idée du maître à l’œuvre :
Je sais, cette pauvre vidéo est un peu frustrante mais la bonne nouvelle, c’est que le DVD est dispo en import, pour une bouchée de pain et… sous-titré glaouiche ! Two thumbs up pour l’éditeur Viz Media.
Comme le doc date de 2001, je me demande si, 10 ans après, il travaille toujours en argentique ou s’il est passé au numérique.
D’un côté il n’a pas l’air d’accorder d’importance à l’appareil qu’il utilise (et le numérique pourrait sembler un outil idéal) mais d’un autre côté il y a cette pratique du tirage qui ne trouve pas d’équivalent sur ordinateur…
« Comme le doc date de 2001, je me demande si, 10 ans après, il travaille toujours en argentique ou s’il est passé au numérique. »
Rien n’est moins sûr. Le docu nous montre en tous cas clairement un Moriyama peut-être pas je-m’en-foutiste mais très détaché par rapport à l’objet appareil photo.
« mais d’un autre côté il y a cette pratique du tirage qui ne trouve pas d’équivalent sur ordinateur… »
D’autant qu’on ne l’imagine pas un seul instant en train de cliquer du mulot pour retoucher des photos sous toshop. A-t-il d’ailleurs un ordinateur chez lui ? Rien que ça, je serais curieux de le savoir.
Sacré personnage. Je ne connaissais pas, une vraie découverte pour le coup. Va falloir que je me penche sur le bonhomme, il m’intrigue sévère. J’aime bien ce côté je-m’en-foutiste qui bosse son truc à l’arrache. Super nihiliste dans la démarche. J’aime ! ^^
Content que cette découverte t’ait plu. J’évoquerai très prochainement à nouveau le bonhomme pour une petite chose. D’ici là, hop! une autre vidéo :
Déambulation, bar, déambulation, bar …. pas mal comme plan de carrière….
Quand on voit la face de steak pas cuit d’Araki on comprend effectivement qu’être grand photographe permette largement de boire frais dans la journée.