Sumo (Makoto Kubota)

Bonne idée que j’ai eue samedi de faire un crochet par Nantes, la ville de mon enfance et de mon adolescence, la ville qui, quand j’y pense, a finalement été le terrain qui a vu chez moi les prémisses d’un intérêt pour le Japon, d’abord à travers les mangas. Classique.

Mais à l’époque, s’intéresser à ce style de BD, surtout quand on n’habitait pas à Paris, tenait parfois de la gageure. Sans remonter jusqu’au Cri qui Tue d’Atoss Sakamoto (tout premier fanzine consacré aux mangas), nous étions à l’époque où Akira sortait sans grand succès en kiosque, et c’était tout. Pas de Tonkam à Nantes, mais  il y avait heureusement cette petite librairie à côté de la place Viarme. Spécialisée dans les comics (type de BD qui m’a toujours bien gavé), elle avait tout de même quelques uns de ces mangas traduits en américains – chez Viz Comics – dans des fascicules ridiculement courts. Il fallait s’en contenter et je m’en contentais, séduit malgré tout par ces planches en noir et blanc totalement nouvelles pour moi, tout comme la violence et l’érotisme  qui me changeaient agréablement de la BD franco-belge.

Deux exemples de ces fascicules enchanteurs. Au programme : yakuza hyper violents et scènes de sexe. Merci Monsieur Ikegami!

Et puis, il y avait aussi les numéros de Mangazone, ce fanzine éphémère fait par des amateurs éclairés et qui n’a pas peu contribué à attiser ma curiosité. Bénis soient les rédacteurs de cette revue dont je conserve précieusement les numéros ! Il faudra que je lui consacre un article un jour.

Bref, pour abréger car si je me la joue Rosebud j’ai pas fini, tout cela pour dire que c’est sans aucun déplaisir que je me suis baladé dans cette ville et que je me suis souvenu de mes balades qui avaient souvent pour but les librairies de BD, les boutiques de jeux de rôles, de jeux vidéo et les salles d’arcade (ces dernières évidemment disparues).

Mais arrêtons de nostalgiser et venons-en au fait ! Au détour d’une rue jouxtant la place Royale,  je me suis rappelé l’existence d’une librairie d’occasion, à quelques mètres de la librairie l’Atalante. Elle était toujours fidèles au poste, avec ses étalages de revues, de livres de poche et son étage consacré aux livres anciens et aux bouquins d’art. Une étagère entièrement consacrée à la photographie me tapa illico dans l’œil et je ne mis pas longtemps à dégotter les deux uniques livres consacrés au Japon qu’elle camouflait. Quand il s’agit de donner des coups de truffe dans des étagères poussiéreuses pour dénicher des trucs intéressants, croyez-moi, Olrik n’a pas son pareil. En attendant de parler dans un autre article du second bouquin, je vais donc consacrer quelques lignes pour vous présenter le volumineux Sumo de Makoto Kubota.

Maintenant ça va chier!

Jamais un photographe n’avait approché aussi intimement le monde des sumotori. Les photographies de Makoto Kubota captent en très gros plan l’intensité et la surprenante beauté de ce combat entre titans.

Dixit la présentation à l’intérieur de la quatrième de couverture. N’étant pas un spécialiste des livres de photos sur le monde du sumo, je veux bien le croire. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’agit d’un livre fascinant. C’est en 1996 que Makoto Kubota a eu le privilège de pénétrer avec son appareil dans cet univers. Le résultat de cette incursion ? Ce volumineux livre de 150 pages essentiellement composé de très gros plans. Ceux qui espèreraient admirer des corps effectuer de spectaculaires mouvements en seront pour leurs frais. Ce qui intéresse Kubota, c’est être au plus près de ces corps titanesques, de faire sentir au spectateur leur puissance, leur massivité et l’intensité d’une lutte primitive.

Prises indépendamment, ces photos qui constituent le cœur du livre (une bonne cinquantaine de clichés) n’ont pas toujours un grand intérêt. Certaines sont un peu décevantes, un peu faciles avec leur alibi de la quasi abstraction. Mais considérées dans leur succession, elles créent une sorte de ballet graphique, un flux de mouvements composé de courbes et de volumineuses masses de chair. L’idée est réussie mais aussi un peu gâchée par la mise en page. Je précise ici qu’il s’agit de l’édition française parue chez Chronicle Books (associé au Seuil), édition qui est vraisemblablement la reproduction exacte de la version américaine.  J’ignore ce qu’il en est pour l’édition japonaise mais j’ai trouvé dommageables ces pages blanches qui viennent rompre la belle homogénéité de ces photos baignant dans le noir et qui restituent finalement l’ambiance d’une salle de compétition. Peut-être le but était de stimuler l’attention, pour ma part ça l’aurait plus perturbée. Passons.

Oui, passons.

À côté de ces gros plans de combats, le livre présente des photographies de sumotori dans le quotidien de leur entraînement. On est ici plus dans le photojournalisme mais l’œil de Kubota reste incisif et sait dénicher les détails intéressants et les situations variées. La photo montrant deux sumotoris exténués, à terre, après une lutte que l’on devine interminable, est assez saisissante en ce qu’elle montre par l’effet l’effrayante débauche d’énergie que dépensent ces débonnaires athlètes trop souvent assimilés dans l’esprit occidental à des gros lards.

Les gens sont méchants

Autre photo incroyable : un très gros plan (encore), en noir et blanc, montrant simplement le pied d’un sumotori. On y voit les moindres détails : grains de sable, crasse, sueur, ongles longs et surtout, on sent une redoutable stabilité due au poids de l’athlète. Comme si tout à coup, ces Takanohana, Akebono et autre Musashimaru (prestigieux sumotoris à l’époque où a été fait ce livre) se métamorphosaient en statues de bronze gargantuesques.

La reproduction ici restitue bien imparfaitement l’effet qui se dégage de la photo dans le livre.

On voit rarement le visage, il est vrai que le sumotori est peut-être l’athlète le plus impassible au monde et ce qui frappe avant tout l’œil, c’est la corpulence des athlètes. Mais lorsque Kubota décide de nous en montrer quelques uns, on n’est pas déçu. Au visage épuisé et dégoulinant de sueur d’Akebono, répond le visage lunaire, un peu poupin, de Takanohana plongé dans une intense concentration. Quelques pages plus loin, un autre sumotori toise du regard son adversaire. Le sable qui lui couvre l’épaule montre qu’il est tombé. Mais en tant que vainqueur ou vaincu ? Montre-t-il sa rage d’avoir gagné ou son dépit d’avoir perdu ? On ne le sait pas mais l’expression est intéressante : nous sommes à la frontière entre l’impassibilité légendaire du sumotori et l’expression des sentiments. Celle-ci est complétement résorbée dans ces imposantes carcasses mais arrive parfois à s’en extraire fugitivement, le temps d’un regard qu’a parfaitement su capter l’objectif de Kubota.

On a l’habitude au Japon d’assimiler les sumotori et leurs plus glorieux représentants, les yokozuna, à des demi-dieux. Sans aller jusque là, on sort de ce livre avec l’impression d’avoir un peu partagé des moments de la vie d’athlètes échappant à toute classification, et surtout d’avoir plongé dans un micro univers à la beauté atemporelle. Et à une époque où le monde du sumo voit ses « demi-dieux » semblant prendre plus de plaisir à se commettre dans des scandales qu’à remporter des tournois,  ça fait du bien.

Beaucoup de bien!

Les photos qui illustrent l’article sur le site de Kubota. On y trouve plein d’autres photos du livre.

Lien pour marque-pages : Permaliens.

10 Commentaires

  1. Ce rapprochement te fait vraiment entrée dans l’intime du sumo par sa puissance et la dualité de leur sport. Et pas d’humour graveleux avec la dernière photo et ce que je viens d’écrire, svp ;). Allez pour faire un peu de branlette, on pourrait même dire qu’on ressent la part d’érostime virile à tendance homosexuelle de ces hommes. 🙂

  2. Bizarrement, je me suis abstenu de mettre une légende graveleuse sur la dernière photo, curieux, cela ne me ressemble pas.
    Pour la tendance homosexuelle, hé! va savoir! Cette habitude qu’ont les sumos de se marier à de délicieux petits lots sent un peu l’alibi qui cache quelque chose. Et cette légende qui veut que les Japonaises salivent pour ces athlètes perçus comme des symboles sexuels ne me convainc pas. J’ai posé la question une fois à ma femme, elle a bien rigolé. Non, il y a une couille dans le potage, enfin, je veux dire une anguille sous roche, j’en suis sûr!

  3. superbe la photo du pied! (ça me rappelé ça d’ailleurs: http://download.lavadomefive.com/members/BigClawz/Godzilla1998-Foot.jpg)

  4. J’ai oublié de préciser que le livre fait 35 x 24 cm. Tu peux imaginer combien cette photo rend mieux sur le livre.

  5. Merci pour l’article! les sumos restent une parcelle du cosmos japonais que j’ai toujours du mal à percevoir. Ce livre semble fournir un nouvel angle d’approche aussi esthétique que symbolique.

    Intéressant!

  6. Ouais, je te rejoins sur les sumos. Moi aussi, je trouve ça bizarre. Ces histoires là me fascinent depuis tout gosse. Ma mère qui me disait ils sont vus comme des demi-dieu, ils ont les plus belle femme,… tss, tss y a bien un truc qui se cache là-dessous.

    Dommage que je ne puisse pas voir ta photo Martin mais à voir l’intitulé dans l’adresse, j’imagine la chose.

  7. @ Shinmanga : de rien et bienvenue.
    Si le monde du sumo t’intéresse, il y a un excellent complément à ce livre de photos : Mémoires d’un lutteur de sumo, de Kazuhiro Kirishima, chez Picquier. Instructif, édifiant et touchant à la fois.

    @ID : pour voir la photo de Martin, vire la parenthèse à la fin de l’adresse du lien.

  8. Tombé sur cet article par le biais de celui sur Cartier-Bresson ! En tant que gros fan (ben oui, vu le thème) de sumo, j’adore ces photos. (et entre parenthèse, quelle année fantastique jusque là, qui fait du bien après 2 ans totalement déprimants. Mais no spoiler please, dès fois que, on est en plein basho là;))

  9. Ton commentaire tombe à pic car j’ai une sale manie, celle d’oublier systématiquement les époques où se déroulent les basho. C’est regrettable car c’est vraiment pas faute d’apprécier ce sport. Du coup j’ai un peu décroché. J’ai bien vu l’été dernier quelques trognes à la TV mais je serais bien incapable de donner des noms. Tiens ! Si tu as des tuyaux, des streamings pour voir le basho de Fukuoka, n’hésite pas…

  10. Pas de tuyaux de streaming hélas. Par contre j’en ai un autre, mais je préfèrerais en parler en « privé » si c’est possible.

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