Le jour se levait sur Tokyo, et je lui enfonçais un doigt dans le trou du cul.
Ne vous y trompez par à la lecture du titre et de cette phrase. Faire l’amour de Jean-Philippe Toussaint n’est pas un roman pornographique. Plutôt qu’une histoire d’amour, il s’agirait d’une histoire de rupture, encore que l’un n’empêche pas l’autre. « Nous nous aimions, mais nous ne nous supportions plus », explique le narrateur à propos de sa relation avec Marie. Aussi ce séjour à Tokyo, dans un « grand hôtel de Shinjuku », a-t-il des allures de scellement de cette rupture. Le premier acte sexuel dans leur chambre d’hôtel se transforme en un grotesque fiasco. À d’épisodiques moments de tendresse succèdent des bouffées de violence, verbales (« Tu me dégoûtes », « [je] lui avais dit de fermer sa gueule ») et potentiellement violentes. Le narrateur raconte qu’il est en effet venu au Japon en camouflant dans sa valise une bouteille d’acide chlorhydrique, avec peut-être pour but de finir « dans sa gueule à elle ». Cette petite bouteille, le narrateur la garde dans sa poche, petite voix qui semble lui susurrer qu’il devient urgent que la séparation arrive.
Dans ce contexte mouvementé, le Japon offre un cadre intéressant. Sur le coup, Faire l’amour m’a donné l’impression d’être une sorte de Lost in Translation inversé. On y retrouve certains motifs (un couple, un grand hôtel japonais, une escapade à Kyoto) à la différence que l’on n’est pas en présence d’un couple perdu, noyé par son environnement, et dont l’amour naissant apparaît comme une bouée de sauvetage. Ici, le couple est noyé à cause de sa relation chaotique. Et c’est peut-être Tokyo qui fait figure de bouée, de remède qui peut permettre aux deux personnages de panser leurs plaies et de s’aimer à nouveau.
Ainsi, après le fiasco évoqué plus haut, le narrateur décide, à trois heures du matin, de se rendre à la piscine de l’hôtel. Le voyage est court – un peu d’ascenseur, quelques corridors…- mais suffisant pour apaiser le narrateur. Les détails insignifiants (les « veilleuses aux reflets blanchâtres » dans les couloirs, les panneaux d’issue de secours « EXIT »…), la vue de Tokyo à travers une baie vitrée, la baignade curatrice suffisent pour rejoindre Marie dans le hall d’entrée de l’hôtel, presque comme si rien ne s’était passé.
Intervient alors une sortie au petit matin dans Shinjuku. Dans Lost in Translation, les virées nocturnes dans Tokyo ne posent pas de problème. L’amour naissant permet de dompter, de faire fi d’un environnement électrique qui au début est perçu avec angoisse. Dans Faire l’amour, il n’y a rien de tel car c’est un amour qui s’effrite à vue d’œil, dès que les deux protagonistes sont ensemble :
Nous étions en effet si fragiles et désorientés affectivement que l’absence de l’autre était sans doute la seule chose qui pût encore nous rapprocher, tandis que sa présence à nos côtés, au contraire, ne pouvait qu’accélérer le déchirement en cours et sceller notre rupture.
Dès lors, afin de stimuler leur amour, il faut simuler un éloignement. Cela se fait inconsciemment. On a l’impression que le narrateur s’efforce de tendre son esprit vers des détails pour créer cet éloignement. Évidemment, c’est un peu compliqué et cette ballade matinale vire peu à peu au cauchemar. Petit florilège : le narrateur refuse d’embrasser Marie, il neige alors qu’ils ne sont presque pas couverts (le narrateur patauge dans les mules de l’hôtel), les taxis refusent évidemment de prendre ce couple pour le moins bizarre, ils se perdent, commencent à paniquer, à se regarder en chien de faïence, à s’insulter (le « [je] lui avais dit de fermer sa gueule » déjà évoqué). Tokyo devient une sorte de décor fantomatique qui est comme le témoin impuissant de ce couple qui s’autodétruit. Impuissant ? Pas totalement puisque, cerise sur le gâteau, touche finale à cette équipée de cauchemar, un tremblement de terre intervient. On pourrait le voir comme un symbole de cette destruction conjugale. Mais on pourrait aussi le voir comme une interférence bienveillante, un événement qui les détourne momentanément l’un de l’autre, qui leur permet de se ressaisir et de recréer du sentiment amoureux. Cette dernière expression sonne faux, mais c’est bien de cela qu’il s’agit : une relation amoureuse confuse, qui mêle amour, haine et « doigt dans le trou du cul » en pleine rue, alors que le soleil se lève sur Tokyo pour clôre la fin de la première partie du roman…
Faire l’amour est édité aux Editions de Minuit, dans la collection ordinaire mais aussi dans la collection « double » (6€).