License to live (Kiyoshi Kurosawa – 1998)

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Le dernier plan de Real montrait le personnage principal, Koichi, levant lentement les paupières, sortant ainsi d’un long séjour à l’hôpital dans le coma. On pouvait y voir une fin positive si on n’allait pas plus loin que la simple histoire d’amour avec deux amants pouvant enfin se retrouver (et cette fois-ci pas dans le virtuel), ou négative si, dans le jeu de poupées gigognes à la Inception que propose Real, cette scène n’est qu’une strate de plus que l’on pourrait hésiter à qualifier de réelle ou de fausse. Le visage vide que montre Koichi dans ce plan est un peu comme la toupie d’Inception finalement. Homme réel ou fruit de l’imagination d’un rêveur ? Nous n’aurons pas la réponse.

Dans tous les cas, il peut être intéressant, après le visionnage de Real, de se plonger quinze ans en arrière et de se mater License to Live dans lequel il sera question… d’un jeune homme qui sort d’un coma de dix ans.

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Yutaka et Koichi, deux cousins dans la filmographie de Kurosawa.

Yutaka, renversé à 14 ans par un automobiliste (Murata), a passé dix années de sa vie dans le coma et se réveille donc dix ans plus tard avec un corps d’homme mais un esprit de petit garçon. Entre-temps, ses parents ont divorcé et sont allés mener leur vie chacun de leur côté, gardant dans leur esprit un petit coin d’affection pour leur fils mais en même temps détaché de lui, tourné vers un avenir dans lequel cet enfant au bois dormant n’a pas sa place. Quant à la petite sœur, elle est partie vivre avec un jeune homme qui roule dans un petit bolide rouge et qui est persuadé qu’il n’est guère bon à être autre chose qu’un geek.

On pourrait penser qu’en dehors de cette histoire de coma il n’y aurait finalement qu’assez peu de points communs entre License to live et Real et qu’avec cette thématique familiale le film aurait plutôt une filiation avec Tokyo Sonata. Et pourtant, difficile de ne pas associer ces deux œuvres tant le sort des deux protagonistes et leurs tentatives pour extraire du réel de leur environnement sont similaires. Cela commence par cette impression d’étrangeté que Kurosawa excelle toujours à restituer avec des moyens minimalistes. Quand on parle d’étrangeté, on pensera ici moins aux apparitions terrifiantes de Kairo ou de Retribution (encore que le plan nous montrant dans l’ombre le père de Koichi n’est pas sans lui conférer une aura spectrale, signifiant par là combien il ne fait plus partie du monde de Koichi) que de scènes dans lesquelles les personnages sont écrasés, aliénés par un décor urbain sans âme :

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… disposés au milieu d’un plan surcomposé, anti-naturel :

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 … ou effectuant des actions absurdes ou comme guidées par une force supérieure. Ici une jeune femme en trottinette à essence qui fonce inexplicablement sur un tas de carton :

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Un des motifs favoris de Kurosawa : celui de la chute, de préférence inexpliquée. Un exemple dans Real, celui des barres de fer à la fin qui permettent d’alerter le plésiosaure : en revoyant la scène je me suis aperçu combien cette chute sonnait faux.

… là une chanteuse (même personnage que la fille en trottinette) qui glisse un bout de carton (une carte postale) dans le livre du héros :

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…ce même héros qui se souvient dix ans après du code du cadenas d’une librairie d’occasion ou encore Murata qui revient se venger dans la nuit pour détruire ses biens à la tronçonneuse (il ne supporte pas de voir Yutaka dans un bonheur relatif alors que lui a passé dix années de sa vie à trimer pour rembourser les dettes, payer les frais médicaux du garçon qu’il avait renversé avec sa voiture) :

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Par rapport à ses autres films, nous sommes dans un climat d’étrangeté très discret mais qui suffit à rendre captivantes les tentatives de Yutaka pour donner corps à sa vie en créant du réel et en se tournant vers le passé.

Le temps est un autre des points forts du film. Réveillé lors de ses 24 ans après dix ans de coma, Yutaka est évidemment à la recherche d’un temps perdu. Pris en charge par Fujimori (joué par le toujours excellent Kôji Yakusho), un ami de son père qui tient un petite ferme piscicole, il s’informe d’abord de ce qui s’est passé durant ces dix années perdues (« Ce Tyson était réellement si fort ? »). Après, le passé c’est bien, mais il faut aussi songer à l’avenir et à rattraper le temps perdu, à faire rapidement de Yutaka un homme. Symboliquement cela nous est montré par un art de l’ellipse consommé et des scènes avec un Fujimori traînant un Yutaka peu décidé à obéir.

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Fujimori ira même jusqu’à le mener voir une prostituée. Effectivement, avoir 24 ans et être toujours vierge, c’est un peu déplorable. Mais la tension entre ce que veut lui faire faire Ishimori et ce que veut faire Yutaka est trop grande. Car l’idée du jeune homme est toute simple : vivre dans l’ancienne maison familiale et y ressusciter le petit ranch dont il s’occupait autrefois. Yutaka part donc à la conquête de son enfance, aidé en cela par des personnages (son père, sa mère et sa sœur) qui reviendront le voir et donneront l’illusion d’un passé reconstitué et dont l’acmé sera une très belle scène sur les tatamis, autour de la TV (signalons au passage que cette volonté de reconstituer le tissu familial, le motif de la faillite du père, n’est évidemment pas sans tisser des liens très fort avec Tokyo Sonata).

Passé et présent fusionneront alors et donneront l’impression que la partie est gagnée pour Yutaka. Mais ce n’est pas si simple. Car en parlant de recherche de temps perdu, on peut aussi se demander si ce temps perdu ne pourrait pas être compris, plutôt qu’une évocation du passé, comme un temps vide de sens, absurde. C’est en tout cas l’impression que l’on a lorsque l’on voit Yutaka dans son petit stand de bouffe en train de servir… des verres de lait ! La scène dans laquelle il craquera en comprenant que son père a définitivement rompu avec son passé fera aussi comprendre que sa tentative est vouée à l’échec. Comment faire alors pour être heureux ? En faisant une croix sur son passé. Cela passera par un geste destructeur cathartique. Puis en se tournant vers l’avenir. A la fin, Yutaka prendra la décision de suivre Fujimori et le spectateur ne doute pas qu’il s’agit là de la meilleure décision qu’il soit. Et puis… et puis nous sommes dans un film de Kurosawa et il arrive ce qu’il peut s’y produire parfois, à savoir un événement aberrant, qui a une chance sur un million de se produire mais qui se produit quand même. Il s’agira d’une chute, une nouvelle fois surprenante et répondant lointainement à la chute en vélo du petit Yutaka qui lui a valu dix ans de coma.

Le film nous amène alors dans une scène d’agonie ou Yutaka, juste avant de mourir, demande à Fujimori si tout cela n’était pas un rêve et s’il était bien vivant. Avant qu’il ne ferme définitivement les yeux, son ami lui dira que oui, il était définitivement vivant. Certitude de Fujimori mais, on le voit, incertitude du héros à la Kurosawa pour qui le réel est une source de conflit, de questionnement de soi et de ce qui l’entoure et pour lequel la mort est la seule possibilité pour surmonter les doutes. Et du coup, pour en revenir à Real, on se dit que non, finalement ce n’est pas une si bonne chose que Koichi rouvre les yeux à la fin. Revenir dans le réel… pour douter d’être vivant, à quoi bon ?

Le film pourrait s’arrêter là mais Kurosawa de pousser plus loin ses interrogations avec une ultime scène remplie de potentialités interprétatives. Une de ces scènes que l’on peut détester si l’on n’aime pas les films qui (en apparence) se terminent en eau de boudin. Mais si l’on se souvient d’un petit truc qui s’est produit au cours du film et que l’on cherche à questionner le fait qui nous est soumis, c’est le petit plaisir de voir s’enrichir soudainement le film et d’avoir aussitôt envie de le revoir. Bref, voici la scène : Fujimori se trouve dans la chambre de Yutaka pour y faire du rangement :

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Il y trouve un des livres que le jeune homme affectionnait, l’ouvre et remarque à l’intérieur une carte postale montrant New York :

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Il la retourne :

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Puis c’est le générique.

Le sens ? La carte postale est finalement à l’image de ce que l’on attend du spectateur qui sera prié d’y inscrire l’interprétation de son choix. Rappelons ici que cette carte postale est évidemment celle que la chanteuse a insérée plus tôt dans le livre. Lorsque l’on sait combien les femmes en robes rouges sont présentes dans la filmographie de Kurosawa (notamment dans ses films de fantômes), on se dit qu’il y avait quelque chose à la base qui clochait dans cette scène musicale, tout comme la scène de rencontre entre Yutaka et le jeune femme, avec sa curieuse chute en trottinette. Si l’on est enclin à penser que les forces surnaturelles sont partout dans l’univers de Kurosawa, y compris dans un film comme Tokyo Sonata, alors cette jeune femme en robe rouge et la carte postale qu’elle insère dans son livre peuvent être vu comme le signe d’un destin scellé par une force fantastique, destin qui s’achèvera par cette mort plus qu’inattendue évoquée plus haut. Dans cette idée, montrer à la fin la carte postale aurait pour but que le spectateur se dise : « que serait-il arrivé s’il n’y avait pas eu cette carte postale ? ».

Mais on peut bien sûr y voir d’autre chose. On parlait de temps perdu, c’est un peu la même chose mais cette fois-ci un temps perdu du côté de l’avenir. La jeune chanteuse avait avoué à Yutaka son désir de faire carrière à New-York. Que cette carte, qui évoque donc un avenir à construire, se retrouve dans un livre personnel de Yutaka inscrit dans le passé fait sens. Mais un sens évidemment ironique et amère. Cette carte, c’est l’avenir que Yutaka s’apprêtait juste à construire en compagnie de Fujimori. D’une certaine manière, il s’apprêtait à la remplir au verso avant que n’arrive la tragédie. Yutaka devient alors l’homme au passé perdu mais aussi à l’avenir qu’il aura juste effleuré du doigt, tout ancré qu’il était dans un faux présent qui lui a donné l’illusion du rêve.

Enfin, on peut y voir une autre interprétation (mais sûrement pas la dernière) : cette carte est le cadeau d’une jeune femme, belle, sans doute du même âge que Yutaka. Un peu dans le même ordre d’idée que la précédente interprétation, la carte devient le symbole des possibilités perdues, mais des possibilités plus sentimentales. Dans cette histoire d’un personnage disposant du corps d’un vigoureux jeune homme mais ayant l’esprit d’un garçon, la rencontre avec la jeune femme est le seul moment où l’on se dit que Yutaka pourrait échapper à cette vaine quête du passé justement en tombant amoureux de cette fille, moyen de construire quelque chose d’autre que ce qu’il a connu étant enfant. Ne reste de cette liaison naissante qu’une carte postale vide, un objet sans maître, une carte-fantôme qui contredit l’assurance de Fujimori lorsqu’il assurait que Yutaka était bien vivant. A-t-il bien existé en fait ? On reste à la fin sur un goût de « rien qu’un rêve » à la Schnitzler. Pour un peu on souhaiterait une suite qui nous expliquerait qu’il n’est pas mort de son ultime accident, qu’il est en fait toujours dans le coma, qu’il s’appelle en réalité Koichi et qu’une amie d’enfance, Atsumi (qui ressemble d’ailleurs au personnage de la chanteuse) va utiliser un moyen technologique pour le sortir des limbes…

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License to live est un grand film qui, pour ceux qui ont ressenti un brin de déception au visionnage de Real, pourra combler leurs attentes on offrant ce je ne sais quoi qui manquait à Real. Peut-être un humour discret qui n’a parfois pas été sans me faire penser à Kitano.

8/10

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