Nettoyage du filtre polarisant avec le produit de nettoyage et le papier micro-fibre achetés à Yamada Denki… 🗹
Vérification que les cartes mémoires ont été allégées et disposent d’assez de place pour l’après-midi… 🗹
Chargement au max de la batterie principale et des deux de secours… 🗹
Petite serviette toute propre pour s’éponger la frime en cette rude journée d’été… 🗹
Vidage de la vessie et des intestins… 🗹
C’est bon, je peux y aller.
Je place le reflex dans sa sacoche, je mets dans le sac-à-dos la bouteille d’eau laissée plusieurs heures dans le congélateur et qui s’est transformée en gigantesque glaçon (permet d’avoir de l’eau glacée durant toute l’après-midi tout en sentant sur son dos un cataplasme rafraîchissant) et je quitte le salon de la maison belle-parentale où femme et enfants sont plongés dans des occupations bien moins graves que de vérifier le bon usage d’un reflex numérique.
— J’y vais… ne m’attendez pas.
Sur le ton du rōnin quittant son aimée avant de se rendre à un massacre dont il a peu de chances de revenir vivant. Sauf que là, tout le monde s’en fout. Les gosses sont dans Mario Kart avec une garigari au bec, tandis que Madame est devant la table basse, occupée à feuilleter un magazine féminin. Dans la pièce, pour le bien-être de ses petits-fils, Bachan a mis la clim. Il fait délicieusement bon. Rester pour farnienter, poursuivre ma lecture de Michel Strogoff (rien de plus exotique au milieu de la touffeur japonaise), alternant toutes les demi-heures le café instantané avec une glace, il n’y aurait rien de honteux. À quoi bon aller dans le centre-ville pour déambuler sur l’asphalte brûlante du centre-ville afin de prendre des photos ?…
Mais je parviens à me ressaisir, l’appel du street shooting surpassant celui de la garigari dégustée sur les tatamis. J’enfile mes sandales, je sors de la maison et monte sur le destrier qui me mènera à une nouvelle bataille. Bon, le destrier en question est un simple vélo de ménagère, avec le petit panier métallique sur le guidon pour transporter des vivres, mais ce n’est pas grave, l’objet fait tellement partie du rituel qu’il tend à devenir une sorte de compagnon vivant. C’est tout juste si, avant de partir, ne me prend pas l’envie de lui donner un picotin d’avoine ou de choper le tuyau d’arrosage posé à deux pas pour le rafraîchir avant de lui lustrer le poil avec une serviette. Mais l’heure tourne et la bataille de Tachibanadorinishi n’attend pas. Le quartier du centre-ville est à vingt minutes en vélo, vingt minutes à pédaler doucement, à profiter de la brise afin d’arriver le corps à la fois reposé et alerte, prêt à affronter une multitude d’adversaires.
Sans conteste, le street shooting a été le virus le plus enivrant que j’ai pu attraper durant ma vie. Et comme la plupart des virus, il a fini par me quitter. Mon dernier séjour au Japon a été bien plus tranquille sur le plan photographique, mais pour les neuf autres, c’était une obsession de tous les instants. Images, images, images scande Lou Reed dans l’une des chansons de son album hommage à Andy Warhol. Aligner dix, vingt, cinquante, cent, deux-cents photos en quelques heures et regagner ses pénates, la besace pleine de prises qu’il allait falloir méticuleusement trier. Le tout sans effusion de sang, en dépit de cette appellation de street shooting, mais non sans affres physiques. Pas non plus que des victimes mécontentes de s’être fait tirer le portrait sans autorisation aient parfois protesté de brutale manière. C’est juste qu’un jour, j’ai été frappé de ce que les médecins nomment « diplopie binoculaire ». Quasiment du jour au lendemain, je me suis à voir double. Cool, ça ! Une double rasade de Japon à photographier ! Sauf qu’en fait non, en fait de cool, c’est surtout la gerbe et l’angoisse. Moi qui suis de toutes les expériences pour peu qu’elles soient neuves quand je me trouve au Japon, j’ai pu ainsi connaître celle de me rendre à l’hôpital de Shinjuku pour un IRM cérébral. Examen qui n’a rien trouvé de grave (AVC, tumeur, sclérose en plaques et autres drôleries), diagnostic encourageant confirmé par un autre IRM effectué quelques semaines après, en France. On n’a jamais connu la cause. Mais le fait que par la suite j’ai connu deux autres épisodes de ce type dans des circonstances où la vue avait été mise à rude épreuve, je me dis que l’overdose de street shooting a peut-être été un facteur décisif lors du premier incident. Avoir toujours l’œil droit dans le viseur avant de le quitter brutalement, l’obligeant à s’adapter à un autre espace visuel pour y scruter les moindres recoins afin d’y trouver une nouvelle proie, pas étonnant qu’à la longue, un des minuscules muscles oculomoteurs se soit grippé et ait décidé de se mettre en grève.
Mais cet incident mis à part, c’est assez inoffensif que de pratiquer la photographie de rue au Japon. Après, j’imagine volontiers que le faire à Kabukichō, à la manière de Bruce Gilden, c’est-à-dire en shootant à bout portant en pleine gueule avec le flash, c’est peut-être le meilleur moyen de se voir invité par un mec en costard et en ray-ban à le suivre dans une ruelle sombre pour faire autre chose qu’une partie de hanafuda. D’ailleurs, je me souviens avoir vu Daido Moriyama lui-même dans un documentaire, prendre des photos à Kabukichō en toute discrétion, arguant que dans ce type de quartier, mieux valait ne pas trop se faire repérer. D’où son usage du hip shot, la photo prise avec l’appareil au niveau des hanches, avec souvent l’assurance d’avoir un cadrage et un focus foireux. Pas toujours la gloire, mais d’un autre côté, cela permet un hasard pas déplaisant surtout quand, prenant le temps de regarder le résultat sur l’écran numérique, on s’aperçoit que la composition est équilibrée, le focus fait sur le premier plan et non sur l’arrière-plan, et l’inclinaison pas trop prononcée, donnant juste ce qu’il faut de dynamisme pour restituer une photographie de rue en mouvement. L’essentiel de ce genre de déambulation est pourtant constitué de pauses pour prendre le temps de cadrer dans le viseur avant d’appuyer sur le déclencheur, mais quand le bitume est écrasé de lumière et que l’on peut se permettre une grande vitesse d’obturation pour un ISO acceptable, alors on peut tenter le shoot en marchant. Ça donne un côté agent du KGB faisant le coup du parapluie bulgare à un passant, c’est assez grisant. Et le droit à l’image, dans tout cela ? Si la question effleure parfois ma conscience, la réponse est invariablement la même : au-delà de se rapprocher d’une photo réussie, le but est juste de ramener en France des condensés d’humanité que j’ai croisés – un peu comme un lépidoptériste rapportant de précieux coléoptères – et à placer dans l’album de mes précieuses déambulations au Japon.
Il y a en effet de la chasse aux papillons dans cette frénésie déambulatoire qui donne à mon trajet dans le centre-ville de Miyazaki la même complexité qu’une partie de Nibbler, vieux jeu d’arcade dans lequel un serpent doit manger des pastilles disséminées dans un labyrinthe. Pas besoin de fantômes comme dans Pac-man, il est son propre danger puisqu’au fur et à mesure qu’il engloutit les pastilles son corps s’allonge et, comme il est bien entendu que le serpent ne doit pas se mordre la queue, il faut souvent faire preuve d’adresse en fin de partie pour gober l’ultime pastille, alors que le corps de Nibbler occupe les deux tiers du labyrinthe. En fin de partie de chasse aux papillons, le trajet ressemble à ceci :
Bien sûr, il n’est pas immuable, le terrain de jeu offrant une multitude de variations et de répétitions. Comme on n’est pas dans un jeu vidéo, pas de risque de me mordre la queue (et puis, au milieu de gens aussi policés que les Japonais, ça ferait désordre). Le circuit se fait au hasard, au gré d’une envie ou d’un détail aperçu au loin et qui me fait bifurquer dans une direction. Migi, hidari, migi, migi, hidari… ce qui compte, c’est d’être en mouvement. Il y a bien sûr la technique de se poster à un point fixe et d’attendre, mais je trouve plus plaisant d’espérer la bénédiction du hasard, en me permettant de cueillir au beau milieu d’une marche le sujet S, à un instant T et au lieu L.
Parfois, on a le temps de voir venir le S, le T et le L. Attendant devant le passage piétons du carrefour principal, j’aperçois, de l’autre côté, une jeune femme aux cheveux châtains et aux jambes fuselées comme celles des personnages féminins de Leiji Matsumoto. La bouteille d’eau glacée dans le dos permet de garder la température à un niveau raisonnable. Je regarde l’écran du reflex : c’est bon, la vitesse d’obturation est bien réglée. C’est alors que le feu passe au vert et que retentit Tōryanse, la mélodie pour indiquer aux aveugles qu’ils peuvent traverser. Une berceuse, d’ailleurs. Mais pour moi, s’agit pas d’être aveugle et encore moins de dormir. Je reprends la marche et me dirigeant vers la sylphide matsumotesque. Dieu qu’elle semble belle ! Sa démarche déliée fait voler sa chevelure et chacun de ses pieds semble faire fondre l’asphalte (qui n’avait pourtant pas besoin de cela). Aurai-je la capacité à réprimer des tremblements nerveux au moment d’appuyer sur le shutter ? Surtout, est-ce bien raisonnable de faire tomber mon dévolu photographique sur cette créature plutôt que la ménagère rondouillarde de plus de cinquante ans que j’aperçois à côté d’elle ? Mon goût pour la beauté n’est-il pas le moyen pour moi de cacher que, finalement, je ne suis que le gaijin pervers de service ? Mais à chaque fois une voix intervient pour lever mes doutes. Non, tout cela n’est pas de la perversité, mais de l’art. Si, si ! Car après tout, cette belle enfant qui se rapproche, n’est-elle pas une Cosette japonaise des temps modernes, perle échouée au milieu d’un hideux univers urbain tout d’asphalte, de béton et de câbles ? Le contraste est saisissant et, une fois que la photo sera convertie en noir et blanc, rectifiée, affinée, recadrée, je tiendrai là un chef-d’œuvre à la Garry Winogrand. Et puis bon, c’est pas non plus comme si je faisais dans la tosatsu, merde !
La Maetel en mini-short n’est plus qu’à dix pas. Comme le street shooting s’apparente à la chasse, j’ai développé des facultés particulières, mon odorat est devenu aussi aigu que celui d’un akita inu. Si je perçois ainsi une odeur de sueur âcre émanant des piétons qui marchent à côté de moi, je puis aussi fort bien détecter une odeur se trouvant à dix pas. Or, aucune odeur désagréable n’émane de Maetel. Les bijins sont des animaux extraordinaires, incapables de diffuser la moindre mauvaise odeur alors qu’il fait 40°C à l’ombre ! Et revanche, alors qu’elle se rapproche, je détecte une autre fragrance. Je tressaille. Je la reconnais fort bien. Elle émane d’un parfum. De Shiseido. Il se nomme Madama Butterfly ! Parlez-moi de coïncidence : je parle d’aller à la chasse aux papillons avec mon reflex et je tombe sur un sujet s’aspergeant de Madama Butterfly ! Car mon odorat est formel : je détecte la prédominance de rose et de note fruitée accompagnée d’un soupçon d’iris, de sucre et d’une note finale de violette. Tout cela est divin et me fait tourner la tête. Mes pognes sont saisies de tremblements nerveux, je sens que je vais foirer la photo ! C’est à se demander si les bijins n’ont pas un mécanisme de défense olfactive comme certains animaux. Le putois excrète une sale odeur, la bijin diffuse du Madama Butterfly pour troubler le photographe aux sens aiguisés et lui faire rater sa photo. Habile, mais ça ne prendra pas. Du moins, pas cette fois-ci.
Comme je vais prendre la photo au jugé, en marchant (plus par un belly shot qu’un hip shot), je me concentre sur la position du sujet et l’angle de mon reflex – j’ai trop tendance à le surélever, donnant à la composition une allure transversale avec un arrière-plan proéminent, écrasant le sujet sur la bordure inférieure. Mais soudain, stupeur ! Maetel lance un regard furtif dans ma direction avant de regarder devant elle, un sourire discret, consciente de mon but.
C’est un peu ma malédiction. Comment prendre en toute discrétion des photos quand on est un étranger d’un mètre quatre-vingt-cinq dans une ville comme Miyazaki, c’est-à-dire une ville qui ne grouille pas de gaijins en goguette ? J’ai beau essayer de me faire petit, toute ma personne crie ma gaijinitude. D’autant que ladite personne est en short, en sandales et affublée d’un t-shirt représentant Golgo 13. Après, j’ai toujours trouvé cool d’acheter et de porter un T-shirt Golgo 13. C’est quand même plus mature qu’un T-shirt d’Anpanman ou Doraemon, quoi ! Mais, à la réflexion, est-ce vraiment si mature ? Alors que je tape ces lignes en portant un T-shirt Kyojin no hoshi (je suis probablement le seul en France à en avoir un dans sa garde-robe), j’ai un doute. Mais comme il s’agit de shooter, l’habit reste raccord, à défaut de me rendre discret.
Bref, la bijin m’a gaulé, mais ce n’est pas grave. Comme je l’ai dit, elle se remet à regarder devant elle, avec même un petit surplus de grâce étudiée. Ça arrive parfois, le sujet soupçonne le cliché pris en passant mais, loin d’en être gêné, donne de sa personne pour offrir une pitance de qualité à la carte mémoire de mon appareil. Il s’en faudrait de peu pour que ma bijin se mette à marcher comme Miki Ehara dans un défilé de Yohji Yamamoto ! En tout cas, la voilà déjà à quatre pas de moi, et le moment est venu d’appuyer sur le déclencheur. Au jugé, je darde mon objectif vers la fille. Trois pas… deux… J’appuie. J’entends le déclencheur qui s’actionne trois fois (toujours se laisser un choix pour une prise en mouvement). C’est d’ailleurs une chose qui parfois n’était pas sans m’inquiéter : les passants pouvaient-ils, eux aussi, percevoir le bruit et comprendre que je venais de leur tirer le portrait sans leur permission ? Dans le brouhaha d’une ville, normalement, rien de plus déraisonnable comme pensée. Mais je me souviens qu’un jour, après avoir shooté dans les mêmes circonstances deux jeunes femmes ressemblant fortement à Chieko Baisho et Ayako Wakao, j’avais perçu, alors que je finissais de les croiser en passant tout près d’elle, un « Oh ! shashin ! » venu de l’une d’elles qui m’avait donné à penser que le bruit du shutter avait été perçu. Du coup, actionner le déclencheur me fait le même effet que le bruit du chien d’un colt, actionné par un cowboy dans une situation où il doit être discret. Plus tard, après un Nikon, un Canon et un Fuji, j’opterai pour un Panasonic qui, en plus du traditionnel obturateur mécanique proposerait un obturateur électrique parfaitement silencieux. Plus apaisant pour mon cœur (tiens, ça me fait penser au Cœur révélateur, de Poe, dans lequel un personnage est persuadé d’entendre les battements du cœur du vieillard qu’il veut assassiner dans la nuit), mais finalement plus décevant en termes de sensation. De toute façon, le photographe est rarement content de son matériel, il y a toujours un détail perfectible.
Dans tous les cas, vais-je être content du cliché de Maetel ? Les dernières notes de Tōryanse retentissent tandis je finis de traverser le passage piétons. Je regarde alors le résultat sur l’écran de l’appareil : le jugé semble avoir bien fait les choses. Le soir, devant un écran ordinateur, la photo fera partie de celles qui ne seront pas supprimées. Elle ne sera pas pour autant mise sous cadre ou imprimée. Ce que j’ai voulu faire de mes photos a toujours été nébuleux, entre en diffuser quelques-unes sur le net ou la tentation d’en faire de modestes photobooks. Au bout du compte, elles dorment dans des dossiers parfois constitués d’un nombre déraisonnable de gigas de données. Parfois, je m’y replonge, la plupart du temps pour retrouver une photographie précise, quête qui ne va pas toute seule et qui m’oblige à passer en revue une légion de dossiers, me faisant redécouvrir certains endroits oubliés, me faisant revivre certaines journées, certaines déambulations. Si, avec le recul, les défauts techniques de certaines photos me sautent aux yeux, je m’aperçois que cela n’a guère d’importance. Prendre ces clichés, au-delà du plaisir à capter des images un minimum abouties, intéressantes, était avant tout le moyen de me fondre dans un temps et un espace, d’accentuer le plaisir que je ressentais à les occuper. Délesté des obligations familiales, je me fondais dans un univers à explorer, avec toujours de nouvelles découvertes. Que ce soit concernant les personnes que je croisais ou tel élément du décor (une pancarte que je n’avais pas remarquée, un objet, un chat, un graffiti… comparativement à un centre-ville d’une ville française, celui d’une ville japonaise semble toujours se renouveler). C’est aussi un ludisme qui serait à rapprocher de celui ressenti lors de longues sessions de jeux vidéo, les mains crispées non autour d’un reflex mais autour d’une manette, les heures défilant sans que l’on s’en rende compte, les yeux obstinément rivés sur le décor en mouvement d’une aventure où je ne cesse de croiser des ennemis à vaincre. Ici, c’est moins Nibbler qui s’impose qu’un jeu en monde ouvert ou un jeu de rôles dans un univers délimité. Parfois, on peut marcher trente, cinquante, cent pas sans adversaire (c’est-à-dire sans cible à capter photographiquement) et puis, l’instant d’après, on va de surprise en surprise tous les cinq pas, apportant à chaque fois son lot de contentement… et d’XP :
Lors d’une promenade dans ton quartier, un gamin te montre le grillon encore vivant qu’il tient dans sa main. Tu gagnes +10 en « connaissance du monde animalier » et +10 en « photographier l’enfance ».
Lors de l’Erekocha Matsuri, au milieu de la foule tu tombes sur un groupe de cinq jeunes fées qui, spontanément et sans s’arrêter, t’offrent une orgie de « peasu » et de sourires toutes dents dehors. Tu gagnes +20 en capital sympathie, ton allure de gaijin dégingandé affublé d’un t-shirt Golgo 13 n’étant sans doute pas étrangère à cette réaction spontanée.
Au milieu de la foule dans Harajuku, tu tombes sur un célèbre musicien américain que tu admires. Maladroitement, tu lui demandes la permission de lui tirer le portrait, ce qu’il accepte. Rapidement, sans réfléchir (pour ne pas non plus l’importuner), tu t’exécutes. Le cliché te donne pleinement l’impression d’avoir gagné ta journée. Tu obtiens +100 en expérience et +30 dans la compétence fan boy.
Etc. Contrairement à Dragon Quest, il n’y a pas de dragon à vaincre pour clore la quête. On peut toujours rêver de la photo parfaite qui serait un accomplissement mais, au-delà de la qualité, parfois heureuse, souvent incertaine, cette quête est avant tout affaire d’immersion et de stimulation. Sa seule fin serait la lassitude, un « à quoi bon ? » qui ôterait le sel, le piquant ressenti lors de ce geste tout simple consistant à appuyer de quelques millimètres le doigt sur un déclencheur. Lors de mon dernier séjour, j’ai pu gravir un dragon nommé mont Fuji. J’avais, enfouie dans mon sac-à-dos, la sacoche où se trouvait mon hybride Panasonic. Mais il s’est avéré plus difficile de combattre la flemme d’avoir à le sortir que de gravir la montagne jusqu’à son sommet. Pour prendre des photos, je me suis contenté de mon smartphone. Pas de shutter ici, juste une icône à toucher sur la surface lisse de l’écran. Et je m’en suis finalement contenté tout le long du mois qui a suivi parce qu’il n’est pas désagréable non plus de marcher avec une certaine liberté, sans avoir tout le temps les mains accrochées à un appareil, la nuque entourée de la petite sangle. On est davantage dans l’état d’esprit du promeneur solitaire à la Rousseau, ou plutôt de l’homme qui marche façon Taniguchi.
L’homme qui marche, et non qui chasse. Oui, l’expression street shooting est finalement la meilleure pour restituer l’expérience de la photographie de rue. Et pour s’exprimer, il lui faut la matérialité de ce bouton et du bruit mécanique qu’il engendre quand la pulpe de l’index parcours un ou deux millimètres, mouvement infime auquel s’associe la brièveté de l’obturation. 1/125s, 1/250S, 1/400s, 1/600s, à chaque fois un battement de paupière durant lequel l’obturateur s’écarte pour laisser la lumière entrer avant de revenir à sa place. Ce qui, à la réflexion, contredit cette idée de chasse. On ne lance pas un trait lumineux vers une cible pour saisir son image, c’est la cible qui envoie la lumière de son image pour que cette dernière soit recueillie par le capteur… ce qui signifierait… que le shooting n’est pas celui que l’on imagine. Le photographe de rue ne shoote pas les autres. Il appuie sur le déclencheur pour être shooté par leur image. Et quand je pense à la griserie qui a pu parfois me saisir lors de mes ballades photographiques, il y a lieu de rattacher l’expression davantage aux paradis artificiels qu’à la chasse.
Restons-en sur cette syllepse. Mon appareil dort dans sa sacoche, dans un coin de mon bureau. En revanche mon smartphone est sur mon bureau, à portée de main, indispensable, rayonnant dans ses heures de gloire. Mais sa dérisoire restitution sonore du déclencheur ne me trompe pas. L’ivresse du shooting n’est pas la même et je sais, qu’un jour, mon Panasonic, reprendra du service pour partir à l’assaut enfiévré d’un labyrinthe de rues où je shooterai autant que je serai shooté.
Une belle ombrelle rose et dentelée passe à toute vitesse devant toi alors que tu es sur un banc, occupé à manger pot de glace à la vanille de marque Meiji. Tu as juste le temps de saisir ton reflex et de la prendre en photo, regrettant que la composition propose peut-être trop d’éléments inutiles (bus, cheveux au vent, mini short, jambes fuselées, talons aiguilles…). N’importe, c’est une belle photo d’ombrelle. Tu gagnes +30 dans la compétence « photo d’objets en mouvement ».