Senses (Ryusuke Hamaguchi – 2015)

Jun, Sakurako, Fumi et Akari. Quatre femmes, quatre amies, un seul bloc. Et pourtant lorsque l’une d’entre elles décide de disparaître à cause d’un divorce pour lequel elle n’arrive pas à obtenir gain de cause, la belle cohésion commence à s’effriter. Le quatuor devenu trio ne parvient plus à trouver le centre de gravité qui lui permettait de se soutenir. Sans parler de la cohésion de leur foyer respectif qui elle aussi commence à battre de l’aile…

Assurément, le distributeur de Senses n’est pas un pleutre. Je distribue un film japonais de 5H17, même pas peur ! Et en trois tronçons encore, en proposant aux jobards ce concept fumeux du « film-série » en cinq épisodes correspondant chacun à l’un des cinq sens, du coup il faudra raquer trois fois pour voir le film complet ! Cela sans même reprendre le titre original, Happy Hour qui, en jouant sur un malentendu, aurait pu faire venir les cinéphiles alcooliques (qui sont plus nombreux qu’on le pense). Au lieu de cela nous avons un fade Senses, encore que le titre soit cohérent par rapport au contenu, à condition de le prendre au sens large, celui renvoyant à la capacité à saisir notre environnement, en particulier celui lié aux êtres qui le composent, inutile de chercher précisément des renvois aux cinq sens. Sinon, pour Happy Hour, j’avoue ne pas saisir du tout l’allusion. Possible que cela soit ironique après tout, il y a une scène dans un café qui est tout sauf « happy ». A noter d’ailleurs que les personnages sont très souvent attablés autour d’un verre).

Bref, sans doute est-il dommage que ce film soit proposé sous ce format. En deux parties, comme pour Shokuzai en son temps (d’ailleurs diffusé par le même distributeur), cela aurait été évidemment bien mieux. Et l’on rêve de ce qu’aurait été une sortie unique, avec un marathon d’images dépassant le contemplatif Eureka d’Aoyama. Ayant eu la possibilité de ne pas attendre les sorties prochaines de la deuxième puis de la troisième partie (les 9 et 16 mai prochains), j’ai hésité à entreprendre le visionnage in extenso en une seule fois avant de me raviser. C’est le genre de film pour lequel il faut tout de même être d’attaque et comme je sentais poindre la fatigue au bout de deux heures, j’ai préféré écourté le visionnage et voir l’objet en trois fois plutôt que de gâcher le plaisir. Mais une autre fois, pour sûr, je crois que je tenterai l’expérience car le film doit certainement gagner en épaisseur lorsque le spectateur décide de se plonger sans retenue dans le quotidien de ce quatuor de femmes..

J’ai donc effectué une sorte de premier contact avec le film. Contact qui peut être suffisant pour y trouver du plaisir, mais qui ne peut se suffire si l’on désire saisir toutes les subtilités liées aux personnalités et aux rapports entre elles. Nous sommes dans un univers à la Kore-eda, mais à travers une approche encore plus dépouillée et laissant la part belle à l’étirement narratif. Se réclament de Cassavetes (le film est conçu comme une version féminine de Husbands), Hamaguchi propose en effet un cinéma interprété par des acteurs inconnus (en réalité des amateurs rencontrés lors d’un atelier) permettant de retrouver une fraîcheur originelle. Les acteurs ont sûrement moins de cordes à leur arc que d’autres plus chevronnés (Hiroshi Abe ou Kirin Kiki chez Kore-eda par exemple) mais qu’importe : l’effet de réel et leur manière de jouer sont suffisants pour se sentir proches d’eux et permettre d’enquiller (quasiment) sans sourciller les cinq heures. Il faut dire aussi que Hamaguchi ne s’est pas gouré lorsqu’il a fallu choisir les quatre actrices qui allaient interpréter le quatuor d’amies. Que le festival de Locarno ait donné le prix de la meilleure interprétation féminine à l’ensemble des actrices est tout ce qu’il y a de plus cohérent. Elles sont toutes sublimes et constituent un échantillon d’humanité universel. Physiquement, ce ne sont pas les actrices parfaites plus ou moins idols que l’on a l’habitude de voir. Et pourtant, belles, elles le sont (et Hamaguchi sait parfaitement capter cette beauté et la lumineuse aura qu’elles peuvent parfois dégager). Et quand elles se mettent à parler pour livrer aux autres leurs sentiments, on obtient ce qui a fasciné Hamaguchi chez Cassavetes, à savoir cette impression d’être face à des êtres plus réels que ceux que l’on croise dans la « vraie vie ».

Autant dire que pour peu que l’on apprécie les films lents et faisant la part belle et de longs dialogues, on a rapidement l’impression d’être en bonne compagnie et les cinq heures se mettent à défiler très vite. Parfois, une petite voix vous chuchote : « mais est-ce si intéressant ce que je regarde là ? Ne suis-je pas en train de perdre mon temps ?». Et pourtant, rien à faire, vous êtes scotché. Paradoxalement il existe une version courte de deux heures mais je ne suis pas sûr qu’elle permette autant de s’immerger dans les rapports humains qui sont longuement tissés. Et il est du coup très possible d’y avoir un autre rapport au temps et de ressentir plus vivement l’ennui. Pour la version longue, on pourra trouver excessif l’étirement de certaines scènes, comme l’atelier auquel participent les quatre femmes lors de la première heure, ou la lecture de la nouvelle par l’auteure lors d’un rencontre littéraire. Et pourtant, au-delà de leur aspect lénifiant permettant au film de mettre le spectateur au rythme du film, il faut bien reconnaître aussi que ces scènes sont cruciales pour bien saisir le propos du film et que leur longueur peut être justifiée.

Lors de l’atelier, les participants doivent effectuer des exercices permettant de saisir l’autre, de fondre les individualités en un collectif basé sur une parfaite compréhension de l’autre. C’est finalement ce qu’est notre quatuor d’héroïnes, du moins ce qu’elles pensent constituer car dès que la pierre angulaire du quatuor s’évanouit dans la nature (Jun, celle qui mis en relation ses trois amies et qui a permis la constitution de ce groupe très soudé), tout s’effondre. Les dissensions ne tardent pas apparaître. Akari, l’infirmière un brin revêche, se fâche d’abord avec Sakurako, la mère au foyer timide et délaissée par un mari accaparé par son travail. Et puis, en retournant chez elles après une soirée ratée, c’est Sakurako qui laisse symboliquement sur le quai du métro Fumi, afin de commettre un adultère avec un jeune homme rencontré plus tôt dans le film. Le spectateur comprend alors combien cette cohésion, cette communion basée sur des atomes crochus est loin d’être parfaite. Et c’est cette imperfection qui rend le film passionnant à suivre. Le film aurait été parfaitement ennuyeux si les rapports entre les femmes avaient été limités à une idylle parfaitement heureuse. Au-delà de la lumière que les quatres femmes dégagent spontanément, il y a des zones d’ombre, zones qui tendent à proliférer et à contaminer leur foyer respectif. Dans Senses, il y a est très souvent question de solitude, de divorce, de tromperies ou encore de lâcheté (le mari de Sakurako qui s’esquive lorsqu’il s’agit d’aller présenter des excuses à la famille de la jeune fille engrossée par leur propre fils). Sans que cela débouche pour autant sur un discours exclusivement féministe, prenant fait et cause pour les quatre héroïnes. Que Hamaguchi ait songé à un moment d’intituler son film Brides (en écho au Husbands de Cassavetes) mais qu’il ne l’ait pas fait témoigne peut-être de son envie de ne pas trop orienter l’interprétation du côté des femmes. Car si les hommes sont assez peu sympathiques, donnant envie au spectateur d’être du côté des femmes, ils ont tous à un moment une fêlure (les maris de Fumi et de Sakurako) ou un état de grâce (l’ex mari de Jun, étonnant lors de la séance de lecture puis dans la « sad hour » juste après) qui relativise totalement la perception que l’on a d’eux et l’envie d’être du côté de leurs femmes.

Ces dernière pourront alors paraître moins sympathiques, transformation qui achèvera de démontrer combien il peut être difficile, pour ne pas dire impossible, de trouver un centre de gravité à une amitié dans un monde où la nuance et le mystère composant les êtres sont perpétuels. Quelle que soit la perception qu’en aura le spectateur à la fin du film, il est en tout cas très probable qu’il ressentira un jour l’envie de se replonger dans ce bouillonnement humain pour mieux en saisir les subtilités. A mois que, ayant après tout lui aussi profité en temps réel de l’atelier et des diverses expériences des héroïnes, il essaiera lui aussi de mettre ses sens en alerte afin de trouver le sens de gravité dans sa vie.

Senses est évidemment un film expérience à ne pas rater.

8,5/10

Lien pour marque-pages : Permaliens.

2 Commentaires

  1. Vu aussi en une fois et je ne me suis pas ennuyé une seconde (ok je n’ai pas vraiment écouté la lecture de la nouvelle mais il se passait beaucoup de choses en parallèle).
    Le portrait de ces femmes est vraiment admirable et ces quatre visages et ce qu’ils racontent restera inoubliable.
    Mais j’ai surtout vu des gens affreusement coincés dans cette espèce d’aphasie émotionnelle que j’interprète comme la dégénérescence de la réserve traditionnellement encouragée par la culture japonaise mais exploitée et accentuée par la répartition patriarcale des rôles sociaux et l’aliénation des salarymen. Bref, flippant sur le fond mais excellent film!

  2. C’est vrai que les scènes avec les maris/compagnons ne brillent pas par une sorte de spontanéité des sentiments. La visite à la famille de la jeune fille mise enceinte n’est pas mal non plus : le père très rogue, engoncé dans sa posture de paternel en colère mais digne, les femmes qui doivent se courber et s’excuser sans trop savoir de quoi finalement. Il y a finalement un certain plaisir à voir à la fin les façades se fissurer (même si ça reste mesuré).

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.