Gegege no Hitler

Etonnant manga que celui créé par l’auteur de Gegege no Kitaro en 1971 (et publié chez Cornélius il y a quelques années). Très loin des sympathiques yokai de sa série phare, Shigeru Mizuki s’est en effet attaché à retracer la vie d’un autre monstre, moins plaisant celui-là, bien plus réel, Adolf Hitler.

En soi, l’entreprise aurait de quoi déconcerter et n’inciterait pas franchement à se pencher sur son cas, n’était la réputation de l’auteur derrière cette entreprise. Après tout, quelle mouche peut bien piquer un mangaka pour pondre près de 300 pages sur la vie de ce triste sire ? Mais on le sait, l’œuvre de Mizuki ne s’est jamais contentée de la frange fantastico-humoristique de son œuvre représentée par Gegege no Kitaro. Témoins ses œuvres autobiographiques comme Nononba ou Opération mort dans laquelle il relate son expérience en tant que soldat durant la guerre du pacifique. Expérience dont il revint amputé d’un bras et plus franchement porté à suivre un discours belliciste (il ne l’a du reste jamais été).

Du coup, la conception de ce Hitler s’explique simplement : il s’agit de comprendre cet homme qui au bout du compte est le responsable d’une multitude de tragédies dont cette expérience guerrière dans le Pacifique et de ce bras en moins.

Pour cela, Mizuki s’est donné les moyens didactiques pour rendre convaincante son entreprise. Documenté, le manga l’est. Un historien aurait peut-être à redire sur telle ou telle donnée mais n’étant pas spécialiste, j’ai trouvé que ce récit biographique plonge le lecteur dans l’Histoire sans aucunement paraître ridicule. On commence avec les débuts d’Hitler comme artiste-peintre, puis on a le petit caporal, l’agitateur politique, le führer, enfin l’homme malade qui finit par se coller une balle dans son bunker. Avec en arrière-plan la gigantesque machinerie de l’Histoire que Mizuki va s’efforcer de décrire tout en évitant de tourner son récit au pensum. En 280 pages on a une leçon d’histoire qui se tient et qui donnera une idée relativement juste de cette période.

Graphiquement, le travail de Mizuki se tient aussi. Pour donner à son récit un aspect concret et véridique il a dessiné un certain nombre de cases à partir de photographies d’archive. Dès la troisième page, Mizuki attaque son récit avec la conséquence essentielle du règne d’Hitler, à savoir l’Holocauste, planche macabre à laquelle répond quelques pages plus loin des actes présentant une grande messe hitlérienne :.

Mizuki alternera ces planches d’une précision toute photographique avec d’autres de son style bien connu, avec des personnages évoquant davantage des pantins que de véritables êtres humains. C’est assez saisissant au départ de voir Hitler sous cette forme :

Être difforme doté d’une grosse tête disgracieuse au regard vide, Hitler a la personnalité qui va avec. Elle aussi désagréable, elle représente un être capricieux, convaincu de son génie et aux réactions exagérées. Là aussi, peut-être les spécialistes y trouveront à redire dans ce qui peut apparaître comme des raccourcis caricaturaux, il n’empêche que pour cela aussi, on finit l’ouvrage en ayant l’impression d’avoir une idée convaincante, assez juste du bonhomme. En tout cas on se demande au début comment ce personnage qui n’est à tout prendre qu’un sombre imbécile va parvenir à devenir le dictateur le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité. Etape par étape, Mizuki va décrire les différentes métamorphoses du personnage qui, de par des décisions culottées mais non sans intelligence, ainsi que par l’idéologie que l’on connait et qui va lui permettre une ascension irrésistible, va devenir l’être moustachu à l’origine d’une guerre mondiale. A la fin du livre on se sera habitué à son apparence graphique de guignol et il ne fera évidemment plus sourire. Infusés dans la gravité des événements historiques et des cases au style photographique, le style de Mizuki fait oublier son apparence caricaturale pour être pris totalement au sérieux. C’est tout juste si l’auteur s’autorise ici et là une facétie sous forme de clin d’œil à son lectorat japonais :

A la fin, Mizuki n’oubliera pas de décrire la démence toujours plus profonde dans laquelle s’enfonce le personnage, fin dérisoire rappelant finalement combien cet individu est tristement humain. Dans sa manière de le représenter alors qu’il est au fait de sa puissance, Mizuki ne cherchera pas à forcer le trait en le diabolisant. Il essaiera toujours de le présenter le plus justement possible, autant dans ses défauts, ses ridicules, que dans ses qualités (notamment de stratège). Les récitatifs sonnent toujours plus comme appartenant à la voix de l’historien plutôt que du procureur, les actions et les faits parlant de toute façon d’eux-mêmes. Le jugement se fera seulement par le biais de deux implacables constats. L’un pour le peuple juif :

L’autre pour le peuple allemand :

Avec Opération mort, Hitler conclut un diptyque antimilitariste à la fois rigoureux dans les faits, personnel et pertinent au sein d’une œuvre qui s’est souvent attachée à comprendre ce qu’est le mal. Un diptyque d’une grande justesse montrant l’étendu du génie de Mizuki pour le cas où l’on en douterait encore, et qui a toute sa place dans une bibliothèque, aux côtés d’un Maus et d’un Meta-Maus.

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5 Commentaires

  1. Mizuki a toujours su doser avec parcimonie ses contextualisation historiques au sein de récits plus intimistes et humains. C’est aussi le cas dans les tomes de sa Vie de Mizuki.
    Et en effet, comme expliqué dans l’article, les portraits de personnages sonnent toujours justes, même les plus « illustres ».

  2. « …qui a toute sa place dans une bibliothèque, aux côtés d’un Maus et d’un Meta-Maus. »
    Et d’un ‘Hitler ojisan’ de Fujiko Fujio A.

  3. Tiens, la couv’ japonaise d’Hitler :
    null
    Si ça c’est pas du bon goût graphique ! ^^

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