À la recherche de l’amour perdu

Un jour, Asako fait la rencontre de Baku. C’est le coup de foudre mutuel immédiat. Les deux tourtereaux filent le parfait amour jusqu’au jour où Baku, qui parfois a la fâcheuse habitude de partir sans crier gare et de revenir quelques jours plus tard, quitte Asako pour ne pas revenir. Asako part alors d’Osaka pour s’installer à Tokyo. Là, elle fait la rencontre de Ryuhei, jeune salary man ressemblant comme deux gouttes d’eau à Baku. Si ce n’est pas le coup de foudre, les deux jeunes gens se fréquentent puis décident de vivre ensemble. Jusqu’au jour où Baku refait irruption dans la vie d’Asako…

Asako I & II
(寝ても覚めても, Netemo sametemo)
Ryusuke Hamaguchi – 2018

Après Senses et ses cinq heures marathon, j’étais curieux de voir le prochain film de Hamaguchi disposant d’une durée plus raisonnable (deux heures) et utilisant cette fois-ci une approche moins « art et essai dans ta gueule ». Non que je n’ai pas aimé Senses, au contraire, je l’ai beaucoup apprécié et je pense même que je retenterai un jour ses cinq heures, mais il faut bien avouer qu’il y avait dans son étirement narratif, dans celui de certaines scènes (la scène de la lecture de la nouvelle) quelque chose de parfois décourageant et nécessitant d’être in ze mood pour apprécier.

Avec Asako, c’est différent. Ayant entendu dire que le film avait une grande tenue dans sa mise en scène, je n’ai pas tardé à le vérifier moi-même, avec les premières minutes amenant au coup de foudre entre Asako et Baku. Ils se croisent une première fois dans une exposition de photographie. Elle est toute mignonne, tirée à quatre épingles, lui est plus rugueux, en sandales et avec une grossière tignasse. A priori rien de commun entre ces deux-là. D’ailleurs, Asako ne peut s’empêcher de sourire discrètement quand elle voit cet énergumène qui fait un peu tâche dans une exposition du photographe Shigeo Gocho. Néanmoins, elle ne le sait pas encore, mais son sort est déjà scellé. Il est en tout cas annoncé par deux photographies :

 

D’un côté l’image d’un couple paisible, de l’autre celle de deux jumelles, à moins que ce ne soit deux variations d’une même personne. Quand elle jete un regard au jeune homme, Asako est justement en train de regarder cette photo. Déjà, à l’intérieur d’Asako, est en train de pousser une autre Asako, la Asako amoureuse de Baku.

A la sortie de l’expo, elle prend un fascicule sur un présentoir, puis prend l’escalator menant à la sortie du musée. Comme par hasard, elle le prend juste après le jeune homme :

Hasard ou peut-être pas. Une partie de son inconscient l’a peut-être pilotée pour rester à proximité de l’inconnu. Vu l’intensité de son regard film en contre-plongée, alors que le type est en train de fredonner un air, on se dit qu’une cristallisation est en cours. Et ce bête dos qu’elle fixe a beau être banal, il est peut-être déjà pourvu à ses yeux de toutes les beautés. Cependant elle se replonge dans son fascicule. Dehors, ils ont l’air indifférents mais on remarque qu’ils marchent sur la même trajectoire.

Arrive le moment où leur chemin se sépare. Au début du film, on voyait Asako passer par cet endroit occupé par des gamins en train de faire péter des feux d’artifice. Les mêmes gamins y sont toujours.  Alors qu’Asako et l’inconnu sont partis pour prendre deux chemins opposés, ils se retournent subitement l’un vers l’autre, aidés par le vacarme des gosses qui attirent l’attention, même si on a surtout la nette impression que la cause de ce double mouvement de se retourner est à rechercher du côté d’une intuition amoureuse sentant à proximité son double amoureux, selon le mythe de Platon.

Ils n’auront plus qu’à s’étreindre illico, scellant leurs retrouvailles ainsi qu’une unité normalement indéfectible.

Tout cela, Hamaguchi le raconte en quatre minutes absolument hypnotiques. C’est raconté simplement et en même temps avec une photographie et un art de la mise en scène qui subliment une histoire qui n’a rien non plus d’extraordinaire. C‘est l’histoire de la rupture après l’idylle, puis de la tentation de trouver un nouvel amour qui rappellerait l’ancien. Mais il y a dans le traitement de ce schéma, ainsi que dans le choix de l’actrice Erika Karata au  jeu sobre et un peu lunaire, quelque chose qui rappellera autant le Hitchcock de Vertigo, les films de Rohmer ou ceux de Cassavetes, mélange parfaitement réussi et donnant lieu à un film tendant à l’universel et fait pour être apprécié lors de multiples revisionnages tant le film semble truffé d’images riches de sens, d’interprétations. Il ne s’agira pas dans cet article d’être exhaustif (impossible après un unique visionnage) mais de donner quelques exemples, ainsi lorsque Baku et Asako se plantent en moto :

On craint le pire pour eux mais on est vite rassurés quand on voit les deux amoureux s’embrasser à pleine bouche à même le bitume plutôt que de songer à se relever. C’est un accident chanceux dans ses conséquences qui semble accentuer cet aspect indéfectible de leur amour. Plus que jamais ils sont cet « homme-boule » platonicien. Sauf que cet accident qui les réunit sur le bitume préfigure une séparation à venir. On aura la situation inverse plus tard ans le film, à peu près au milieu, quand le double de Baku, Ryuhei, alors amoureux d’Asako mais en proie au rejet de cette dernière (qui est alors consciente du fait qu’en aimant Ryuhei, elle aimerait surtout à travers lui Baku), essaye de la retrouver lors d’une représentation d’une pièce d’Ibsen, il lui est impossible de l’enlacer car la belle n’est tout simplement pas présente dans le public. C’est alors qu’a lieu un accident (un tremblement de terre) qui sera suivi, lui, d’une retrouvaille et d’un enlacement (qui rappellera l’enlacement originel au début du film). Cette fois-ci, c’est Asako qui fait le geste d’avancer la première vers l’être aimé.

Enfin, la scène de l’accident de moto trouve un autre écho à la fin du film quand Asako, après avoir trahi Ryuhei (on ne racontera pas trop les circonstances surprenantes de cette trahison), décide de revenir à la maison pour se faire pardonner. Ce n’est plus Asako II mais Asako I, celle du début du film avant qu’elle ne tombe amoureuse de Baku, celle qui regardait cette photographie et qui a compris qu’elle s’est fourvoyée en ressassant intérieurement l’image d’un idéal amoureux. Ryuhei ressemble à Baku mais n’est pas Baku. Mais Ryuhei est un homme qu’il est bon d’enlacer aussi et avec lequel il est bon de fonder un foyer. Lors de cette scène, c’est moins un accident qu’un incident, celui de la rencontre fortuite entre Ryuhei et Asako, alors que cette dernière erre dans une zone végétale et lui est sur le bitume en direction de sa maison.

On est loin de l’enlacement sur le bitume après l’accident de la photo mais c’est alors qu’Asako I prend son destin en main. Lors de la scène inaugurale, c’est Baku qui était allé au devant d’elle. Là, c’est Asako qui prend la décision d’aller vers lui, de le rejoindre sur le bitume pour tenter d’obtenir son pardon qu’elle désire (mais aussi le spectateur) :

Toujours en rage à cause du mauvais tour qu’Asako lui a joué, Ryuhei, dont le négligé de la tenue n’est pas sans renvoyer à celle de Baku au début du film, prend ses jambes à son cou pour fuir l’enlacement désiré. Là aussi, on songe au moment du début lorsque Asako et Baku sortent du musée en suivant la même trajectoire. L’histoire se répète mais trouvera ici sa conclusion dans la maison de Ryuhei. Il aurait été facile de conclure avec un enlacement langoureux et larmoyant pardonnant tout. Cela aurait été oublié que dans Senses Hamaguchi montrait un goût particulier pour saisir les fêlures au sein d’un couple, fêlures impactant sa trajectoire. Rien ne sera clairement établi sur le futur du couple Asako/Ryuhei. Peut-être vont-il surmonter cette épreuve. Mais cette dernière ne sera évidemment jamais oubliée. Mais le caractère d’Asako, associé à son ultime réplique alors que le couple regarde le paysage à leur balcon, résonne comme l’assurance confiante d’un lendemain qui chante ou du moins, à l’image de Baku, qui fredonne discrètement. A moins qu’elle ne soit le signe d’une persistance de son caractère éthéré toujours tourné vers le rêve de tenir près d’elle l’image évanouie du parfait amant de son passé. Finalement, jusqu’au bout, il ne sera pas aisée de dire si à la fin nous sommes face à Asako I ou II. Ou, pour reprendre l’idée du titre original (Netemo sametemo soit « Même si je dors, même si je suis éveillée »), une Asako endormie pour laquelle la vie conjugale n’est qu’un long rêve restituant les beautés d’un amour perdu.

Hamaguchi n’a que quarante ans. Après deux films magiques réalisés coup sur coup, ça laisse augurer d’une passionnante filmographie. Et en attendant de voir son prochain film, on a le temps d’explorer ses précédents notamment Passion (2008) film de fin d’études et qui sera visible sur nos écrans dans l’année.

9/10

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