Le Propriétaire absent

Si je suis ce que l’on appelle communément un « gros lecteur », je dois avouer que la section littérature de ce site n’est pas la plus pourvue, loin s’en faut. La raison en est toute simple : bien qu’il m’arrive de lire de temps en temps des auteurs japonais, je dois avouer que c’est une littérature qui n’a pas la priorité dans mes lectures. Et puis comme ce site fonctionne sur la base d’un (parfois deux) article par semaine, il faut bien faire des choix et je choisis souvent de causer d’un film que je viens de (re)voir, d’un manga ou d’une expérience vécue lors d’un séjour au Japon, domaines les plus à même de me donner un plaisir immédiat d’écriture.

Bref, assez peu d’articles sur la littérature, donc, mais je ne demande qu’à combler ce vide, vide qui va être justement atténué aujourd’hui grâce à la contribution de Seijoliver, un des membres de la section forum du site. J’avoue que lorsque j’ai créé cette section, le but premier n’était pas d’inciter à écrire des articles pour les réutiliser (il s’agissait avant tout de poster des infos sans me fouler et de discuter avec les quelques inscrits) mais enfin, en tombant sur cette présentation de près de mille mots d’un roman de Takiji Kobayashi, je me suis dit qu’il serait dommage de ne pas le mettre en première page pour faire découvrir l’un de ses principaux romans.

Après plus de 700 articles publiés par votre serviteur, voici donc une exception, un article écrit par un lecteur, et j’avoue que je ne verrais aucun inconvénient à ce que cette exception soit suivie d’autres perles de ce type (avis aux amateurs).

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Il n’y a plus de prolétaires, ni de prolétariat. Portés absents.
Quoi que… En faisant une petite recherche, je suis tombé sur un blog, « Prolétariat mon amour ! » Quoi que, c’était peut-être dans un rêve…
De littérature prolétarienne on ne parle plus, non plus. On utilise, peut-être, le vocable de roman de critique sociale. Cette littérature prolétarienne a fleuri dans les années qui suivirent la révolution de 1917. Bien qu’au Japon, un mouvement existait déjà au début du XX° siècle.
Takiji Kobayashi n’est pas de cette première génération puisqu’il est né en 1903, et c’est dans les années 20 qu’il rejoint ce mouvement. En 1929 paraissent, suivant un premier récit (Le 15 mars 1928 – non traduit), ses deux premiers romans, Le bateau-usine, puis Le propriétaire absent (dont c’est la première traduction française). La publication de ce dernier, dans lequel il dénonce la responsabilité de la banque qui l’emploie dans la pauvreté des paysans, lui vaut d’être renvoyé à peine le livre paru.
Exploitation : toujours. Prolétariat : toujours… car qui trouverait que la situation a aujourd’hui changé, est bien en plein rêve !
Le roman a pour cadre l’île d’Hokkaidô où l’auteur a emménagé avec sa famille en 1907, où il étudiera, travaillera, avant, suite à son licenciement, de vivre à Tokyo, et d’y mourir dans un commissariat sous les coups de la police, en 1933. Hokkaidô faisait alors l’objet depuis la fin du XIX° d’un peuplement massif en vue de son exploitation (forêts, mines, ressource halieutique) et de son développement agricole, par l’introduction de la culture du riz.

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La famille de Ken, jeune homme d’à peine vingt ans, vit pauvrement sur l’île d’Hokkaidô, dans un petit village, situé sur un plateau venteux, non loin d’Otaru, la ville où habitent en majorité les propriétaires des terres agricoles du village. Mais eux sont absents : ne trouvant aucun des bienfaits de la civilisation dans ces villages de paysans, « quelle nécessité y aurait-il eu à vivre dans un endroit pareil ? »

Mais, il n’est pas seulement question de commodité : ceux qui détiennent le capital n’ont qu’indifférence pour les fermiers qu’ils exploitent. Takiji Kobayashi décrit ni plus ni moins le capitalisme qui oppresse ce village et la lutte des classes. Pour lui « tout auteur qui se prétend prolétarien doit d’abord faire sien le point de vue marxiste ». Dans le roman, il utilise l’artifice d’une lettre, qu’un camarade de Ken, Shichinosuke, envoie à celui-ci, pour expliquer la situation. Shichinosuke est parti tenter sa chance à Otaru et travailler à l’usine ; de ce poste d’observation, il décrit un système bien organisé, « bien huilé » : les propriétaires font des affaires, spéculent, entretiennent les meilleurs rapports avec les banques, les chambres de commerce, la police, et, se font élire au conseil municipal. Qu’importe si la famine menace suite aux mauvaises récoltes, qu’importe si les filles du village partent se prostituer en ville, « soutirer tout ce qu’ils peuvent soutirer des fermiers, ils n’ont que ça en tête ».

Ces paysans, ils y ont cru pourtant en cet eldorado : défricher, cultiver les terres d’Hokkaidô pour nourrir -l’argument patriotique ! – la Nation et devenir après quelques années, enfin, propriétaire d’un lopin de terre. Le père de Ken, honteux de ne pas subvenir aux besoins de sa famille, les avait emmené en Hokkaidô, avec cet espoir. Mais il a fallu vite déchanter : les meilleures terres ne sont pas pour eux. Il est devenu ouvrier agricole, et sa femme, comme beaucoup d’immigré-es, de regretter son pays natal où avec un petit pécule elle espérait retourner… La plupart des paysans sont dépassés. Kobayashi insiste sur ce point à plusieurs reprises : sauf quelques-uns (les personnages d‘Abe et de Ban) qui fréquentent les syndicats, lisent, réfléchissent, ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. Les proprios sont rusés pour les canaliser : société d’entraide, association pour les jeunes, tout pour qu’ils n’aillent pas voir les syndicats. Mais isolés, ils s’en rendent bien compte, « on pèse pas lourd ».

Le roman est découpé en 16 chapitres, plus ou moins courts, alternant scène intimiste, dans la famille de Ken, personnage qui constitue le fil rouge du roman, et scène collective. Le village est décrit avec ses exploités, ses « jaunes », et ceux qui vont organiser la mobilisation et porter la lutte, là où sont les propriétaires, dans la ville d’Otaru, avec l’aide de syndicats ouvriers. C’est une des caractéristiques de ce roman – et aussi son objectif politique – l’union des ouvriers et des paysans, leur solidarité et leur lutte commune. Et pour cela la figue de Ken est très intéressante. C’est même dans les scènes avec sa « fiancée », Sada, que se révèle peut-être le plus sa mue, sa prise de conscience. Lui, le garçon modèle aux yeux du propriétaires s’est affranchi de leur paternalisme, de cette harmonie de façade où chacun était convenablement à sa place et dans sa fonction ! Cette coupure s’incarne dans le dialogue de sourd qui s’instaure entre Ken et Sada, qui lui reproche d’avoir changé. Bien sûr qu’il a changé, pas simplement en s’impliquant de plus en plus dans la lutte, mais aussi comme individu.
Si le roman, Le bateau-usine s’ouvrait par ces mots : « C’est parti ! En route pour l’enfer ! », il est aussi question de trajet pour terminer Le propriétaire absent, puisque Ken part pour la ville commencer « son travail au sein du syndicat paysan ».
La lecture du livre est agréable, avec ses scènes courtes, sa galerie de personnages bien dessinées, sa progression dramatique ; équilibré entre son projet (décrire un village sous domination capitaliste) et sa forme romanesque.

Seijoliver

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Le propriétaire absent, suivi de Méthodologie du roman (1931) et d’une postface du traducteur Mathieu Capel. Éditions Amsterdam, collection « L’ordinaire du capital », 226 p.
ps : toutes les phrases en italiques sont extraites du roman ou de la postface.

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