La Tortue Rouge (Michael Dudok de Wit – 2016)

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La rumeur court depuis quelque temps que Miyazaki pourrait une énième fois sortir de sa retraite pour réaliser un nouveau long métrage. Doit-on s’en féliciter ? Franchement, à la vue de son précédent film, je ne sais pas, et quand on sait que cet éventuel prochain film aurait pour sujet le développement d’un court métrage où il est question d’une chenille poilue, on peut se demander si Miyazaki ne tient pas là son film de trop. Une chose est sûre, c’est que le studio s’est offert un bain de jouvence en s’offrant tout simplement les services d’un européen pour la réalisation du vingt-deuxième film (en coproduction avec Wild Bunch et Why Not Productions). Ça fait du bien car les cinq dernières années, avec le vieillissement de ces deux figures de proues que sont Miyazaki et Takahata, n’ont guère été enthousiasmantes. La Colline aux coquelicots de Goro Miyazaki, sorti en 2011, fut certes plutôt  appréciable après un Arrietty qui apparaît avec le recul comme anecdotique. Connaissant les relations particulières entre Miyazaki père et fils, on attendait la réaction du père avec impatience. Las, le Vent se lève, qui devait parachever la carrière d’un des fondateurs du studio avec son personnage principal d’ingénieur d’avion, s’avéra être un film aussi beau qu’ennuyeux. Rarement un personnage principal dans un film de Ghibli aura été aussi falot et incapable de susciter l’empathie (impression accentuée par le choix incompréhensible d’utiliser la voix de vieillard de Hideaki Anno pour l’interpréter). En comparaison, le personnage de Kaguya apparaissant dans le conte de la princesse Kaguya sorti la même année que le Vent se lève, apparut sans peine comme l’un de ces personnages mémorables qu’offre parfois le studio Ghibli, et le film, du lui aussi vieillissant Takahata, finalement digne des attentes que l’on espérait de l’ultime opus du maître même si, là aussi, le film avait un je ne sais quoi déceptif.

La récente émission de la NHK qui a pas mal fait parler d’elle : consacrée à Miyazaki, le vieux briscard y suggère donc qu’il pourrait revenir aux commandes d’un nouveau long métrage.

Et puis arriva Souvenirs de Marnie, film qui, alors que sortait le documentaire the Kingdom of Dreams and Madness, faisait craindre le pire quant à l’avenir du studio Ghibli. N’y avait-il donc pas de salut au-delà de Takahata et Miyazaki ? Fallait-il uniquement compter sur de nouvelles réalisations des deux vieux maîtres, quand bien même ces dernières auraient un peu perdu de la magie d’antan ? Après avoir visionné la Tortue Rouge, la réponse me paraît évidente : non, trois fois non, la force créatrice de Ghibli n’est pas morte et ne dépend pas que de Miyazaki et de Takahata. Adoubé par Takahata qui a découvert le réalisateur par son court-métrage le Moine et le Poisson puis avec Père et Fille, le néérlandais Michael Dudok de Wit s’est vu proposé dès 2006 par le réalisateur du Tombeau des Lucioles et par Toshio Suzuki, le producteur de Ghibli, de mettre au point un projet de long métrage.

Onze années plus tard, le projet sort sur les écrans et le moins que l’on puisse dire est que le résultat est à la hauteur de l’attente. Les films Ghibli ont tous une certaine beauté. Mais là où la Tortue rouge sort du lot pour côtoyer les meilleurs métrages du studio, c’est dans sa manière de capter dès les premières minutes l’attention du lecteur pour lui imposer sa propre temporalité.  Nous voilà en effet avec le personnage principal, échoué sur une île déserte. Le raisonnement en termes de minutes, d’heures, de jours, de mois ou d’années n’a plus lieu d’être pour lui : seul compte un écoulement du temps dégagé de toutes les contingences. Il cherchera seulement une immersion dans ce lieu et dans l’instant présent qui lui permettra de donner un sens à sa vie, voire de lui procurer du bonheur. Ce ne sera pas gagné au début mais assez vite, avec la rencontre de la tortue rouge éponyme, sa vie sur l’île prendra une autre tournure. Pour le spectateur, ce n’est bien sûr pas en années que l’expérience se fait, mais cette dernière est tout aussi immersive tant l’alchimie entre la beauté du graphisme, celle de la B.O. de Laurent Perez del Mar et la narration faisant dans le minimalisme et le symbolique nous emporte avec brio dans ce récit mythique à la fois des origines et de l’éternel recommencement.

Faisant le pari (réussi) d’un film muet se dégageant de dialogues dont on frissonne à l’idée d’imaginer ce qu’ils auraient pu apporter chez quelqu’un d’autre en termes de nunucheries auditives (je pense notamment à l’arrivée du petit garçon), le film nous conte une robinsonnade qui se démarque très vite de sa matrice romanesque originelle. Lutter pour la survie, oui. Mais lutter tout en essayant de reproduire grâce à son intelligence un certain niveau de confort que peut avoir une civilisation policée, c’est ce que ne fait pas le personnage principal. Et encore moins se mettre à lire la Bible, comme le fait Robinson Crusoé. Seule compte une symbiose avec la famille, la nature et l’idée d’une divinité primitive, symbiose dont on comprend qu’elle ait pu séduire Takahata. Car si le film est d’un européen, difficile de ne pas le voir animé d’un certain esprit japonais avec l’histoire de cet homme échoué sur une île déserte (d’un point de vue mythologique, tout part d’une île pour la genèse du Japon) et qui va rencontrer une âme sœur via une divinité animale. On songe évidemment au shintoïsme mais sans non plus que le film tombe dans un mysticisme et encore moins un chamanisme appuyés. A l’image de ces plans épurés où les silhouettes des personnages sont englobés par des paysages bienfaisants par leur simplicité, le film, avec ses personnages très « ligne claire » et dont les yeux ovales ne sont pas sans évoquer Tintin, vise à l’épure, permettant au spectateur de combler de lui-même les vides afin de faire son propre séjour sur cette île qui inscrit en miniature la destinée de chacun, finalement tout comme l’avait déjà fait Père et Fille, mais avec cette fois-ci une mise en résonance de la puissance de la nature inscrite dans la destinée de chacun de nous.

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Sinon, l’amateur de manga ne sera peut-être pas non plus sans songer à Phénix, de Tezuka, avec cette histoire dans laquelle un couple, piégé non par sur une île déserte mais au fond d’un gouffre, parvient finalement à être heureux et à voir l’un de ses enfants, devenu grand et curieux de découvrir le monde, escalader la paroi afin de poursuivre sa vie ailleurs. Ces deux aspects du film (récit édenique d’un côté, récit initiatique de l’autre), se retrouvent lors d’une scène où les deux parents expliquent par des dessins à leur enfant ce qu’est le monde (là aussi, encore une fois bénie soit cette décision de ne pas utiliser de dialogues) :

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Viser à la simplicité en retournant au plus près des bases, de l’essence du récit, sans présenter une histoire boursouflée de péripéties et défigurée par un savoir-faire technique qui s’exhibe à en devenir saoûlant (on restera mesuré concernant ce défaut avec les productions Ghibli, je songe surtout aux machins américains en animation 3D), telle est la leçon de la Tortue Rouge. Même s’il convient de ne pas enterrer trop tôt le père Miyazaki (respect des aînés, quoi !), on reste tout de même circonspect avec cette histoire de chenille poilue qui risque de ne pas peser bien lourd face à la beauté de la tortue rouge. Mais enfin, qui sait si cet opus nippo-européen n’a pas piqué Miyazaki dans son orgueil et ne l’incitera pas à se sublimer afin de fournir un ultime métrage qui fera oublier la déception (je maintiens) de Le Vent se lève ? Affaire à suivre. En attendant, c’est le moment de découvrir la Tortue Rouge qui vient de quitter son île pour rejoindre les étals des magasins avec la sortie cette semaine en DVD et bluray par Wild Side de ce qui constitue pour l’instant le premier long métrage de Dudok de Wit. On croise évidemment les doigts pour que ce ne soit pas l’unique.

8,5/10

 

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2 Commentaires

  1. Je me demande si ce n’est pas Shinkai qui a piqué l’orgueil de Miyazaki, vu que « Your Name » a dépassé tous ses films au box office hormis l’intouchable « Voyage de Chihiro ».

    • C’est vrai, je me souviens des affiches au Japon l’été dernier mais je ne l’ai pas encore vu et a priori c’est un excellent Shinkai. Ajoutons à cela « la Tortue rouge » et un Hosoda régulier dans la grande qualité de sa production (sans oublier la version anime d' »Anna and Alice »), et cela pourrait expliquer un Miyazaki peut-être en mode « don’t fuck with me ! ». Dans tous les cas si on peut s’interroger sur la suite du studio Ghibli, on ne s’inquiète pas trop sur les capacités du cinéma d’animation japonais à fournir encore d’excellents longs métrages.

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