les Salauds dorment en paix (Akira Kurosawa – 1960)

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Lors de ma précédente critique sur Entre le Ciel et l’Enfer j’avais émis l’hypothèse qu’il s’agissait du film de Kurosawa ayant la fin la plus sombre, mais c’était sans compter sur les Salauds dorment en paix, film vu il y a bien longtemps et dont j’avais oublié le sombre dénouement.

On a souvent évoqué le lien qui unit Kurosawa à Shakespeare : le parallèle entre Ran et le Roi Lear ou le Château de l’Araignée et Macbeth. A cela il faut ajouter celui entre les Salauds dorment en paix et Hamlet. Hamlet mais aussi le Cid à travers le choix qui s’imposera au héros à un moment du film ainsi que le Comte de Monte Cristo. On quitte ici l’univers du théâtre pour celui du roman feuilleton mais rien d’incohérent non plus tant les œuvres romanesques de Dumas n’échappent pas à une certaine théâtralité. Rappelons que l’auteur des Trois Mousquetaires, plus connu maintenant pour ses romans, était à son époque un dramaturge important dont les pièces l’emportaient en succès sur celles de Hugo.

Bref, voir les Salauds dorment en paix, sombre film sur la corruption, c’est avoir l’impression d’être autant au cinéma qu’au théâtre, Kurosawa prenant au premier ses moyens d’expression en y ajoutant le perfectionnisme, le souci du détail qu’on lui connait, au second une redoutable construction dramatique et un savant réseau de personnages qui 150 minutes durant vont captiver le spectateur, à l’image de ces personnages :

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Mi sérieux, mi goguenards, ces hommes (des journalistes) regardent un étrange spectacle :

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A travers cette mise en abyme, Kurosawa donne à voir l’exposition de l’intrigue qui consiste en une scène de mariage. Durant dix minutes, retardataires s’abstenir car il faut vraiment s’accrocher pour saisir au vol le nom des principaux personnages et les premiers éléments de l’intrigue. Commençons avec ces trois-là :

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Au milieu le plus important, Iwabuchi, vice président de Dairyu Corpotion, grosse entreprise de construction immobilière. A gauche Moriyama, le directeur général (joué par un Takashi Shimura méconnaissable de bassesse), à droite Shirai, employé de moindre importance sur l’échiquier de Dairyu. Les trois personnages sont réunis comme tant d’autres dans la grande salle de réception pour assister au mariage de Nishi, nouveau secrétaire d’Iwabuchi, et de la fille de ce dernier, Yoshiko, jeune fille douce et fragile obligée de se déplacer avec une béquille à cause d’un accident survenu dans son enfance.

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Tout va bien donc, mais en apparence seulement. Un peu comme pour le royaume du Danemark, il y a quelque chose de pourri dans celui de Dairyu et les journalistes ne se privent pas pour en repérer les failles. Ainsi ce Nishi, cet homme parfait (joué par Toshiro Mifune), n’est-il pas faire en train de faire un mariage intéressé ?  Et pourquoi Miura, le comptable, a-t-il été arrêté ? Plus que le mariage, c’est la véritable raison du déplacement des journalistes qui reniflent un énorme scandale en préparation. Ils n’auront pas de réponses à cette question mais auront malgré tout de quoi se régaler avec l’arrivée d’une deuxième pièce montée commandée par un inconnu :

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Un gâteau à l’effigie du bâtiment de Dairyu avec, fichée à une fenêtre du septième étage, une rose. Allusion morbide à un tragique événement survenu cinq ans plus tôt, le suicide par défenestration de Furuya, un des cadres de l’entreprise. Deux journalistes feront à propos de ce coup de théâtre un commentaire perspcicace :

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 – La meilleure des pièces en un acte !

– En un acte ? C’est que le prologue.

Et de fait, le spectateur va assister à un déroulement dramaturgique qui, de révélation en révélation et de rebondissement en rebondissement, va le mener deux heures plus tard en une impression de Deus ex machina implacable et tragique.

Grosso modo, voici comment je vois les principales étapes du découpage dramaturgique et les liens que l’on peut tisser avec Hamlet ou d’autres œuvres.

PROLOGUE : le mariage

Délit de favoritisme, décisionnaires qui s’en mettent plein la panse, appel d’offre illégal, malversation, détournement de fonds, tels sont les crimes qui planent au-dessus de Dairyu qui apparaît dans cette scène de mariage comme un joli panier de crabes. Clairement ça ne sent pas très bon, tout comme dans Hamlet l’arrivée de Claudius au royaume du Danemark. A cela s’joute l’évocation d’une mort passée à travers une pièce montée qui sonne comme une menace. Dans Hamlet pas de gâteau mais carrément le fantôme du défunt roi Hamlet qui raconte à son fils qu’il a été assassiné par Claudius/Iwabuchi. L’arrivée du gâteau qui fait évidement vivement réagir Iwabuchi fait aussi penser à la scène 2 de l’acte III dans laquelle Hamlet fait jouer à une troupe de comédiens le meurtre de Gonzague dans le but de faire réagir Claudius.

Acte I : vraie personnalité de Nishi

Deuxième coup de théâtre, on découvre que Nishi, le gendre irréprochable, est en fait le fils caché (il n’a pas été reconnu par son père) de Furuya, l’employé qui s’est défenestré. Précisons : qui s’est suicidé sous la pression des huiles de Dairyu dans le but de camoufler un scandale. Dès lors on comprend que l’homme derrière la pièce montée et qui donne anonymement à la police des conseils pour mieux coincer Iwabuchi et sa bande n’est autre que Nishi. Ce côté sous-marin de Nishi, qui se retient avant de porter le coup décisif, rejoint aussi Hamlet qui fait semblant d’être fou pour camoufler sa haine et enquêter sans éveiller l’attention.

Le cynisme et le tempérament meurtrier (expression qui prend tout son sens au fur et à mesure que l’intrigue se développe) d’Iwabuchi offre deux nouveaux exemples dans cette partie avec le suicide du comptable Miura juste à sa sortie de garde à vue (il reçoit un message qui lui demande en gros « de fairer le nécessaire) et celui de Wada, autre cadre à qui on a fait comprendre que son devoir, pour le bien de l’entreprise, était de disparaître. Le cadre choisi pour cela est grandiose : Wada compte se jeter dans le cratère d’un volcan :

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Mais c’est sans compter sans l’arrivée de Nishi qui l’en empêche et qui décide de lui ouvrir les yeux sur la noirceur de ses supérieurs en l’amenant quelques jours plus tard discrètement assister à ses propres funérailles :

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Tandis que Wada voit ses chefs écraser une larme devant l’autel, Nishi lui fait écouter une bande qu’il a clandestinement enregistré dans un bar à hôtesse et dans laquelle on entend Iwabuchi et Moriyama plaisanter sur un suicide qui fait bien leur affaire. Dès cet instant, Wada rejoint Nishi dans son entreprise de vengeance.

Pour ce qui est de la charge sociale, Kurosawa ne retient pas ses coups : « Même les vaches et les porcs sont tués plus humainement ! », dit Nishi à Wada.

ACTE II : Shirai et le fantôme

L’intrigue prend des allures de Fantômas quand Shirai, envoyé dans une banque pour retirer du coffre plusieurs millions de yens, découvre à l’intérieur que la somme a été barbotée et remplacé par cette photo :

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Comme il n’y a que lui et Wada qui connaissaient le moyen d’accéder à ce coffre, ses supérieurs ont tôt fait de le suspecter, d’autant que Nishi manœuvre habilement (il met l’argent dans sa mallette) pour que les soupçons se transforment en certitude. Atteint moralement, Shirai retourne chez lui et découvre stupéfait dans une allée le fantôme de Wada :

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On retrouve ici les motifs du fantôme et de la perte de raison. Nishi essaiera de le manipuler, d’en faire une victime qui mettra au grand jour la crapulerie de ses supérieurs mais échouera. Shirai devint fou mais disparaît rapidement de la circulation en étant envoyé dans un hôpital psychiatrique.

Acte III : Révélations

On est au milieu du film et deux révélations viennent considérablement complexifier l’intrigue. On apprend d’abord que Nishi, bien qu’il ait en un premier temps choisi d’épouser Yoshiko parce que cela allait lui permettre de se rapprocher d’Iwabuchi, éprouve pour elle un réel amour. Wada, saisissant au vol cette information, agira comme une bonne conscience en essayant de lui faire renoncer à sa vengeance. Comment en effet peut-il songer à se venger du père de la femme qu’il aime ? Choix cornélien s’il en est qui n’est bien sûr pas sans rappeler le Cid. Nishi/Rodrigue va-t-il venger son père en supprimant Iwabuchi/Don Gomès alors qu’il aime Yoshiko/Chimène ? D’un côté les responsabilités et les devoirs d’un fils envers son père, de l’autre l’amour d’un homme pour une femme. Comme Rodrigue, Nishi n’hésite pas : Iwabuchi doit y passer.

Deuxième révélation : Moriyama mène une enquête sur Furuya afin de comprendre qui pourrait être la personne qui semble en coulisse tirer les fils pour tenetr de couler l’entreprise. Renseignement pris auprès de sa première femme (avec qui il a eu Nishi), il découvre une photo prise lors de son enterrement :

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Avec, à côté du poteau à l’arrière-plan, un homme qui n’est autre que Nishi ! Dès cet instant l’imposture est découverte : Nishi n’est autre que cet homme qui cherche à atteindre Iwabuchi. Ce moment du film permet de donner de l’importance à un autre personnage :

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Tatsuo

Tatsuo est le frère de Yoshiko et, comme Laërte avec Ophélie, il lui est très attaché, soucieux de la voir heureuse. Aussi, bien qu’impressionné par la droiture de Nishi, est-il inquiet par ses sorties nocturnes qui l’empêche à ses yeux d’être pleinement un bon mari. Quand il apprendra en épiant une conversation entre son père et Moriyama que Nishi s’est sans doute marié dans le but de se venger d’Iwabuchi, il aura une réaction très violente vis-à-vis de lui. Ce ne sera pas la lame trempée dans du poison mais un fusil qui échouera de peu à prendre la vie de Nishi.

Acte IV : Moriyama séquestré

Un des moments du film que je préfère. Entre les deux actes on apprend que Moriyama, l’âme damnée d’Iwabuchi, son Rochefort à lui, a été enlevé et séquestré par Nishi dans le but de lui faire avouer où se trouvent les preuves qui permettraient de révéler au grand jour la corruption d’Iwabuchi.

Ici difficile de ne pas penser au Comte de Monte Cristo avec la captivité du baron Danglars (lui-même joli salaud appartenant aux hautes sphères économiques de son pays). C’est le moment comique avant une fin catastrophique. Comme Dantès à travers son allié Luigi Vampa qui fait cracher à Danglars ses millions en échange d’un bon repas, Nishi, grâce à l’aide son ami d’enfance Itakura (qui évoque aussi l’ami d’Hamlet, Horatio, le seul à survivre à la fin), fait avouer à Moriyama d’importantes informations en échange d’un peu de nourriture. Takashi Shimura est alors extrêmement drôle, évidemment à l’opposé de rôles plus sérieux que Kurosawa a pu lui donner, drôle de bassesse et de contentement dû à une panse bien remplie qui surpasse toute considération de loyauté vis-à-vis de son chef.

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A noter que ce moment constitue aussi un dénouement en ce qui concerne la liaison Nishi/Yoshiko : amenée par Wada sur les lieux (lieu qui offre lui aussi une certaine théâtralité puisqu’il s’agit d’une zone industrielle désertée), elle va prendre conscience de la bassesse de son père. Bien que cela soit dans la mort dans l’âme, elle acceptera l’amour de Nishi et la chute de son père prévue par lui.

Acte V : les salauds dorment en paix.

C’est le moment d’utiliser cette petite fonction qui permet de camoufler du texte. Après, si vous avez bien compris le parallèle avec Hamlet, vous aurez compris que le film de Kurosawa a peu de chances de bien se terminer.

Sans trop révéler le pourquoi du comment, disons que l’on a affaire à un Deus ex Machina qui va précipiter les choses tragiquement. Nishi sera tué et son assassinat sera camouflé en un accident. Il mourra écrabouillé par un train mais symboliquement, il sera avant cela mis K.O. par une seringue remplie d’alcool à 90° (parallèle avec l’épée empoisonnée dans Hamlet). Yoshiko/Ophélie mourra de désespoir et Tatsuo/Laërte, bien que toujours vivant à la fin, sortira définitivement de la vie des autres personnages, écoeuré par les agissement d’Iwabuchi/Claudius. Quant à ce dernier, il ne mourra assassiné pas Nishi. Kurosawa préférera une fin différente mais peut-être plus tragique par son ironie. Vainqueur, Iwabuchi appellera son président pour lui dire qu’il n’y a plus rien à craindre. Mais ce sera pour apprendre que dorénavant, il poursuivra son travail à l’étranger, bien à l’écart des questions importunes des journalistes. Et dans la plus complète solitude puisque Tatsuo lui crachera à la fin sa haine et son mépris. Tout ça pour ça, se dit-on à la fin. On n’a même pas la peine de voir un Iwabuchi ravagé, conscient d’une victoire qui se transforme tout à coup en terrible défaite. Plus fort que le bonheur de ses enfants, plus fort que les respect des lois, nous avons le sacrosaint respect de la hiérarchie et de son corollaire : l’argent. Reste une petite consolation : les somnifères, qu’Iwabuchi se voit obligé de prendre pour bien dormir. On gage qu’il est devenu un salaud qui dorénavant dormira un peu moins en paix.

On respirera un peu plus les années suivantes avec Sanjuro et Yojimbo. Mais Kurosawa reprendra en 1963 sa charge contre la société avec Entre le Ciel et l’Enfer. Avec le recul, il y a dans le kidnappeur du film un peu de Nishi, mais un Nishi encore plus jusqu’au-boutiste dans sa colère envers les riches. Les deux films forment en tout cas un diptique absolument maîtrisé, passionant et d’une noirceur absolue.

9/10

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