Entre le Ciel et l’Enfer (Akira Kurosawa – 1963)

ciel-enfer A l’époque où j’ai vu Entre le Ciel et l’Enfer, mon image de Kurosawa était une image bien arrêtée, composée exclusivement de samouraïs, de ronins et autres shoguns. Autant dire que j’étais alors loin du compte et c’est un peu stupéfait en voyant ce film que je compris que, non, la filmo de Kurosawa ne se limitait pas à des films en costumes et qu’elle explorait volontiers le monde contemporain et ses maladies.

Ainsi ce Tengoku to Jigoku que le récent visionnage du plutôt réussi Prisoners de Denis Villeneuve m’a donné envie de revoir. Et, une nouvelle fois, je n’ai pas été déçu par le programme. Et si cela n’a guère de sens de comparer deux films ayant 50 ans d’écart, difficile de nier à celui de Kurosawa une plus grande richesse. C’est que là où Villeneuve se contente de raconter un rapt d’enfants et une course contre la montre pour arrêter un criminel forcément psychopathe, Kurosawa mélange savamment les cartes et décide de faire de son enquête policière un drame psychologique doublé d’un drame social. Dans Prisoners, le père des deux filles enlevées torture durant tout le film le suspect n°1 pour lui faire avouer où il les a planquées. Basique, bourrin et forcément un brin puant après Guantanamo. Dans Entre le Ciel et l’Enfer, on assiste aux affres et à la transformation de cet homme :

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Kingo Gondo (Toshiro Mifune)

Gondo est l’un des dirigeants d’une grosse entreprise de chaussures. Il y a commencé sa carrière comme simple ouvrier et, trente ans plus tard, doit faire face à la fronde de trois autres huiles qui essayent de changer la stratégie de l’entreprise en privilégiant la fabrique de chaussures de piètres qualité mais destinées à être remplacées plus souvent, ce qui révolte Gondo, soucieux de la qualité et du respect du client. Un peu aux abois, il imagine de réunir une coquette somme en hypothéquant sa maison afin d’être majoritaire dans les parts de l’entreprise.

Payer ou s’enrichir ?

Problème : tout va s’effondrer à cause de ce bonhomme :

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Shinichi, le gamin avec la panoplie de cowboy.

Ce n’est pas son fils mais celui de son chauffeur. Souvent présent à la maison après l’école, il a l’habitude de jouer avec Jun, le fils de Gondo. Vêtu de la panoplie que lui a prêtée son copain, il va être kidnappé quelques heures plus tard par un ravisseur qui évidemment l’aura confondu avec le fils de Gondo. En un premier temps, il appellera l’industriel sans s’être rendu compte de sa bévue et Gondo s’apprêtera à accepter sans conditions le marché du kidnappeur (ne pas prévenir la police et rabouler trente millions de yens). Tout change lorsque Gondo voit son fils arriver sans et sauf à la maison, comprenant qu’il y a eu une tragique (mais heureuse) méprise. Sauvé ! Enfin, non, c’est sans doute ce qu’il croit en un premier temps mais un deuxième coup de téléphone du ravisseur qui a compris son erreur lui signale que cela ne change rien aux termes du contrat, bien au contraire : si Gondo ne lui fait pas parvenir la somme, le fils de son chauffeur mourra.

Dès cet instant un cruel dilemme va ronger Gondo. Soit il refuse et fait l’économie d’une somme cruciale pour dominer son entreprise et assurer l’avenir de sa famille. Mais dans ce cas, adieu Shinichi, sauf bien sûr si la police fait bien son boulot mais cela reviendrait tout de même à jouer à pile ou face la vie du gamin. Soit il accepte mais c’est alors l’assurance d’être battu par les requins de son entreprise et surtout de perdre ses biens qui ont été engagés pour réunir la somme.

Face à ce choix, Gondo choisira d’abord de ne pas payer. Pourquoi lui ? Pourquoi pas un autre riche ? Pourquoi devoir payer pour un enfant qui n’est pas le sien ? A ce moment-là n’importe qui n’aurait qu’à kidnapper le premier enfant venu et lui demander de l’argent ! Le raisonnement n’est bien sûr pas sans logique mais ne trouve aucun soutien auprès de sa femme et des policiers que Gondo s’est empressé d’alerter dès qu’il a compris qu’il s’agissait du fils de son chauffeur (le mettant par là-même en danger si le ravisseur découvrait qu’il a désobéi à sa recommandation).

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Les dos tournés et les mines baissés lui font ici bien comprendre.

Il n’est alors pas sans faire penser à certains personnages d’un autre film de Kurosawa, les Salauds dorment en paix. Gondo est le riche. Ou plutôt le salaud de riche. Egoïste et écrasant volontiers le pauvre si cela est nécessaire pour sa propre réussite. Durant toute la première partie du film, l’action est claquemure dans les murs de belle villa haut perchée sur la falaise, surplombant symboliquement la ville qui s’y trouve au pied et notamment les bas-fonds dans lesquels vit (on le découvrira plus tard), le ravisseur :

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Dans un des plans qui suivent, Kurosawa choisit d’ailleurs de représenter la première apparition du ravisseur à travers l’eau jonchée de détritus qui  longe ce quartier :

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On l’aperçoit à droite. Déjà un début de clé nous est donné pour comprendre ses motifs.

Sa belle villa, ses beaux objets, sa belle épouse en kimono, rien ne semble exister pour lui à part ce petit univers. Cela et son fils bien sûr. Pour le reste, les autres êtres qu’il cotoient, cela n’a pas d’importance même s’il n’est pas non plus à metter au même niveau que ses adversaires aux dents longues et que l’on apprend qu’il est plutôt apprécié par les employés. Reste qu’à l’opposé de Gondo nous avons cet homme :

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Un des flics chargés de l’enquête, archétype de l’homme bon sentant naturellement les choses et incapable de contenir ses émotions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Il sera le baromètre de l’évolution de Gondo et durant la première heure on comprendra qu’il ne porte pas l’homme d’affaires dans son cœur. Tout changera après cette scène :

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Après une conversation tendue au téléphone avec le kidnappeur, Gondo se résout à payer et ouvre la porte de sa baie vitrée, ouverture sur le monde symbolique lui faisant comprendre qu’il ne peut décemment pas se borner à son petit univers. Symboliquement aussi, il est notable de remarquer que le petit Jun est le seul de la famille dans cette première partie à aller sans cesse de l’intérieur à l’extérieur et ce en compagnie du fils du chauffeur de son père. Pas de complexe de supériorité pour lui, tout est naturellement égal, conception de la vie que Gondo va apprendre pour son malheur financier mais aussi pour son bonheur spirituel.

Un riche aimé des pauvres

La deuxième partie est plus conventionnelle, il s’agit de l’enquête menée par la police japonaise pour retrouver le ravisseur. Précisons ici que le criminel l’a particulièrement joué fine en demandant à Gondo de jeter deux mallettes bourrées d’argent à travers la vitre d’un train, à un endroit isolé et sans danger pour lui. Il tiendra parole en libérant le garçon mais sera dès ce moment en sursit tant la batterie de policiers  chargés de l’enquête ne négligent aucun détails et se montrent efficaces dans la progression de l’enquête. Visionnage d’une bande filmée à bord du train et sur laquelle apparaît le ravisseur, repérage d’un détail sonore dans un enregistrement téléphonique ou encore plus spectaculaire, fumée rose qui jaillit de la cheminée d’une usine d’incinération des déchets :

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… qui indique que le criminel y a porté les mallettes pour s’en débarrasser mais sans se douter que les flics y avait inséré une poudre chimique à toute fin utile pour accroître leurs chances de l’identifier.

L’atmosphère est tout à coup moins feutrée, plus poisseuse :

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Ainsi le commissariat, surchargé de flics, de transpiration et autre fumée de cigarettes.

Mais aussi plus humaine, les policiers ayant à cœur d’aider cet homme qu’ils ne méprisent plus et qui s’est décidé à sacrifier sa fortune pour aider l’enfant. D’ailleurs, il n’y a pas que les policiers qui l’estiment, Gondo faisant les titres de la presse et attirant par là même les louanges de tous :

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Et il n’y a pas que les policiers qui l’aident puisque les témoins principaux qui contribuent à faire avancer l’affaire à grands pas sont bien souvent de petites, gens, employés dans la fabrique de chaussure, dans une station de train ou dans l’usine d’incinération :

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Bref Gondo n’est plus un homme riche mais un homme bon. Sans aucun regret pour son sacrifice, il doit cependant faire face aux autres requins qui, évidemment bien étrangers à tout sentiment de respect et de pitié, n’hésitent pas à le piétiner et à le mettre hors course dans sa domination de l’entreprise. Et c’est bien là tout le problème : si Gondo constitue une belle exception, l’ordre du monde n’a en rien changé et prépare tout la force de l’ultime partie et surtout l’ultime plan du film.

 Un homme dans la foule

Dans cette partie, l’accent est mis sur l’identité du criminel. Physiquement, on songe à un mauvais garçon Alain Delon style : même coupe de cheveux, stature élégante, chemise blanche et grosses lunettes noires. L’homme est interne dans une clinique et habite dans un pauvre appartement. Il fricotte par ailleurs avec des marginaux héroïnomanes qui lui ont servi de complices dans le rapt de Shinichi et qu’il n’hésite pas à tuer en leur injectant des doses dangereusement pures. Dans une scène saisissante, on le verra d’ailleurs errer dans « l’enfer » promis par le titre, un cloaque infâme où errent des camés plus proche du zombi que de l’être humain.

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La silhouette du jeune homme y apparaîtra singulièrement inquiétante, cherchant une proie facile susceptible d’effectuer un ordre en échange d’une nouvelle dose. D’une certaine manière, il y a un peu du double inversé de Gondo : lui aussi peut dominer une troupe d’hommes et de femmes en échange de quelque chose. Mais quelle troupe ! On est face à une catégorie de gens que l’on ne soupçonnait pas, et encore moins Gondo bien qu’il l’avait tous les jours sous ses yeux, au pied de la falaise où se trouvait sa villa.

A cet instant le criminel fait certes figure d’incarnation du mal. Il est une bête nuisible, vicieuse et dangereuse qu’il convient d’arrêter et d’envoyer à l’échafaut (ce sera le but des policiers : le pousser à faire la bêtise de trop pour être sûr qu’il n’échappera pas à la peine capitale, le rapt d’enfant n’étant pas un crime assez fort pour la lui valoir). Mais d’un autre côté, il peut aussi faire figure d’un condensé d’aigreur liée aux injustices sociales, aigreur irrémédiable et qui ne pourra rien accepter d’un riche, quand bien même ce riche aurait sacrifié sa fortune pour sauver la vie du fils d’un pauvre.

Impossible ici de dévoiler l’ultime scène, peut-être la fin la plus sombre de toute la filmographie de Kurosawa. En la voyant, je n’ai pu m’empêcher de penser à la fin de Métropolis :

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« Le médiateur entre le cerveau et la main, c’est le cœur. »

Dans Entre le Ciel et l’Enfer le cerveau, qui entretemps se sera doté d’un cœur, se retrouvera bien face à la main. Mais pour ce qui est du résultat…

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 … on aura droit à un constat sans appel entre riches et pauvres.

8/10

Pas de blu-ray dans nos contrées (pour cela il faut aller voir du côté de Criterion) mais une solide édition double DVD chez Wild Side.

 

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3 Commentaires

  1. Quel film encore ! rah, j’ai oublié la fin ….
    Je me souviens d’un bonus dvd avec un assistant qui raconte le perfectionnisme de Kurosawa jusque dans les décors d’arrière-plan. Les phares des voitures à travers les vitres de la maison de Gondo, simulant une circulation intense, sont en fait une création de studio !

  2. « Quel film encore ! ».
    Comme tu dis. Je n’arrête pas de me mater en ce moment des classiques, japonais comme français, et c’est à peu de chose près la phrase qui me vient à l’esprit chaque soir au moment du générique de fin. Et ce qui est bon dans tout ça, c’est que je m’aperçois que je n’ai toujours pas vu Barberousse et Dodeskaden (pour ne citer qu’eux) et que les Salauds dorment en paix et l’Ange Ivre vont être une totale redécouverte tant je n’ai que peu de souvenirs de leur premier visionnage.

    Pour le souci du détail de Kuro, un truc me revient : les lunettes noires du criminel quand il se rend dans le quartier des drogués. Sur plusieurs plans on y voit le reflet d’une source d’une source lumineuse qui donne l’impression dans la pénombre que ses yeux sont comme deux minuscules boules blanches. On a alors l’impression d’être face à un robot, un être qui a perdu toute humanité. Saisissant.

  3. Loin d’avoir vu tous les Kurosawa, mais celui-ci restera surement un de mes préférés. Grosse empreinte dans le cerveau la visite des bas-fonds. C’est vraiment bien de parler aussi d’immenses classi….

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