Bruno Barbey au Japon : de la contestation à la bulle économique


On reprend cette série sur les photographes connus ayant fait des virées au Japon. Aujourd’hui Bruno Barbey, membre officiel chez Magnum depuis 1968, date de « prise de fonction » symbolique puisque le français aura la réputation d’être un photographe de conflits. De fait, il couvrira les événements de l’époque en France, mais aussi au Japon. Et au-delà de ces agitations sociales, beaucoup de guerres (notamment le Viet-Nam) l’amèneront à parcourir les quatre coins du globe.

Reste qu’il semblerait que Barbey ne soit pas forcément d’accord avec cette étiquette de « photograpghe de guerre » qu’on lui a collée. Et lorsque l’on regarde ses photos prises au Japon (de 1968 à 1997), on s’aperçoit rapidement que oui, les joies du consumérisme l’ont par exemple tout autant intéressé.

Petit survol de son œuvre en 5 étapes :

1) 1968 : contestation oblige

Les photos de 1968 mettent surtout l’accent sur des mouvements de contestation estudiantine. Point de grande violence dans les photos de ces manifestations contre le Viet-Nam. Les manifestants dépavent, tiennent de gros bâtons, à la rigueur courent :

 

Mais on est loin de l’image de chaos que certains clichés ont pu véhiculer à l’époque. En fait, l’impression de chaos est moins à chercher dans des gestes de violence, des mouvements de foule spectaculaires que dans une juxtaposition avec les imperturbables lumières de la ville :

 

Imperturbables et comme dominatrices. Dans le cliché suivant, on voit un groupe de manifestants formant une file ondulant comme un serpent (typique de la manière de manifester des zengakuren, les ligues étudiantes d’extrême-gauche) :

 

Pour vivace qu’il soit, le serpent tient à sa peau et attend bien sagement que les voitures passent avant de traverser. On se demande alors si la frénésie n’est pas plus à chercher du côté du foisonnement des lumières au fond plutôt que dans ce qui se passe au premier plan. Comme en filigrane, il y a la facette d’un Japon qui sera prédominante dans les futures photos japonaises de Barbey : celle d’un Japon moderne, insouciant, qui recherche davantage l’amuse que la contestation. D’ailleurs, comme répondant par sa composition à la photo précédente, on trouve ce cliché :

 

Et l’on peut penser que le char ne s’arrêta pas, lui.

1971 : du Noir et blanc à la couleur, du chaos aux loisirs

En 1971, Barbey intensifie ce grand écart entre montrer un Japon qui proteste et un Japon qui s’amuse. Aux manifestants qui lèvent le poing :

 

… répondent les supporteurs d’un match de base-ball faisant le même geste :

D’un côté la violence est exacerbée, beaucoup plus sensible qu’en 1968 :

 

De l’autre la vie, la jeunesse, la société de loisirs semble de plus en plus intéresser Barbey :

Si la jeunesse peut sembler obsédée à l’idée de bousculer l’ordre établi, elle semble aussi simplement vouloir se démarquer d’un monde adulte :

Pas de grosses pancartes contestatrices, juste des vêtements colorés occidentaux. De même dans ce jeune public assistant à un concert de rock :

Très « hair peace » tout cela, pour reprendre le slogan qui accompagnait les séances de « bed in » de Lennon et Yoko Ono. Et à cela on pourrait bien sûr ajouter le célèbre « make love, not war » qui apparaît à travers deux belles photos :

 

Et le Japon traditionnel dans tout cela ? Il apparaît à travers une série sur une cérémonie du thé. Mais le thé importera peu : bien plus intéressants seront les motifs floraux sur les kimonos de deux magnifiques jeunes femmes :

Rare cas de mise en scène chez Barbey. Loin, très loin de l’imprévisibilité des émeutes des Zengakuren. Et très loin aussi du N&B de 1968. A partir de 1971, Barbey privilégiera la couleur.

 

1985 : Time is money… and leasure

Evidemment, dans cette décennie qui achève le miracle économique japonais, on se doute que l’on ne trouvera plus de photos de manifestants mais plutôt de Japonais tout à leurs affaires :

 

Dans cette perspective l’accent est mis sur le gigantisme :

 

Mais aussi sur le côté fourmilière de la vie tokyoïte :

 

La vie montre les prémisses d’une certaine exténuation :

 

Voire carrément d’une misère sociale :

Reste que cette vision pessimiste qui annonce la vision caricaturale à la Edith Cresson reste largement contrebalancée par d’autres photos montrant des Japonais en tant qu’individus et se livrant à leurs loisirs :

 

Loin de montrer un peuple exclusivement obnubilé par le travail, les photos de Barbey, comme il avait commencé à le faire en 1971, nous montre au contraire un peuple occidentalisé (ou plutôt américanisé)  tout à fait capable de mettre de côté le travail pour dépenser des biftons durement gagnés.

1991 : il est frais mon poisson

Assez peu de données concernant l’année 1991. Là, il faudrait avoir accès au disque dur perso de Barbey car pour ce qui est des photos dispos sur le net, rien à déclarer à part des photos prises au marché de Tsukiji. Petite parenthèse ici : si je garde un bon souvenir de ma découverte du lieu en 2004, j’en suis venu à cordialement détester les photos prises dans ce lieu, surtout celles où l’on voit des dizaines de gros thons alignés et attendant leur acquéreur. Vraiment le faux lieu original à photographier. Sûrement neuf et intéressant en 1991, c’est devenu une de ces tartes à la crème photographiques qui ne me font plus le moindre effet. C’est exactement le cas avec les photos de Barbey, même si certaines sont réussi et même si, encore une fois, elles avaient alors l’attrait de la nouveauté.

 

1997 : vers le désenchantement ?

1997 reprendra la dichotomie monde aliénant / mondes des loisirs. Mais sur un mode plus désenchanté il me semble, fin de la bulle économique oblige. Odaiba et le site autour de l’immeuble de Fuji TV donnent en tout cas cette impression. Si certains couples sont souriants :

… d’autres le sont beaucoup moins :

 

A la fois ensemble et sans connections apparentes. Il en va de même avec ces deux gus :

 

… et de ce couple sur une aire de loisirs :

 

D’ailleurs, le temps de cette photo et de celle-ci :

 

Barbey n’est pas sans faire penser aux photos de Bruce Gilden prises lors sa série de Coney Island. Photos prises au culot et ne cherchant pas vraiment à flatter leurs sujets. Tout cela à un degré moindre bien sûr, mais avec le même effet de distanciation ironique. Est-ce vraiment une vision du bonheur ? Surtout, difficile de se garder d’une sensation d’étrange devant ce monde qui juxtapose séance de baignade avec architecture ultra-moderne :

 

… et chien habillé fumant tranquillement sa clope :

A regarder ses photos, je ne suis pas très loin de ressentir la même chose qu’à l’époque où, encore gamin, je découvrais les étranges photos d’un étrange pays dans un numéro de Géo. 30 après les premières photos de Barbey nous montrant au plus près des individus qui en 1968, nous semblaient finalement pas si éloignés de nos propres étudiants, les photos de 1997 nous montrent des personnes elles aussi photographiées au plus près, elles aussi pas si éloignées de nos préoccupations (ici profiter du temps en dehors du travail) mais en même temps très éloignées de nous, à la fois géographiquement et dans sa façon de s’adonner aux loisirs, à la fois libre, exubérante mais aussi ancrée dans un certain conformisme. A l’image finalement de cette photo des passages piétons devant la gare de Shibuya. Les quidams y sont libres mais en même temps cloisonnés par les lignes droites. Et le spectateur de se demander alors s’il en était si différemment des contestataires de 1968.

 

 

 

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3 Commentaires

  1. Toujours un régal de parcourir tes billets sur la photo !
    Dommage pour la taille des clichés par contre :l

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