Henri-Cartier Bresson au Japon : le monde flottant de l’instant décisif

Novembre 1965 : Henri Cartier-Bresson débarque au Japon. Le séjour photographique promet d’avoir un goût politique puisque le pays est alors sujet à des manifestations contre le Viêt-nam mais aussi contre le gouvernement Sato et contre la ratification du traité de paix avec la Corée du Sud. Equipé d’un brassard sur lequel est inscrit en japonais « photographe français », il se mêle aux manifestants et photographie les bagarres entre socialistes et communistes d’une part, et étudiants d’extrême gauche partisans de l’action directe (le groupe dit Zengakuren).

Pour ceux qui ont vu le film de Wakamatsu (United Red Army), on voit assez à quel type de photo on peut s’attendre : des meutes d’étudiants se coursant dans les rues, des casques blancs vissés sur la tête et munis d’impressionnants bâtons en guise d’armes. Ce type de photo a bien été prise. Mais pour ce qui est d’en trouver des traces dans la foisonnante production de HCB, c’est une autre histoire. C’est une chose curieuse car sachant HCB homme de gauche, on pouvait se douter à qui allait être donné sa sympathie dans ces manifestations :

Vraisemblablement pas aux CRS

Et la gêne qu’il a pu ressentir devant le violence de certaines scènes semble avoir été contrebalancée par un sentiment de relativité et de compréhension :

Il est important de dire que tout le Zengakuren n’est pas aussi violent ; ce sont ceux qui ont trop de force à faire sortir d’eux, genre volcan actif – en terme de vulgarisation distinguée ça s’appelle « se défouler ». Faut dire que dans ce pays si conformiste, si respectueux de l’autorité, il faut se mettre à leur place et pas rester à notre place de petits pépères tranquilles, bons bourgeois avertis et repus.

Reste que, lorsque l’on tombe sur des photos prises à cette époque, il faut avouer qu’il est bien difficile de rencontrer cette violence qu’évoque HCB. Sans doute l’était-elle sur les planches contact, mais il semblerait qu’elles n’aient finalement guère été retenues au moment de l’editing. Loin de la brûlante actualité, les photos d’HCB reflètent une bienfaisante plongée dans un pays qui semble offrir mille et une opportunités d’ « instants décisifs » chers à HCB. Contrairement aux photos de Marc Riboud qui louchent du côté du Japon de la ville et des femmes, celles de Cartier-Bresson semblent n’avoir d‘autre fil conducteur que le Japon lui-même ainsi que cette variété qu’il offre, tissant ainsi un vaste réseau thématique fait d’associations et d’oppositions.

Hibiya district

HCP capte des instants, instants qui parfois illustrent des facettes de la société japonaise mais il n’en fait jamais un leitmotiv. Ainsi la photo de ce couple qui se croise sans se regarder et devant cette affiche d’un couple qui s’embrasse pourrait évoquer le classique problème de communication dans la société moderne, ainsi que l’américanisation galopante. Sauf que c’est la seule photo sur ce thème. En fait d’individualisme on tombe ailleurs sur cette photo :

Et pour ce qui est de l’Amérique qui envahit visuellement les murs de la ville, on a sur une autre photos ces affiches, bien japonaises elles :

Mais l’opposition, on la trouve aussi bien sûr dans les compositions. Au foisonnement de cette photo répond ainsi l’épure de cette scène au sommet du mont Aso :

Epure qui va parfois jusqu’à se contenter de simples formes comme dans ce moment capté dans un temple de Kyoto :

Par ailleurs les foules attirent l’œil du photographe par leur foisonnement et la répétition de formes géométriques (pantalons blancs et chapeaux tressés) :

Mais l’individu le fascine tout autant (rappelons ici combien HCB, en plus d’être un maître de la photo de rue, était un excellent portraitiste) :

Homme qui se donne ici à voir, mais aussi hommes et femmes qui se manifestent à travers une présence qu’il faut décrypter, que l’on ne saisit pas instantanément :

Présence même parfois cachée, camouflée derrière un réseau naturel…

 

… quand elle ne tend pas à l’abstraction géométrique :

Dans tous les cas, c’est un Japon sans laideur que nous offre HCB. Hiroshima ? L’occasion de nous montrer une belle perspective du jardin de la paix avec deux artistes en herbe au premier plan :

Un enterrement ? L’occasion de livrer sa photo la plus connue prise au Japon :

Un instant décisif par excellence, celui qui a capté quatre femmes à quatre endroits et dans quatre attitudes différentes, semblant tourner autour d’un calicot sur lequel est écrit « funérailles ». En regardant cette image, je me plais à penser qu’HCB était dans son style le maître ultime puisque même la mort, pourtant réputée pour ses caprices et son imprévisibilité, semble ici se plier, docile, au Leica du maître pour lui offrir une fraction de seconde aussitôt transformée en éternité.

HCB a raconté que Gandhi, alors qu’il feuilletait en, sa présence un de ses livres, se contentait de murmurer devant ses œuvres « la mort… la mort… la mort… » (parole peut-être malheureuse car son assassinat intervint juste après sa rencontre avec HCB !). Grief à propos de la photographie bien connu et compréhensible. Reste que, devant certaines compositions, je pense notamment celle montrant de jeune danseuses répétant dans une sorte de boite en pleine nature, sorte de double, de métaphore du boitier de l’appareil, devant elles donc il bien difficile parfois de ne pas se dire…

La vie… la vie… la vie…

Lien pour marque-pages : Permaliens.

8 Commentaires

  1. Monsieur "Ho oui" ! ^_^"

    Tiens, un « Monde flottant » c’est aussi le titre d’un docu réalisé par Romain Slocombe dans les années 90.

    Comme à l’accoutumé encore un très bon article.

  2. Exact. Docu assez rare d’ailleurs, je n’ai jamais pu mettre la main dessus et encore moins le voir sur le net.

    • Je tombe par hasard, bien après la bataille, sur cet article.
      Si le documentaire « Monde flottant » t’intéresse toujours je peux te mettre un lien, je viens de le recroiser au fond d’un disque.
      Dis-moi comment.

      • « Si le documentaire « Monde flottant » t’intéresse toujours »
        Complètement ! Je pense que le plus simple est de l’uploader sur Dropbox ou mediafire. Tu peux m’envoyer le lien via la page contact au-dessus ou balancer le lien dans les commentaires. Je pense que d’autres seront certainement intéressés, à toi de voir. Grand merci pour cette proposition inespérée en tout cas (depuis le temps j’avais limite oublié l’existence de ce docu).

  3. Voici le liens pour « Un mode Flottant » de 1995

    http://www.multiup.org/download/62e709e75b3da767a3d5ad3d0dad45fb/UNMOFL1995.7z

    Avec des morceaux d’araki dedans.

    • Oh my god ! L’opportunité de voir cette rareté a failli se transformer en ratage complet du fait d’une faille technique ! 😉 Mille mercis en tout cas d’avoir persisté et attiré mon attention sur le problème. Je m’en vais mater ça ce soir après le match entre Djokovic et Nishikori.

      • Je suis content, pour une fois que c’est moi qui peux faire plaisir.
        Heu… et vive la Kpop, on ne sait jamais.

        • T’inquiète pour la Kpop, c’est loin tout ça. Me fait d’ailleurs penser qu’il faut que je reuploade d’anciens articles Drink Cold sur le sujet.

Répondre à pasabreAnnuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.