Marc Riboud au Japon : it’s a woman’s woman’s woman’s world

L’année dernière avait circulé en France une belle exposition consacrée aux photos de Marc Riboud prises en Asie. La part belle était faite à la Chine, mais quelques clichés pris au Japon m’incitèrent à faire des recherches sur les séjours du bonhomme là-bas. Et il en ressort une image du Japon pas inintéressante. Bien dans son temps finalement puisque nous sommes en 1958 (les autres photos prises par Riboud lors de voyages ultérieurs sont plus rares) et le Japon a manifestement d’autres chats à fouetter que de ressasser un passé douloureux. Dans ces photos, pas de ruralité ni de somptueux paysages. Ou alors, si l’on se trouve hors de la ville, c’est pour montrer ce genre de scène :

Très préhistoire de l’otakisme comme photo. Il s’agit en fait d’un rallye photographique à Karuizawa. Certes un petit coin de nature. Mais surtout une effervescence artistico-technologique. Les armes ont été remisées depuis belle lurette au placard, ce sont d’autres joujoux qui vont maintenant accaparer la fièvre consumériste d’un peuple Japonais en pleine prospérité après la fulgurante reconstruction d’après-guerre. Une autre photo va dans le même sens :

Kamakura

Là aussi, impression d’être dans la préhistoire, cette fois-ci du tourisme de masse. Pas de foule impressionnante ici, mais une famille venue se faire tirer le portrait devant un monument historique. La puissance artistique de la statue importe peu en elle-même. Ce qui compte, c’est la juxtaposition proche au premier plan / monument derrière, la photo souvenir qui leur dira : « voilà, Kamakura, c’est fait, on y est allé, on a la preuve, passons maintenant à une autre destination ». Bien des années plus tard, en 1982, Riboud photographiera bien un petit coin de nature :

… mais ce sera pour photographier une femme qui n’est pas japonaise puisque cette grand-mère n’est autre que Marguerite Yourcenar.

Non, chez Riboud – et finalement comme plein d’autres photographes – c’est très clair : le Japonais est avant tout à associer à un milieu urbain :

Riboud réutilisera plus tard lors de ses séjours en Chine le motif de l’enseigne ou de l’affiche publicitaires qui écrase le passant. Et l’on obtient ici, avec les kimonos et les geta au premier plan, les prémisses de ce que sera plus tard LE topos du Japon, à savoir l’association moderne/traditionnel.

Prémisses aussi d’une américanisation galopante :

Américanisation qui déjà ne s’embarasse pas de savoir s’il est judicieux ou non d’afficher des messages publicitaires en anglais :

Dans toutes ces photos, vous aurez remarquez l’absence des hommes, ou plutôt la forte présence des femmes. Dans un face à face, l’homme n’a pas l’air à son avantage :

Devant un beau corps féminin qui se donne à voir, c’est une hébétude inexpressive qui domine :

Tient-il une femme dans ses bras qu’il s’agit en fait d’un demi mannequin et la posture évoque un simulacre grotesque d’agression :

Et quand il devrait être le principal sujet d’une photo, il se noie finalement dans le flou, le photographe préférant faire la mise au point sur une enseigne lumineuse :

Enfin, quand le chef de la gent masculine est représenté (chef évidemment plus symbolique que réel),

Hirohito

… c’est pour le surprendre comme n’importe quel quidam à la sortie de l’escalier d’un stade. Aucune connivence particulière entre l’empereur et le photographe, on devine que celui-ci a pris la photo sans demander l’autorisation  Composition intéressante en ce qu’elle nous montre un empereur coupé au niveau des mains et pris en plongée : l’ex grand homme paraît bien frêle.

À côté, les femmes frappent par leur quasi-omniprésence sur le bitume tokyoïte :

Habillées en kimono ou à l’occidentale, belle ou laide, jeune ou vieille, avec ou sans enfants et dans la plupart des cas expressives, elles apparaissent comme le leitmotiv obsessionnel du photographe. Et aux mâles à gros objectifs de la première photo de cet article, répond cette photo :

On remarque aisément le reflet de Riboud lui-même, braquant son leica sur une vitrine où se prélasse lascivement un corps fantomatique. Curieuse image car on a du mal à expliquer la netteté des chaises d’un côté et le flou du corps de l’autre. J’imagine que Riboud se trouvait en fait à l’intérieur d’un magasin, mais même avec cette hypothèse, pas simple d’imaginer parfaitement comment étaient organiser les différents éléments pour donner cette composition. Dans le coin supérieur gauche, une tête de femme renversée, comme extatique, finalement en parfaite association avec la posture du corps. On a l’impression ici d’une composition de type représentation mentale. Le corps allongé, parfaitement centré, au milieu d’une scène urbaine, devient le centre d »intérêt, peut-être pas de tout mâle, mais en tout cas du photographe. Du reste, Riboud fera un livre sur son séjour au Japon, livre qui ne s’intitulera pas « Impressions de voyages » mais Femmes du Japon. J’ai assez rabâché dans  les pages de ce blog une association  récurrente qui m’a toujours frappé dans mes promenades urbaines au Japon, celle liant le bitume, le béton, les fils électriques tous ces éléments donnant une laideur photogénique aux rues japonaises d’une part, à la chair de l’autre, celle de ces Japonaises qui apparaissent comme le contrepoint idéal omniprésent de cette laideur.

Dans le Tokyo de Riboud, que l’homme soit endormi ou non, la femme semble toujours occuper ses pensées :

Et même lorsque l’homme n’est plus représenté dans l’action, la trace qu’il laisse de sa présence est tout aussi révélatrice de son esprit :

Et dans l’action captée sur le vif, il en va de même :

Dans ces conditions, on imagines volontiers que les quartiers chauds ont été la conclusion nocturne et logique des déambulations de Riboud. Ce fut le cas mais ici, point d’ambiance poisseuse et cradingue (quoique joyeuse) annonçant le travail d’Araki. Quelqu’un qui a écrit « J’ai toujours été sensible à la beauté du monde plutôt qu’à la violence et aux monstres » pouvait difficilement montrer autre chose qu’un Toyko glamour plutôt sage :

Un derrière joufflu à moitié montré à gauche, une flèche suggestive à droite, pas de quoi se fouetter les sens. Et quand le haut est montré…

… eh bien c’est pareil. Et si par hasard la composition touche à l’érotisme…

… c’est pour montrer les photos d’un autre. Quant aux relations homme/femme dans ce genre de milieu, les seules photos sur ce thème nous montrent des serveuses sexys servant à boire et donnant une petite caresse affectueuse sur le tête d’un G.I. apparemment beurré. Sur le cliché suivant, je n’ai pu m’empêcher de faire un parallèle avec la première photo de l’article :

Et à l’observateur de se demander qui de l’homme ou de la femme domine l’autre. En fait il ne se le demande pas longtemps tant le parterre de photographes frénétiques devant une simple croupe est éloquent. Le Japon de Riboud est un Japon féminin parfaitement à l’aise dans la nouvelle donne de son occidentalisation. Et même s’il est domibné, l’homme ne semble pas s’en porter plus mal que cela. Après tout, l’ home sweet home a quand même su conserver de solides résidus de l’ancienne domination patriarcale :

Très prochainement, après Moto et Shamisen, je reparlerai à nouveau de grosses cylindrées :

Grosses cylindrées aussi bien de chair que de métal. Stay tuned.

Lien pour marque-pages : Permaliens.

32 Commentaires

  1. Superbes photos et le texte vient à point les dévoiler.

  2. Merci.
    Ça a vraiment été une belle découverte que cette expo sur les photos de Riboud en Asie. Et celles sur la Chine sont tout aussi excellentes dans un autre style : pas vraiment une société portée sur le bonheur de la consommation, mais une qui essaye de survivre dans le travail. Et les danseuses de music hall japonaises bien glamour laissent alors la place à des prostituées dans des rues sordides. Vraiment à voir.
    Pour le recueil «Femmes du Japon» j’ai omis de préciser qu’on ne le trouve maintenant que dans une version néerlandaise (chère) :
    null
    Je ne sais d’ailleurs même pas s’il y a eu une édition française.

  3. ah parfait

    je file à la Tate modern ce week-end 😉

  4. ben oui!

    je suis pas peu fier de moi : dans la vidéo interview postée par la Tate on voit Moriyama quelques secondes dans sa planque préférée de Shinjuku. Ca m’a pris du temps mais j’ai réussi à localiser le boui boui en question grace à google street view…

  5. La Tate a bien fait les choses avec ce petit docu : court mais très instructif pour celui qui ne connaîtrait pas Moriyama.
    Par contre, pour le boui boui en question que l’on voit à 2:59, je ne vois pas du tout (après je suis loin de connaître Shinjuku comme ma poche). Sur google map tu peux en trois fois rien de temps faire un repérage précis avec les coordonnées du lieu et fabriquer un lien pour que tout le monde en profite. Si tu as le temps, n’hésite pas à balancer le lien, je suis toujours curieux de remettre le nez via street view à des endroits où je suis allé.

    • ça m’a pris une bonne heure pour trouver lieu; le docu ne donne aucune indication du lieu si ce n’est shinjuku. Le nom du restau apparaît 2 secondes pour qui est attentif. J’ai commencé par là et j’ai tiré le fil. La rue n’est pas googlisée mais le parking qui fait face oui!
      alors voilà c’est bien parce que c’est toi!

      Agrandir le plan

      • « ça m’a pris une bonne heure pour trouver lieu »
        La même chose m’arrive parfois quand je me mets dans le crâne l’idée de retrouver coûte que coûte un endroit. Parfois agaçant mais surtout plaisant en fait, surtout quand on met enfin l’oeil sur l’endroit. Là, franchement chapeau! fallait aller le trouver ce bar, dans cette rue complètement banale. Sacrée tanière que le père Moriyama s’est trouvé là ! Bon, j’ai beau déambuler dans Shinjuku avec l’espérance de tomber nez à nez sur lui (après Jim O’Rourke à Harajuku, tout peut arriver), je sais pas si je me risquerais à aller y boire un verre dans l’espérance de le rencontrer.

        • maintenant que tu as l’adresse plus d’excuses!

          • Ma foi, on verra. Mais si incursion il y a, ce sera après le bar La Jetée, aussi à Shinjuku.

            • la jetée trop mainstream; je doute que cette planque soit aussi connue que la jetée…

              • La Jetée a sûrement perdu son côté confidentiel depuis belle lurette mais pas totalement puisque tu vois, je n’ai découvert son existence que cette année grâce à un lecteur (et c’est pourtant pas faute d’être attentif à ce qui touche de près ou de loin au sieur Marker).
                Méfie-toi quand même : une planque pareille dans un quartier comme Shinjuku, c’est forcément un peu suspect. Faudrait voir à pas tomber sur d’anciens potes yakuzas de Wakamatsu (que le Très Haut l’ait en Sa Sainte Protection) et qu’ils te chouravent tes beaux photobooks prêts à être dédicacés !

  6. Olrik, tu as déjà jeté un oeil sur le Gangs of Kabukicho de Watanabe Katsumi ?

  7. Pas sur Android, c’est une galère sans nom.
    C’est une révolution qu’ils disaient…

  8. Magnifiques les photos. Merci de les faire partager.

  9. J’ai trouve la version US du Femmes du Japon. 80€ alors que je l’ai vu à 450 chez un bouquiniste à cardinal Lemoine…

  10. Trouver la version US de Femmes du Japon pour 70€ alors que je l’avais vu à 450 chez un bouquiniste parisien…

    • Effectivement pas mal. Ça reste un peu cher pour moi mais j’imagine que pour un collectionneur enfiévré de photobooks ça doit être une super bonne affaire. En fait je ne m’y connais pas trop pour ce qui est des prix pratiqués ici et là. Quand je vois ce qu’on peut trouver sur book-off et l’Amazon japonais, en comparaison des prix souvent prohibitifs trouvés sur ebay, je suis assez circonspect quant au marché de ce type de livre.

      • Si tu regardais les sites des bouquinistes japonais tu serais encore plus circonspect!

        Le livre de Riboud n’est pas à proprement parler un photobook, c’est un format poche avec texte illustres de photo.

        • Tiens, si tu as juste un nom de site jap’ à conseiller, le plus intéressant niveau contenu et prix, ce serait lequel ?
          Pour le livre de Riboud, le texte est de lui ? Intéressant ?

          • Je préfère égoïstement garder mes sources d’approvisionnement, disons juste qu’en sachant manipuler kanji et Google japan on trouve tout 😉

            Le texte est de Christine Anthony.

            • Oh, y’a pas de mal, je comprends. En fait, comme ma belle-doche envoie régulièrement des colis à la maison, j’en profite toujours pour commander sur l’Amazon japonais ou book off et faire livrer à son domicile un ou deux livres qui seront réexpédiés. Après, c’est vrai que j’ai quelques scrupules à faire livrer chez elle des livres aux couvertures suggestives (genre « ipy girl ipy » ou certains livres d’Araki) et qu’un bon web shop japonais avec des frais de ports très raisonnables pour l’Europe ça m’intéresserait. Mais ça, j’ai comme l’impression que ça n’existe pas.

              • Je commande tous les 2/3 mois, en envoi EMS et ça revient toujours moins cher que d’acheter localement ou par eBay/Amazon. Le choix n’est surtout pas le même.

                Cela étant dit c’est toujours irremplaçable de toucher avant d.acheter. Comme le 28 girls de Shinoyama que j’ai acheté hier des mains du gars de a japanese book revenu s’installer en France.

                • En gros, quand tu commandes trois livres, ça te revient à combien en frais de ports ?

                  • Environ 50€ par EMS. Et attention de passer au travers des droits de douane.

                    • Ah ouais quand même. Damit ! Je crois que je vais me contenter des livraisons chez belle-maman avec envoi trimestriel à domicile. Et des achats massifs lors de mes voyages là-bas.
                      Sinon tu as raison : rien ne remplace le fait d’avoir le livre entre les mains avant de l’acheter. Jusqu’ici j’ai plutôt eu de la chance dans mes achats sur le net, mais il y a évidemment eu aussi des déconvenues. Pas forcément au niveau de l’état des livres. Plutôt par rapport au contenu (plus de texte que de photos par exemple).

  11. Un ami chinois de la chine m’a offert la suite de livre retraçant son voyage de l’orient à l’Asie (dont le Japon et les photos ici présente)

    Les photos sont superbes. J’engage qui n’en veut de ce procurer d’urgence ces ouvrages.

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